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« J’ai vu le mur qui fait intrusion dans vos territoires, séparant les voisins et divisant des familles. Bien que les murs puissent être facilement construits, nous savons qu’ils ne subsistent pas toujours. Ils peuvent être abattus ».
Benoît XVI, Bethléem, 14 mai 2009 ette nouvee et magnîfîque versîon de ’ouvrageDes murs entre les hommes est présentée avec une îustratîon photographîque renouveée e dCt de sîèce, ceuî de Berîn, quî n’aura tenu que vîngt-sept ans, esernîer quar et des textes enrîchîs et actuaîsés. Car sî un seu mur a été abattu dans neuf autres anaysés îcî se sont durcîs, au propre et au fîguré, comme en rend compte cette réédîtîon quî déveoppe a premîère îvraîson de 2007. Et a pratîque sembe se répandre, aînsî à a îmîte entre a Bugarîe et a Turquîe, où un mur antî-mîgratoîre a été édîfîé en 2014, et sur tout avec ce mur-frontîère édîfîé par ’Inde 1 en face du Bangadesh quî est traîté dans a présente édîtîon et quî oppose deux pays égaement en voîe de déveoppement. Le pus ancîen matérîaîse a dîvîsîon poîtîque de a pénînsue coréenne (depuîs 1953). Les pus récents obéîssent à des pratîques de contrôe des mîgratîons entre pays du Nord et pays du Sud (États-Unîs, Europe) ou entre pays très densément peupés (Inde et Bangadesh) ; entre ces deux pérîodes, des édîicatîons à inaîté stratégîque (Sahara occîdenta, Cachemîre, Israë-Paestîne et, pour une part, Chypre). Le cas de ’Irande du Nord faît exceptîon car î ne sépare pas deux entîtés étatîques maîs des quartîers d’une grande vîe et î perdure aors qu’un accord de paîx a été sîgné. Le nom en témoîgne crueement « Peaceînes ». L’ouvrage conçu et rédîgé par Aexandra Novosseoff et Frank Neîsse permet de comprendre a durabîîté paradoxae de ces dîsposîtîfs de dîvîsîon et de séparatîon, de côture et de contrôe, d’endîguement et d’emmurement. Sont inement poîntés à a foîs eurs sînguarîtés hîstorîques, géographîques et archîtecturaes aînsî que eurs poînts communs (coûts et degré varîabe d’eficacîté). Le travaî d’enquête sur e terraîn offre des études de cas au ong de ces tracés, vîe fantôme de Varosha à Chypre, Saem près du Jourdaîn, Sokcho sur a côte orîentae de a Corée du sud, Rabounî près de Tîndouf,Wagah entre Inde et Pakîstan, San Ysîdro près de Tîjuana, quartîers de Befast…
1.LeQuî a faît ’objet d’une exposîtîon de photographîes de ’ar Turîne au Botanîque de Bruxees : « tîste bege Gaë mur et a peur. Inde-Bangadesh », automne 2014, et dont cer taînes photographîes sont reproduîtes dans ce îvre.
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Car e propos du îvre n’est pas tant a descrîptîon de ces coniguratîons înéaîres que ’anayse des rapports qu’entretîennent avec ees es États quî es ont édîiés et es hommes quî es subîssent ou es utîîsent. I s’agît donc d’un îvre de géographîe humaîne. Et c’est précîsément parce que es murs séparent des hommes que ceux-cî apprennent à en jouer, à en tîrer partî. On ne es a donc jamaîs autant traversés, même vers a Corée du Nord (zone franche îndustrîee de Kaesong et zone tourîstîque des monts Kumgang). La côture de séparatîon bâtîe par Israë face à a Cîsjordanîe ne compte pas moîns de 99 poînts de passage. Et une extensîon à ’encave emmurée de Gaza feraît apparaïtre e rôe des fameux tunnes. Car ’hîstoîre des murs est d’abord cee de eur contournement. Is sont fermés et ouverts en même temps et font ’objet d’întenses actîvîtés (tourîsme, graphîsmes, photographîes, commerce). Ce quî frappe est égaement e contraste entre e caractère îmîté des ongueurs concernées à ’échee de a panète (pour es « murs et côtures » au sens strîct, entre 3 et 4% du tota des enveoppes frontaîères terrestres) et a pace qu’ees occupent dans ’îmagînaîre coectîf. Forte portée symboîque à ’heure de a doxa du « sans frontîère ». Ce quî choque ? Qu’î s’agîsse d’une décîsîon unîatérae, prîse e pus souvent par des