Relire la religion civile avec Rousseau
122 pages
Français

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Relire la religion civile avec Rousseau , livre ebook

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Description

En ce début du XXIe siècle où l'on annonce un retour du religieux, où un Etat islamique a pris forme et où la mondialisation a couvert le monde d'un réseau médiatique chargé de propager la « bonne parole », cet ouvrage se propose de réexaminer la question de la religion civile chez Rousseau. Les pages se trouvant à la fin du « Contrat social » ont suscité bien des interprétations contradictoires, les lecteurs du XXe siècle y ayant souvent vu un traité du despotisme. Mais en ces temps difficiles, Rousseau a certainement encore des choses à nous dire. (Articles en français, en allemand et en anglais).

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 15 mai 2017
Nombre de lectures 6
EAN13 9782336790039
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture

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4e de couverture

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Fondateur et Rédacteur en chef : GAO Xuanyang (KHA Saen Yang) Rédacteurs en chef exécutifs : JI Zhe, Michel MAZOYER

 

Conseil scientifique :

Jean-Michel DE WAELE, Valérie FARANTON

Alan FORREST, Axel HONNETH

Paulos HUANG, Susan Stedman JONES

Anna KRISTEVA, Julia KRISTEVA, Tanguy L’AMINOT

Jean-Pierre LEVET, Gilles LHUILIER

Theodoros PAPATHEODOROU, Patrick PASTURE

Jean-Philippe PIERRON, Xavier RICHET

Alexander THOMAS, Heiner TIMMERMANN

Raymond TROUSSON, Yves Charles ZARKA

 

 

© Institut d’études avancées sur la culture européenne Université Jiao Tong de Shanghai

© Centre de Recherche Europe Asie, Paris

© Association KUBABA, Paris

 

 

Contact :

Association KUBABA, Université de Paris 1

Panthéon-Sorbonne

12, Place du Panthéon, 75231 Paris CEDEX 05

Titre

 

 

Collection KUBABA

Série Europe & Asie

 

 

 

EUROPEANA

Numéro 9

 

 

 

 

Institut d’études avancées sur la culture européenne,
Université Jiao Tong de Shanghai

 

Centre de Recherche Europe Asie

 

Association KUBABA

 

 

 

 

 

 

 

images1

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Illustration de couverture :Rousseau X4de JZ

 

© L’Harmattan, 2017

5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

 

http://www.harmattan.fr

diffusion.harmattan@wanadoo.fr

 

EAN Epub :978-2-336-79003-9

Europeana

 

 

 

EUROPEANA

Numéro 9

 

 

 

 

Relire la religion civile avec Rousseau

 

 

 

 

préparé par

Tanguy L’Aminot

 

 

 

 

 

 

 

2017

Paris – Shanghai

Le Mot du Rédacteur en chef

La mondialisation actuelle, qui voit simultanément l’essor de l’Asie et l’élargissement de l’Union européenne, s’accompagne dans les sociétés humaines de changements fondamentaux dans le rapport au temps et à l’espace. Parallèlement, des dynamiques culturelles et intellectuelles deviennent des forces significatives du fait de la mutation sans précédent du continent asiatique, ce qui accélère l’entrée de la culture mondiale dans une époque de prospérité et de possible renaissance. Dès lors, malgré l’enchaînement des crises, malgré l’instabilité et les menaces qui pèsent constamment sur nous, les échanges culturels croissants entre Asie et Europe ainsi que les nouvelles possibilités qui en découlent renforcent notre capacité à faire face aux défis et aux épreuves, tout en conduisant peut-être l’humanité à un rapport plus harmonieux à la nature.

Notre revue se veut un écho aux deux mille cinq cents ans de tradition philosophique et aux trois cents ans de théorie et de mouvements sociaux qui ont marqué l’Europe ; elle se fonde également sur plus d’un siècle de réception chinoise des sciences humaines et sociales européennes. Ce dossier vise ainsi à étudier à la fois ce tout politique, culturel et intellectuel qu’est l’Europe et les appropriations dont celle-ci a fait ou peut faire l’objet en Chine. L’Europe est ici envisagée comme le résultat d’une expérience historique et intellectuelle susceptible d’interpeler une Chine à la fois au cœur de la mondialisation et en pleine redéfinition.

