Inhumaines conditions : Combattre l intolérable
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Français

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Inhumaines conditions : Combattre l'intolérable , livre ebook

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Description

Plus jamais ça ! Comment expliquer qu’à un moment nous ne supportons plus ce qui nous paraissait encore acceptable peu de temps auparavant ? Pourquoi ce qui était considéré comme normal devient-il soudainement intolérable au point que nous décidions de nous y opposer ? Cela tient au fait que ce qui nous était invisible, imperceptible, pris dans un ensemble d’habitudes et de lâches concessions, devient à nos yeux indigne de ce que nous nous représentons comme la condition humaine. Ce sont ces prises de conscience brutales qui expliquent les progrès accomplis par nos sociétés vers une condition plus douce et plus juste faite aux individus et notre engagement pour que les choses changent. Comment alors faire reculer la violence ? D’abord en l’exposant partout où elle se manifeste, en la rendant visible autour de nous, dit le philosophe Marc Crépon : dans le monde du travail, de la justice, dans notre relation à nos proches ou aux animaux… En montrant ensuite ce qu’elle a d’intolérable dans la manière dont elle détruit l’image que les individus ont d’eux-mêmes tout comme les relations qu’ils entretiennent entre eux. Tel est l’unique ressort d’une lutte contre la violence. Car il ne suffit pas d’en avoir conscience. Si la violence doit être combattue, c’est parce qu’elle détruit à chaque instant le monde dans lequel nous vivons en le rendant, au sens propre, du mot inhabitable, inhumain. Marc Crépon est philosophe, directeur du département de philosophie de l’École normale supérieure (Paris). Il est l’auteur de La Vocation de l’écriture (Odile Jacob, 2015) et de L’Épreuve de la haine (Odile Jacob, 2016). 

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 24 octobre 2018
Nombre de lectures 0
EAN13 9782738146328
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0850€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© O DILE J ACOB , OCTOBRE  2018 15, RUE S OUFFLOT , 75005 P ARIS
www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-4632-8
Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
Pour Rodica, Elena et Stefan.
Avant-propos

« Je voudrais que nous arrivions à faire un film qui soit une poignée de main. »
Luc D ARDENNE 1 .