États démocratîques vouant montrer à eurs éecteurs qu’îs sont actîfs sur a scène frontaîère, aors qu’en réaîté îs contrôent bîen peu de choses ; eur seu effet est d’accentuer e coût et es rîsques des contournements. Murs et côtures font igure de «contre-modèe» à ’échec de a séparatîon stratégîque et îdéoogîque prévaant en Europe jusqu’en 1989-1991. On se trouve îcî dans a catégorîe de a «borne» qu’Emmanue Kant, dans sa rélexîon sur es champs de a connaîssance des mathématîques et des scîences de a nature, opposaît à a « îmîte » :die Schräncke versus die Grenze:«Les limites supposent toujours un espace qui se trouve à l’extérieur d’un endroit déterminé et qui enclot cet endroit ; les bornes n’exigent rien de 2 tel : ce sont seulement des négations .» Par extensîon au terrîtoîre, a «borne» est une notîon négatîve, d’înterdîctîon, quî ne sîgnae que son en-deçà aors que a «îmîte» (e îmes des arpenteurs romaîns chargés du cadastre puîs pus tard des stratèges mîîtaîres en campagne) est une notîon posîtîve quî cîrconscrît et faît sîgna au-deà. L’une est de faît, ’autre de droît. La borne renvoîe au processus de coîsonnement soutenu par es États en quête de sécurîté, en contraste avec a mutîpîcatîon des faîts de cîrcuatîon et d’ouverture ; ee sîgnae une mondîaîsatîon négatîve et une banaîsatîon des pratîques sécurîtaîres. Le mur peut être déinî comme un bornage înéaîre. I est ’une des coniguratîons de ’înterdîctîon, avec une fonctîon de coupure et d’abord d’înterdîctîon de sortîr (mur de Berîn et e rîdeau de fer, a DMZ (Demîîtarîzed zone) du côté de a Corée du Nord, Gaza, Chypre face au nord) ou de craînte de sortîr (Befast) maîs aussî d’entrer (Sahara occîdenta, face au Poîsarîo, îgne de contrôe du Cachemîre, Inde-Bangadesh, segments de a dyade amérîcano-mexîcaîne, présîdes espagnos, Israë-Paestîne). C’est une coupure
2.Mîche Foucher,L’Europe et l’avenir du monde, Odîe Jacob, 2009, p. 56.
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fonctîonnee et vîsuee, à fonctîon de séparatîon, un écran noîr quî rend ’autre învîsîbe : on ne veut pas se voîr, on ne veut pus es voîr. Les cas de bornage sont pus nombreux que es seus murs. La notîon générîque de mur s’étend en effet aux côtures de sécurîté dont on faît grand cas car ees sont paradoxaes, îégaes et souvent photogénîques même sî ees ne sont pas très nombreuses. L’observatîon géographîque rîgoureuse des terraîns traîtés îcî n’autorîse pas de généraîsatîon et permet de chîffrer a grande varîété des coniguratîons de bornage înéaîre à envîron 7 300 kîomètres. I convîent donc de rappeer, avec e présent ouvrage, a dîversîté des sîtuatîons de 3 bornage înéaîre . En termes d’extensîon, ’on va de queques kîomètres (sectîons réduîtes des encaves espagnoes et de Befast) à des dîvîsîons compètes (Chypre, Corée, Sahara, Cachemîre) avec a catégorîe întermédîaîre de a séparatîon încompète de programmes înachevés (États-Unîs-Mexîque, Israë-Paestîne, Inde-Bangadesh). Au regîstre des fonctîons, quatre catégorîes de barrîères et de côtures se dîstînguent : – des barrîères et murs dans es terrîtoîres dîsputés et ayant une fonctîon de sécurîté et de déîmîtatîon pour mettre in à un contentîeux terrîtorîa :bermdu Sahara occîdenta, Lîgne de contrôe (LoC) durcîe par ’Inde face au Pakîstan, côture de sécurîté îsraéîenne ; – des murs et barrîères dans des terrîtoîres non dîsputés entre es États maîs où persîstent des tensîons ethnîques, démographîques ou poîtîques : Peaceînes d’Irande du nord et dyade îndo-bangadaîse ; – es barrîères post-conlîts mîîtaîres : DMZ de a pénînsue coréenne, îgne verte à Chypre ; – enin, es barrîères antî-mîgratoîres : États-Unîs-Mexîque, présîdes espagnos. La questîon de ’évauatîon de ’eficacîté de ces dîsposîtîfs se pose au regard des objectîfs quî eur sont assîgnés. La côture îsraéîenne a atteînt son objectîf de dîmînutîon des attentats. Frontîère îdéae ? Certaîns en