En nous appuyant sur le brillant héritage des sciences humaines et sociales européennes, nous essayons de faire avancer ensemble l’Europe et la Chine. En approfondissant notre compréhension du passé et de l’avenir européen, nous mettons au jour l’apport possible de cette expérience au présent et à l’avenir de la Chine.

Avec le soutien de l’Institut d’études avancées sur la culture européenne de l’Université Jiao Tong de Shanghai et le Centre de recherche Europe Asie à Paris, notre revue tente de réunir d’éminents spécialistes européens et chinois des études européennes. En se concentrant sur les thèmes, centres d’intérêt et perspectives actuels de ce domaine d’étude, ils se livrent à des analyses riches en controverse. Nous formons le vœu que leurs passionnantes discussions retiennent l’attention de nos lecteurs.

GAO Xuanyang

Directeur, Institut d’études avancées
sur la culture européenne

Université Jiao Tong de Shanghai

Préface

TANGUY L’AMINOT

Fondateur et co-directeur de la revue Rousseau Studies

Chercheur honoraire du CNRS

Les pages sur la religion civile qui se trouvent à la fin du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ont suscité bien des interprétations contradictoires, du XVIIIe siècle à nos jours. Alors que les contemporains du philosophe sont surtout choqués par ce qu’il dit du christianisme qu’il définit comme une doctrine allant à l’encontre des intérêts de l’État, les lecteurs du XXe siècle ont souvent vu dans cette partie la confirmation de la lecture qui interprète Du Contrat social comme un traité du despotisme. Quel meilleur moyen, trouveraient les gouvernements, qu’une religion civile pour forcer l’homme à être libre ? La religion civile serait alors une forme de propagande et de conditionnement qui asservirait les esprits et imposerait une pensée unique aux individus. La pensée libertaire de Rousseau aboutirait ainsi au totalitarisme le plus noir.

Cette lecture qui témoigne de l’enjeu que représente Rousseau depuis le temps de la Guerre Froide, a beau être erronée, elle n’en garde pas moins encore aujourd’hui, même parmi les spécialistes de la philosophie rousseauiste, un certain impact. Les deux termes qui composent l’expression « religion civile » produisent sans nul doute cette incompréhension et permettent ces lectures divergentes, selon que le lecteur s’appuie plutôt sur l’un ou sur l’autre. La religion peut-elle être civile ? La société, le gouvernement et elle peuvent-ils s’harmoniser pour régir la conduite des citoyens, sans pour autant qu’elle devienne une doctrine d’État et un instrument oppressif au service d’un parti ou d’un chef ? On a tôt fait d’envisager alors la Cité du Contrat comme le monde de 1984 décrit par George Orwell ou comme le Brave New World d’Aldous Huxley.

Il nous a donc paru nécessaire de réexaminer cette question de la religion civile chez Rousseau. En ce début du XXIe siècle où l’on annonce un retour du religieux, où un État islamique a pris forme et où la mondialisation a couvert le monde d’un réseau médiatique chargé de propager la « bonne parole » et la « bonne morale » du « politiquement correct » et des tenants de l’économie globale ou de la démocratie universelle, Rousseau a certainement encore des choses à nous dire. Des philosophes, des littéraires et des historiens de divers pays d’Europe et d’ailleurs donnent ici, chacun selon les méthodes propres à sa discipline, un éclairage sur cet avant-dernier chapitre du Contrat social.

La place qu’il occupe dans ce livre a aussi certainement contribué à l’importance accordée à cette question. On pouvait y voir comme une conclusion qui résolvait la question des rapports du citoyen et de la Cité. On lisait et on lit encore bien souvent Du Contrat social comme un traité de politique idéale, voire comme un règlement de police plus ou moins autoritaire et, dans cette perspective, la religion civile apparaît comme la solution parfaite pour gérer les hommes et les amener à obéir sans rechigner.