– I –
Ce sont deux femmes que distingue leur façon de se battre pour conserver ou retrouver un emploi leur assurant un minimum d’estime de soi et de confiance dans l’avenir, ce minimum qui permet d’avancer dans la vie. Le ton de la voix, l’allure de leur pas nous révèlent tantôt leur colère, tantôt leur désarroi ou leur détresse et toujours leur égarement. Elles se heurtent à plus d’une loi : celle des hommes qui décident de leur sort et celle de la société qui a cessé de les protéger. La première s’appelle Rosetta. On l’aperçoit de dos, alors que, poursuivie par les vigiles, elle traverse, furieuse, la salle des machines pour demander des comptes à l’employeur qui a mis fin à sa période d’essai. Elle sera molestée et expulsée de l’entreprise. Nous la suivons alors, le corps en souffrance, dans la quête éperdue d’un travail qui lui procure, ainsi qu’à sa mère, une femme alcoolique que les aléas de la vie ont conduite à vivre d’expédients dans une roulotte de fortune, des moyens d’existencedignes. Une vague lueur d’espoir apparaît dans sa vie par la grâce d’une amitié naissante. La porte d’une fabrique de gaufres s’ouvre, qui lui fait dire : « J’ai trouvé un travail, j’ai trouvé un ami, j’ai une vie normale, je ne tomberai pas dans le trou. » L’issue cependant aussitôt trouvée est aussitôt barrée. Réduite à n’être qu’une variable d’ajustement, elle se heurte au mur des réponses qui font le lit de la désespérance : « On a déjà une réserve de recrutement ! », « Ce sont des bénévoles qui font le travail ! » Aucune solution ne se présente. C’est alors que vient la tentation du meurtre, à laquelle elle résiste in extremis . Trahissant son nouvel ami pour prendre sa place, elle commet une faute qui pourrait sembler irréparable si, rongée par le remords, elle ne finissait par renoncer à l’emploi injustement acquis.
La seconde s’appelle Sandra. L’image récurrente qu’on retient d’elle est sa consommation excessive d’antidépresseurs. Elle peine à se lever, à sortir de sa chambre, à rejoindre son mari et ses enfants pour partager les repas. On découvre, chemin faisant, qu’elle se relève visiblement d’une longue maladie qui l’a tenue éloignée de son travail. Au moment de reprendre son poste, elle apprend que ses collègues se sont vu imposer le dilemme suivant : il leur a fallu choisir entre lui permettre de retrouver son emploi ou obtenir pour leur compte une prime de 1 000 euros. Un premier vote a eu lieu. Seuls deux d’entre eux ont renoncé à leur prime. « C’est comme si je n’existais pas. Je ne suis rien, je ne suis rien du tout », conclut-elle. Grâce au soutien d’une amie, la jeune femme obtient, contre l’avis hostile du contremaître, qu’il soit procédé à un second vote après le week-end. Elle dispose alors de deux jours et une nuit pour les convaincre de la soutenir. On la suit donc dans son marathon épuisant, se faisant violence pour demander à chacun de changer son vote. C’est d’abord sa dignité qui est mise à mal. Il lui faut lutter contre la tentation d’y renoncer. « Chaque fois, dit-elle, je me sens comme une mendiante ou une voleuse. » C’est ensuite la solidarité. Car les réactions sont variables et partagées, sombres ou lumineuses. Tantôt fuyants ou honteux, tantôt brutaux et agressifs, les paroles qu’elle reçoit, les signes qu’elle recueille ont pour toile de fond l’insécurité de la vie, situation partagée par tous les protagonistes de l’histoire. « 1 000 euros, dira l’un, c’est un an de gaz et d’électricité. » Et les autres de renchérir : « Sans la prime, on ne s’en sort pas ! »
Les cinéphiles auront reconnu dans cette rapide évocation deux des films des frères Dardenne, Rosetta et Deux jours, une nuit . Ils donnent à voir ce qui la plupart du temps échappe à nos regards, alors que nous l’avons sous les yeux : la violence accrue des conditions d’accès à l’emploi, le caractère impitoyable du monde du travail. « Ils pensent, résume Sandra, que quelqu’un qui était malade, il n’est plus aussi performant. » Nous avons conscience assurément de cette dure réalité, nous pouvons citer des noms familiers, raconter des histoires, et même produire des statistiques. Mais sommes-nous certains de percevoir, à leur juste mesure, ce que de telles situations ont d’intolérable ? Nous vivons certes avec la violence de ces conditions. Nous ne pouvons pas dire que nous n’en percevons rien ni que nous n’en sommes jamais indignés, mais nous nous en accommodons. Il subsiste ainsi la plupart du temps un décalage troublant, quand ce n’est pas un fossé désespérant, entre la conscience diffuse que nous avons de cette réalité et notre capacité à construire un discours et engager une action qui témoignent d’une volonté, individuelle et collective, de ne plus l’accepter. C’est pourquoi l’éthique et la politique exigent, pour se rejoindre, l’extension de nos facultés : la sensibilité, l’imagination et l’entendement. Elles s’articulent l’une à l’autre, dès que nous sommes en mesure d’admettre que, quoi que nous en pensions, nous restons encore insuffisamment sensibles à la violence qui nous entoure, nous n’en imaginons pas assez les conséquences morales et sociales, et, pour finir, nous n’en tirons pas les conclusions, en forme de refus, de résistance ou de désobéissance, qui devraient s’imposer.
Il n’est pas exagéré dès lors de considérer que les pouvoirs de la littérature et du cinéma sont de suppléer ces défaillances. Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins ! Cela ne signifie en aucun cas qu’ils imposent une vision ou qu’ils donnent une leçon didactique. Ils permettent juste de voir autrement et davantage, rendant visible l’invisible, imaginable ce que nous n’osions pas ou ne voulions pas imaginer et qui pourtant est bien réel. N’est-ce pas cela qu’offrent Rosetta et Deux jours, une nuit en attachant leurs spectateurs à l’unicité de l’existence des deux héroïnes, à la singularité irremplaçable des mouvements de leurs corps, au timbre de leurs voix, à la profondeur de leurs regards, à la détresse de leurs pas ? Le monde du travail comporte, aujourd’hui comme hier, mais différemment, des ferments de destruction intime. Lorsque ses conditions ont pour effet de ruiner la confiance d’hommes et de femmes en nombre croissant dans leur capacité à se voir reconnus par la société une valeur et une place méritées, ce n’est pas seulement leur rapport à soi qui s’en trouve affecté, parce qu’ils cessent de savoir et de pouvoir s’aimer eux-mêmes, mais la relation aux autres, l’amour, l’amitié, la bienveillance qui s’en voient compromis. Aussi Rosetta et Sandra sont-elles filmées au bord de la rupture et de l’effondrement. Et ce qui menace à chaque instant de se rompre, sous l’effet de conditions politiques injustes, c’est l’ensemble des relations morales qui font le tissu de l’existence.
On accordera sans doute que la violence subie, qui touche au chômage de masse, a ses raisons économiques et politiques. Il n’en reste pas moins qu’il y aura toujours quelque imposture à traiter de ces raisons sans tenir compte, comme c’est trop souvent le cas, de leurs conséquences destructrices, dans toute leur étendue. Car ce que la violence brise ne se laisse pas mesurer à l’aune de ces motifs. Voilà l’intolérable que les cinéastes nous donnent à voir – celui-là même que, quelques années auparavant, dans des notes prises au jour le jour, Luc Dardenne pouvait décrire comme « l’état rugueux, brut, imprévisible, tendu (l’économie à flux tendu) de la réalité actuelle 2  » ! Les conditions que la vie impose à ces deux femmes, comme à leur entourage, sont inhumaines, parce qu’elles font faire et dire brutalement aux uns et aux autres des choses qui mettent leur « humanité » en désaccord avec elle-même. La concurrence mortifère qu’imposent les dogmes d’une économie ultralibérale, le travail payé au moindre coût, la hantise de la précarité en ont raison. Rosetta trahit son seul ami, après avoir été tentée de le laisser se noyer ! La plupart des collègues de Sandra sont prêts à la sacrifier pour garder une prime de fortune, avant que la moitié seulement accepte d’y renoncer.
D’où la question que nous adressent ces images. Ne plus se dérober à cet état de fait brut, est-ce leur enjeu, quand elles viennent nous prendre par la main ? Et s’il est vrai que la réalité qui en résulte demande à être regardée « sous l’angle du mal à combattre et non du mal à prendre en pitié », qu’est-ce qui se donne quand elle s’offre au regard ? Rien de plus et rien de moins, nous dit Luc Dardenne, que « la conversion d’un individu dans la nuit de la salle obscure » – cet individu, précise-t-il, qui n’est autre que « le destinataire secret 3  » des films qu’il réalise avec son frère. Voilà pourquoi Rosetta et Deux jours, une nuit peuvent être comparés à la « poignée de main » que le poète Paul Celan identifiait au poème. Les mains que serrent ces films, ce sont aussi bien celles de leurs personnages, auxquels se vouent leurs images, dans ce qui fait leur absolue singularité, que celles des spectateurs qu’ils viennent chercher pour que les uns et l

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