Les incompris
320 pages
Français

Les incompris , livre ebook

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320 pages
Français

Description

La société albanaise a connu pendant ce dernier siècle de grand bouleversement, guerres mondiales, dictature suivie d'une longue transition démocratique. La mémoire collective de la fracture politique produite par la dictature et les divisions sociales de la transition ont profondément modifiés les règles de communication entre les gens qui manquent de repères communs pour s'entendre entre eux. L'auteur étudie depuis longtemps ces évolutions sociétales de l'Albanie.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 novembre 2013
Nombre de lectures 3
EAN13 9782336329956
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1300€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Artan FUGA
Les incompris
Récitsd’une société albanaisebouleversée
Les incompris
© L’Harmattan, 2013 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Pariswww. harmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-343-01069-4 EAN : 9782343010694
Artan FUGALes incompris Récits d’une société albanaise bouleverséeTextes traduits par Arben Leskaj
DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS
L'Albanie entre la pensée totalitaire fragmentaire Coll. « La philosophie en commun », 1999
et
la
raison
Identités périphériques en Albanie La recomposition du milieu rural et les nouveaux types de rationalité politique Hors coll., 2000
Les mots dans la communication politique en Albanie Coll. « Communication, médias langue Europe de l'Est », 2003
Introduction
Cet ouvrage contient des récits qui portent sur la communication quotidienne en Albanie postcommuniste. Ils se situent entre des pratiques d’un témoignage réaliste venant de quelqu’un, son auteur, qui observe attentivement et depuis longtemps la vie sociale locale, et un jeu d’imagination qui, sans trahir l’authenticité du contenu raconté, essaye de mettre en perspective compréhensive et symbolique le sens parfois dissimulé des évènements relatés.
Sans perdre les liens avec le contexte social réel qui encadre ces récits, ces derniers racontent, en effet, des comportements individuels qu’on rencontre presque partout où les rapports sociaux sont bouleversés par des guerres, des dictatures, des transitions socioéconomiques rapides comme celles que les sociétés de l’Europe de l’Est et spécifiquement celles des Balkans occidentaux, ont connues pendant ces dernières décennies.
Là où les liens sociaux ont été défaits et reconstruits avec tant de peines et de difficultés diverses, l’individu a vraiment du mal à retrouver sa propre identité personnelle et, en plus, repérer l’identité de l’autre en tant qu’ami, collègue, voisin, conjoint ou une autre personne.
Cette obscurité et cette opacité du processus de l’identification des identités personnelles mènent souvent à des actes de communication déplacés, à des illusions infondées, à des malentendus qui possèdent une dimension dramatique, mais qui tournent aussi, de temps en temps, au ridicule.
C’est justement ce comportement humain quotidien que les récits de cet ouvrage essayent de mettre au jour. Des personnages qui agissent et interagissent dans un univers qui leur échappe entièrement, des évènements remplis de paradoxes venant d’une existence humaine angoissée, des actes de
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communication associés d’éléments d’incompréhension fondamentaux, des rêves pris pour des réalités, etc., sont racontés en tant que réalités marquées par une culture locale spécifique, mais aussi en tant qu’éléments universels, qui composent les traits psychologiques de l’homme contemporain. Cet aspect critique, qui n’est pas privé de certaines notes d’humour, d’ironie et d’amertume, n’empêche pas qu’on puisse constituer un regard, comme celui de l’auteur de ces récits, imprégné d’un amour profond à l’égard de sa société d’origine natale, de ses compatriotes, et nourri d’une envie irrésistible de pouvoir relater l’information sur cette vie quotidienne assez bouleversée, si lointaine et, à la fois, si proche de celle de l’homme occidental, à ces lecteurs français ou francophones.
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Le traducteur du français
Je suis allé le voir pour une question très urgente. Je ne le connaissais pas personnellement avant cette rencontre.
Ce jour-là, le directeur d’une institution culturelle importante du pays m’avait convoqué en me proposant de préparer un discours et, ensuite, le présenter oralement pendant les travaux de la prochaine session d’un des comités de l’UNESCO à Paris. Le manuscrit devait être initialement rédigé en albanais et ensuite il fallait le faire traduire. Il avait déjà en tête le nom du traducteur. Ce dernier était quelqu’un d’une excellente réputation professionnelle dans les milieux culturels du pays. Il était un vieux monsieur, éduqué en France pendant les années trente du siècle passé, qui avait subi des persécutions diverses infligées par le régime communiste et, ensuite, étrangement mobilisé par l’administration du même État, était devenu un des principaux traducteurs des discours officiels tenus en français par les dirigeants du régime. Lui, l’ennemi public, était devenu ainsi, paradoxalement, la façade splendide d’un État qui le persécutait depuis des décennies.