Je proposerai cependant une autre lecture qui prolonge ce que j’ai écrit dans d’autres articles1. Loin d’occuper une place hétérogène dans le traité de Rousseau, loin d’avoir été ajouté au dernier moment comme on l’a dit, le chapitre sur la religion civile se place dans le droit fil des chapitres qui le précédent. Au milieu du livre III du Contrat social, après avoir décrit et expliqué comment fonctionne l’État et quel pouvoir a le Citoyen, Rousseau expose soudainement que la pente normale de tout gouvernement est de dégénérer, et il annonce que le corps politique est voué à la mort, quoi que fassent les hommes et quelle que soit la forme de leurs institutions. Il n’y a donc point d’État parfait, encore moins d’État idéal dont Rousseau serait le penseur ou le législateur : pas de modèle à suivre ou à adapter mutatis mutandis à son temps ou au nôtre. Le lecteur de Rousseau ne dispose pas d’un manuel de gouvernement ; il est seulement informé de la manière dont tout État fonctionne et des « trucs » qu’il emploie pour gérer la Cité, ceci afin qu’il s’en prémunisse et comprenne que l’idéal du Citoyen qui n’est plus et qu’on rafistole de la sorte, est juste un leurre destiné à asservir l’homme. Le livre IV du Contrat social expose justement quelques-uns de ces « trucs », c’est-à-dire les méthodes et remèdes destinés à ralentir la fin irrémédiable de la Cité : les comices, le tribunat, la dictature, la censure et… la religion civile.

Par la place qu’elle occupe dans le livre, cette dernière apparaît bien comme un moyen supplémentaire – peut-être l’ultime moyen – de restaurer un peu la Cité qui part à vau-l’eau. Je lis ici Du Contrat social comme un récit contant l’histoire du gouvernement ‒ de tout gouvernement ‒, avec un début, une évolution, une décadence et une fin. Le thème de la religion civile n’est pas abordé dans le résumé ou plutôt dans l’application du Contrat que Rousseau donne à Émile dans son traité d’éducation. L’élève n’a pas besoin de connaître les moyens de restaurer la Cité puisqu’il ne vit pas dans la société du Contrat social, mais, comme nous, dans celle qui est régie selon les principes du faux contrat social décrit à la fin du Discours sur l’origine de l’inégalité. Il n’a pas la possibilité de restaurer le monde et de le tirer du désordre établi dans lequel il est, ni d’y appliquer les remèdes qui conviennent à un autre univers. Dans le monde fondé par le contrat inique de l’imposteur, la religion civile, si elle existait, ne pourrait être qu’un moyen supplémentaire d’asservissement, un instrument au service d’un parti ou d’un chef qui opprime avec plus ou moins d’habileté les hommes sur lesquels il règne. Et c’est bien cela que voient nombre de commentateurs, mais pour dire que Rousseau en est le promoteur, alors qu’il en est le dénonciateur le plus ardent.

Dans tous les cas, l’idée de religion civile est bien intégrée à la pensée de Rousseau et n’est, en aucune manière, un ajout de dernière minute au Contrat social. Elle est déjà évoquée dans sa lettre à Voltaire du 18 août 1756 et elle figure également dans la première version du traité politique. Elle est en filigrane dans les questions que se posent les Wolmar dans La Nouvelle Héloïse. Rousseau en voit le bénéfice pour l’homme vivant en société. Il est bien convaincu qu’« il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle »2. Le promeneur solitaire des dernières années, s’il n’a pas été assujetti à cette institution, reste persuadé d’avoir toujours agi selon les règles de la morale, celle de Dieu et celle des hommes. Il est devenu sur ce point le sage qui n’a pas besoin de lois et un modèle pour les hommes à venir.


1 Tanguy L’Aminot, « Rousseau contre l’État », in Rousseau et les Lumières. Mélanges à la mémoire de Raymond Trousson édité par Christophe Van Staen (Genève : Slatkine, 2016) 123-142 et « Nature, Culture, and the Social Contract : Emile’s point of view », in Rousseau between Nature and Culture.Philosophy, Literature and Politicsed. by Anne Deneys-Tunney and Yves Charles Zarka (Berlin, Boston : De Gruyter, 2016) 179-196.

2 Du Contrat social, in Œuvres complètes. Édition du Tricentenaire, éditée par Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger (Genève : Slatkine, 2012) tome V, 610.