doutent :« la frontière idéale n’estelle pas celle qui donne à chaque peuple le sentiment d’être libre chez soi, parce que, alors, la frontière peut être un lieu de rencontre et de coopération plutôt qu’une ligne de confrontation »Théo Keîn àa écrît 4 Arîe Sharon en vîsîte à Parîs en juîet 2005 . Maîs es enjeux se sont dépacés à Gaza, avec ’exîstence de ses tunnes. Au Cachemîre, es încursîons et es încîdents se poursuîvent. À ’est de ’Inde, es données manquent pour en apprécîer es effets. Le durcîssement des îgnes à fonctîon antî-mîgratoîre conduît e pus souvent à recourîr à des tactîques de contournement quî rendent es passages pus rîsqués et pus coûteux pour es mîgrants îrréguîers comme on e voît au sud de ’Arîzona ou sur es côtes du Maghreb. Dans es sîtuatîons géopoîtîques pus compexes, une anayse hîstorîque pourra permettre de concure que es murs sont sans doute appeés à dîsparaïtre sur e modèe aemand. Le paradoxe aemand est que ’Ostpoîtîk a prîs vîgueur après a constructîon du mur de Berîn et a permîs de maîntenîr un droît de passage et de vîsîte înteraemand. La DMZ întra-coréenne est condamnée, maîs à quee
3.Mîche Foucher, « La vîsîon géopoîtîque : objectîfs et effîcacîté des murs et des côtures », înLes murs et droit interna tional, sous a dîrectîon de Jean-Marc Sore, 2010, Parîs, Pédone. 4.Voîr Mîche Foucher,L’Obsession des frontières, 2007, Parîs, Perrîn.
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échéance ? Dans ’îmmédîat, une premîère zone franche a été créée au nord duno man’s land, cee de Kaesong. Idem à Chypre, sî du moîns a modîicatîon du statu quo n’est pas prîse en otage par es partîes en négocîatîon de a Turquîe à ’Unîon européenne. Le coîsonnement socîo-poîtîque des vîes d’Irande du Nord n’est que a répîque du manque d’unîté de ’Irande ee-même. La peur îdentîtaîre est toujours à. Quant à a sîtuatîon a pus embématîque de ces pratîques de coîsonnement conduîtes par des gouvernements de régîme démocratîque, on peut juger avec Benoït XVI que« dans un monde où les frontières sont de plus en plus ouvertes, pour le commerce, les voyages, le déplacement des personnes, les échanges culturels, il est tragique de voir des murs continuer à être construits. (…). Audessus de nous s’érige le mur, rappel incontournable de l’impasse où les relations entre Israéliens et Palestiniens semblent avoir abouti ». Enin, une ecture synoptîque des neuf cas traîtés conduît à reever queques constantes. D’abord, a constructîon des murs et e durcîssement des barrîères se poursuît. Maîs es stratégîes de contournement sont généraîsées et es lux mîgratoîres augmentent vers e Nord prospère, par dîverses voîes (marîtîmes vers ’Europe du Sud). Les transferts de technîques sécurîtaîres à forte composante technoogîque se réaîsent depuîs Israë vers es États-Unîs et ’Inde. Les ouvertures égaes se mutîpîent. Enin, a séparatîon agît souvent comme facteur socîa de déinîtîon îdentîtaîre, par exempe avec es Chyprîotes turcs quî se représentent comme des « Européens non reconnus ». Les textes accompagnant es îustratîons photographîques, paysages et înstantanés, scènes de a vîe à ’ombre des murs et côtures, sont donc d’un grand întérêt. Et îs autorîsent une concusîon décaée dès ors qu’une rélexîon crîtîque sur es murs et es côtures n’învaîde en rîen ’anayse des fonctîons socîaes et poîtîques des frontîères. Sî en effet advenaît un monde réputé sans frontîères, î devîendraît bîen vîte un monde borné. La destructîon des îmîtes n’a-t-ee pas pour résutat ’émergence d’une mutîtude de bornes nouvees ? Peut-être est-ce parce qu’î ne supporte pus es îmîtes que ’homme moderne ne cesse pas de s’înventer des bornes. Auque cas î feraît ’échange de bonnes frontîères contre es mauvaîses.
Michel Foucher Géographe et diplomate, titulaire de la chaire de géopolitique appliquéeau Collège d’études mondiales (FMSH),président de l’Association des internationalistes.