Il s’agissait d’un « déclassé », de quelqu’un qui venait d’une famille déchue de ses anciens privilèges par le pouvoir en place. Sa famille était célèbre, originaire de la ville natale de mon grand-père.
Le régime l’avait laissé dans l’ombre et le considérait comme un homme suspect, mais pas comme prioritairement dangereux. On avait besoin de lui. Son français parfait était devenu sa raison d’existence. Ce n’était plus une langue, elle était sa raison de vivre, sa liberté conditionnelle. Plutôt, son prétexte existentiel.
Depuis des décennies un pacte tacite semblait être respecté scrupuleusement entre lui et les autorités communistes. Certes, celles-ci l’avaient à l’œil et le maintenaient toujours dans l’ombre, mais, au moins, elles ne le persécutaient plus
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physiquement. On l’avait laissé vivre à Tirana, dans sa vieille maison familiale partiellement ruinée, située quelque part sur le boulevard périphérique de la ville. L’immeuble de sa maison était bien évidemment nationalisé, mais il continuait d’y vivre comme locataire, un parmi tant d’autres, en payant une certaine somme comme loyer, correspondant aux tarifs relativement bas de l’époque.
Lui, de son côté, en respectant minutieusement le même pacte, s’abstenait d’aborder des questions politiques pendant les conversations avec son entourage. Son mutisme témoignait d’un profond mécontentement politique et social, cependant, il ne s’insurgeait jamais contre le régime. Il savait très bien jusqu’où il pouvait étendre sa liberté solitaire et n’osait jamais aller au-delà des limites imposées par l’État et se permettre d’entrer indiscrètement dans la zone interdite.
Il vivait comme une lave refroidie. Ses passions étaient épuisées. Ses souvenirs du passé étaient morts. Il n’aspirait plus à rien. Il végétait seulement. Les traductions qui lui étaient confiées étaient contrôlées sévèrement et, ensuite, vérifiées a posteriori par d’autres traducteurs, certes médiocres, mais bien plus fiables que lui sur le plan politique.
Il semblait que la vie l’avait oublié. Lui aussi, disait-on, avait oublié la vie. Il ne prétendait plus à rien. Ses rapports avec les autorités s’étaient également figés, en composant une symbiose parfaite entre un déclassé et ceux qui l’avaient déclassé. Quel curieux équilibre ! Une rancune réciproquement installée, mais qui se perpétuait dans le cadre d’une conjoncture de parfaite compréhension mutuelle. Une guerre dans la paix. Une paix en plein milieu d’une guerre. Les deux rivaux se craignaient réciproquement trop fort, mais ils avaient aussi besoin l’un de l’autre.
Après avoir écrit le texte de mon discours, je me suis dirigé vers l’adresse qu’on m’avait donnée à l’administration de l’institution. Ses employés connaissaient parfaitement bien l’endroit où vivait le vieux traducteur.
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Le traducteur du français
Des sentiments mitigés bouleversaient mon esprit. Et, s’il m’adressait une question en français ? Je l’imaginais un peu hautain dans sa perfection linguistique. Mais, son employeur du moment, c’était moi. La force du pouvoir était de mon côté. Pourtant, il savait très bien que je n’étais qu’un simple serviteur de l’État. La recommandation que ce soit lui le traducteur de mon texte venait de quelqu’un d’autre. Il le savait très bien cela. Et, moi, je savais qu’il le savait. Lui aussi, il savait que je le savais. Sous cet aspect-là, nous étions tous les deux des exécuteurs d’une même mission commune.
J’avais rédigé le texte de mon discours en albanais et il devait le traduire en français. Il ne pouvait pas effectuer sa traduction sans ma rédaction du texte en question. Moi, non plus, je ne pouvais pas lire mon texte à l’UNESCO sans avoir entre mes mains sa traduction. Je le dominais par mon texte en albanais. En revanche, il contrôlait mes propos en français. Je ne maîtrisais pas les finesses du français, les nuances qui se cachent derrière les synonymes, les temps des verbes, les tournures des phrases, les techniques de transformation du sens de l’albanais en français. Il était capable de pouvoir radicalement transformer la version française de mon texte et de modifier complètement le sens de mes mots. Il était le pape du silence, l’empereur du verbe, le roi de la sémantique, le Judas de l’univers des sous-entendus, le tyran de la logique. Sans que je puisse m’en apercevoir, il pouvait faire passer ses propres messages secrets à un public inconnu de moi-même, juste là où je croirais communiquer toute autre chose.
Il était donc mon prisonnier dans l’univers de l’albanais comme j’étais son prisonnier dans un autre monde, celui du français. On était tous les deux maîtres et esclaves à la fois. J’étais son maître en albanais, il était mon maître en français. Il tenait en main mon albanais. Je tenais en main son français.
En m’approchant de son domicile, je me préparais à faire face à une situation psychologiquement compliquée. Or, les choses se sont passées autrement. J’avais pensé qu’il fallait frapper à la porte de la cour de sa maison. En effet, elle ne servait à rien, car le mur de la clôture qui encerclait jadis le
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