La religion civile
ou l’éthique du politique

SIMONE GOYARD-FABRE

Professeur émérite des Universités

La plume fiévreuse de Rousseau n’hésite pas, pour traduire les audaces de la pensée, à forger des expressions qui paraissent être des alliances de mots bien insolites : comment en effet ne pas être troublé et interrogatif en déchiffrant l’expression inattendue de « religion civile » et en mesurant, sous un sens manifeste qui peut d’emblée sembler antinomique, l’importance qu’elle prend dans le grand œuvre ? Loin d’être frappée, comme l’expression hardie de « république chrétienne », du sceau de l’impossibilité, l’expression déroutante de « religion civile », inscrite, du point de vue philosophique, dans l’intervalle qui sépare la notion d’« état de nature » originaire – celle-ci ne connotant qu’une fiction – de la religion « pure » vers laquelle s’élèvera la méditation du promeneur solitaire, elle laisse paraître des perspectives aussi embarrassantes que fascinantes. La question est de savoir si l’on peut lever les ambiguïtés qui semblent l’habiter. La réponse à cette question permettra peut-être de saisir l’un des aspects – qui n’est pas l’un des moindres – du rapport dialectique de la pluralité et de l’unité qui rend si souvent la pensée de Rousseau ambiguë et incertaine.

Nous ne nous attacherons pas dans les pages qui suivent à l’exégèse littérale du fameux et difficile chapitre VIII du livre IV du Contrat social dans lequel se trouvent à la fois condensées et explicitées les analyses que donne Rousseau de son concept de « religion civile »1. Cela a été fait et bien fait2. Nous scruterons plutôt la manière dont s’articulent, au fil de l’interrogation qui, depuis toujours, a hanté la pensée angoissée et la conscience malheureuse de Rousseau, les différentes facettes politiques et religieuses d’une méditation sur l’humanité de l’homme qui est si nécessaire. L’enjeu est de grande importance puisque Rousseau, dès le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, écrivait : « C’est de l’homme que j’ai à parler »3.

Demandons-nous donc en quoi consiste la spécificité « civile » (ou politique) de cette étonnante « religion » qui n’est pas comme les autres. Dans la perspective systématique où se déploie la pensée de Rousseau, nous pourrons redessiner l’éthique de la loi et du droit et montrer comment et jusqu’où elle conduit l’homme vers sa vérité.

Une religion pas comme les autres

Dans la succession des textes et comme en leur épicentre, se dévoilent la dynamique de la pensée et l’espérance du cœur sans lesquelles Rousseau – fût-il en cela le « philosophe de l’hypothèse et de la contradiction »4 – ne serait pas Rousseau. Quel que soit le conflit des interprétations qui ont été données de l’œuvre, c’est toujours, de l’aveu même du philosophe, de « l’homme » qu’il s’agit ; de l’homme qui, par-delà « l’homme de la nature » créé par Dieu, devient, par la médiation dialectique de la politique et de la religion – est-ce bien, est-ce mal ? : là est la question – « l’homme de l’homme ».

Lire et comprendre les pages difficiles et parfois obscures que Rousseau consacre à la « religion civile » n’est pas affaire de curiosité érudite mais d’une réflexion philosophique d’autant plus délicate que la « religion naturelle » demeure une toile de fond ineffaçable lorsqu’il est question de la « religion civile ».

D’entrée de jeu, le propos s’avère délicat. La succession des textes dans lesquels Rousseau aborde cette question montre que, si la vie politique exige, malgré les belles constructions rationnelles que doit permettre le « contrat social », « une base plus solide que la raison », c’est qu’il est « nécessaire au repos public que la volonté divine intervînt »5. D’emblée donc, l’idée de religion trouve sa place dans le discours politique. Mais cette idée prend une connotation bien particulière : ne s’inscrivant ni dans l’épure de la religion naturelle du Vicaire savoyard ni dans le cadre des religions historiques dont l’émergence, avec Moïse, Lycurgue ou Numa Pompilius, avait pour finalité d’écarter les désordres qui menaçaient la société dès ses premiers matins6, elle est « civile » ou « politique ». Or, cette alliance putative de la religion et de la politique est fort embarrassante. Rousseau avoue lui-même, dans la Troisième promenade de ses Rêveries, qu’il lui a fallu de « pénibles recherches » pour affiner cet étonnant concept.

D’une part, il s’agit bien d’une forme de « religion » ; mais elle est différente des autres formes de la religion. D’autre part, il s’agit en même temps d’une dimension « civile » de l’existence humaine : en cette « profession de foi purement civile », écrit Rousseau, il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité »7 – ce qui signifie qu’elle ne peut être dissociée de la question politique, donc, de l’État. Dès lors, il est permis de se demander si Rousseau, dans les pages répétées à plusieurs reprises et dont la genèse laisse paraître de nombreuses corrections8, aborde un problème théologique au demeurant classique puisqu’il s’agit de répertorier différentes religions, réelles ou possibles, ou poursuit l’interrogation politique qui s’était éveillée en 1750 à Venise en ses années de jeunesse lorsqu’il projetait d’écrire des Institutions politiques9. En vérité, les deux démarches, qui assurément sont distinctes, se rejoignent et, d’ores et déjà, témoignent de l’unité fondamentale qui, nonobstant les détours et les apparentes contradictions de la pensée de Rousseau, en caractérise l’unité.

En quoi, d’abord, ces deux démarches sont-elles distinctes ? La réponse pourrait être aisée et claire si l’on admettait simplement que Rousseau considère la société politique de deux « points de vue » différents. Mais, sous son regard tourmenté, les choses sont plus complexes.

Le texte griffonné dans le Contrat social au dos des pages consacrées au Législateur rappelle la pluralité des religions de par le monde. Elles se ramènent, dit-il, à trois modèles : la « religion de l’homme », la « religion du citoyen », la « religion du prêtre ». Il n’est pas sûr qu’au fil de l’œuvre, Rousseau ait conservé expressément cette trilogie : d’abord réduite au dualisme de la « religion naturelle » et de la « religion civile », elle redeviendra la triade de la religion naturelle, de la religion civile et de la religion pure10. Ici, le trialisme s’impose pourtant de manière logique.

La « religion de l’homme », écrit Rousseau, se borne au culte intérieur ; elle est « le vrai théisme » qu’enseigne l’Evangile et on peut l’appeler « le droit divin naturel »11. Elle considère que tous les hommes sont, au même titre, les enfants du Dieu unique qui les a créés et qui gouverne l’univers. En raison de cette universalité, une telle religion, en son inspiration naturelle, n’a besoin ni de lois, ni de liens politiques et juridiques ; elle les transcende pour ne s’attacher, « hors de ce monde »12, qu’au royaume de la spiritualité. Aussi ne se réclame-t-elle que de la foi qui élève l’homme vers le ciel. Telle est la religion de l’Evangile qui définit le « pur » christianisme.

La « religion du citoyen » embrasse en revanche la diversité et la relativité des religions nationales dont les dogmes et le culte sont, eux, définis et prescrits par les lois ; elles n’ont donc de signification et de validité que dans les pays mêmes – Venise ou Genève, la Pologne ou la Corse – où, en reflétant leur génie propre, elles sont pratiquées. Elles ont ainsi le mérite d’attacher les citoyens à l’État : « Faisant de la patrie l’objet de l’adoration des citoyens, elles leur apprennent que servir l’État, c’est servir le Dieu tutélaire »13. Du même coup, elles risquent fort d’être néfastes dans la mesure où elles font naître et voient s’accroître l’hostilité des peuples les uns à l’égard des autres : ne reposant pas sur les mêmes croyances et n’ayant ni mêmes lois ni même cultes, elles enfantent la conflictualité et la guerre.

Quant à la « religion du prêtre », elle est, en Occident, de manière prototypique, le christianisme romain ; en Orient, elle est celle des Lamas et des Japonais. Ces religions portent en elles le coefficient délétère de la dualité – deux législations, deux chefs, deux patries – qui, en rompant l’unité sociale, les rend « si évidemment mauvaises » que « c’est perdre son temps à le démontrer »14. Prenons-en acte.

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