L indigène étranger
218 pages
Français

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Description

L'auteur revient sur les années qui ont vu l'Algérie sombrer dans la violence et l'absurdité de la guerre. Dans ce pays où les repères n'ont cessé d'être bousculés depuis la colonisation française, il apporte le témoignage d'un homme tiraillé entre deux communautés, confronté au déchirement de son identité et qui choisira le parti du maquis. Prisonnier, il subira des séances de torture qui le mèneront au seuil de la folie et au coeur du sentiment d'absurde et d'étrangeté dont parlait Camus.

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Informations

Publié par
Date de parution 01 octobre 2011
Nombre de lectures 46
EAN13 9782296470958
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

L’indigène étranger
MOHAMED LAHCENE


L’indigène étranger

Scènes de la violence ordinaire en Algérie
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www. librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-55535-8
EAN : 9782296555358

Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
A ma famille


A mes amis


A la mémoire de Jean-Pierre
I - LE POETE ET L’ADJUDANT
Ils m’ont brûlé les mains. Ils m’ont tué mes frères. Pas mes hommes, comme ils disent. Nous on dit « frères ». Un homme n’est jamais, chez nous, l’homme d’un autre homme. Et on se bat - on se battait - pour ça ! jusqu’à ce crépuscule trop lourd, si rouge, si long ! Ils nous ont eus, comme ils avaient eu avant nous, probablement, le grand Mohamed et les siens.
Frères des nuits bleues et des ravins froids de novembre, frères de la traque et du cœur battant, de l’embûche vaine et des très longues marches par les pentes rousses et les cailloux secs. Longue fraternité de la peur au ventre et de l’espoir sans mesure dans les soirs calmes, de la frugalité partagée sur trois pierres, et de la soif aux gorgées rares, des armes sans prix et des cartouches parcimonieuses comme l’or dont elles ont la couleur. Mes frères donc. Et ils les ont tués. El Beskri, le Toubib, Chaoui, Mohamed El Bahri, Le Noir…
Et moi, ils m’ont haché, arraché, attaché dans mes loques sanglantes sur un mulet douloureux qui puait. Puis jeté, rejeté, traîné, ciment, bat-flanc rugueux, flaques d’eau, d’urine, de sang dans le noir, sous les haillons, les membres meurtris. Ils m’ont injurié et frappé. Interrogé ils disent. Et secoué de décharges insoutenables. Puis ils m’ont brûlé les mains. Voilà !
Mes mains ! Les deux crapauds crevassés de rouge sombre, gonflés de cloques, éclatés et noircis, qui se meuvent à peine en tentacules difformes, c’étaient mes mains, c’étaient mes doigts. Avant !
La main, les doigts qu’on écarte chez nous - « khamsa » - au bout du bras tendu entre le mauvais œil et la virilité menacée des jeunes mâles. Je ne pourrai plus écarter les malédictions sans montrer à tous ma défaite, l’échec de ma vie et, qui sait, mes aveux. Ma trahison. Ai-je seulement un avenir ? Tu délires, Mostefa ! Aurai-je même le temps de trahir ? Y a-t-il pour moi, quelque part, un futur où je pourrai encore côtoyer de jeunes époux, croiser des regards, tendre une main tutélaire même brûlée ? Ton avenir, Mostefa Benahcene, djoundi modeste, c’est une autre journée de baignoire écœurante ou d’électrodes et cette corvée de bois euphémique que te promettent, goguenards, les geôliers à béret vert et tenue camouflée. Corvée de bois ! Hélicoptère ! Les mots les plus innocents sont devenus, dans cette guerre, synonymes de supplices et allusions d’horreur. Ironie, censure, peur, on ne sait plus. Corvée de bois, c’est chez eux, pour nous, et ça se fait parfois du haut d’un hélicoptère. Pas de bois, bien sûr. Jamais. Et la corvée, c’est la mort : balle dans la nuque ou chute dans le vide.
Mohamed, ils l’avaient eu en plein midi, en pleine chaleur, entre le soleil dur et la terre desséchée, chauffée à blanc. Ceux qui avaient entendu l’accrochage phénoménal au-delà d’Aïn Cheraia, et qui attendaient l’obscurité pour repasser en Tunisie, ne conservaient guère d’illusions, même s’ils se mentaient à eux-mêmes devant les recrues imberbes de dix huit-ans, voire moins, qu’il n’était pas question d’affoler. Dans leurs informations filtrées par la prudence politique, édulcorées par le souci du moral, j’étais assez ancien - quatre ans de maquis déjà - pour deviner l’extermination, assez convaincu - quatre ans de survie - pour nourrir, contre toute logique, mon espérance.
Ils l’avaient eu, certes - et encore ! - mais vivant ! Repassé de l’autre côté, je saurais. Et j’avais presque intrigué pour être du prochain passage…
Tout finissait, "là-bas" au pays de la guerre, par se savoir, même la nature de la corvée de bois, et si on ignorait les scènes précises qui se jouaient, à huis forcément clos, dans ces villas d’Alger, ces fermes de la région de Constantine d’où on ne revenait pas, le plus prudent de nos auxiliaires, dans son douar, savait bien qu’on n’en ressortait que mort… ou « retourné », donc condamné à brève échéance, et après quelles souffrances et quels cris ! Les voisins inévitables, les gamins dont ne se méfiaient pas assez les soldats blonds avaient bien vu entrer vingt fois plus d’hommes que la maison n’en pouvait contenir, entendu des hurlements de bêtes que nul cauchemar humain ne saurait justifier et aperçu un soir un corps disloqué rebondissant de roc en roc jusqu’au pied de la falaise où mouraient des vagues courtes, merveilleusement discrètes. Puis les cris et le rebond des corps remontaient jusqu’à nous en rumeurs opiniâtres, avec tant d’insistance qu’il fallait tarir les bavards, boucher les oreilles des plus faibles qui pâlissaient et vacillaient.
Pour la suite - le destin de nos frères captifs, notre propre capture et son dénouement - il restait l’imagination. Pendant que nous rampions sous le premier barrage, que notre groupe taciturne galopait dans la nuit d’une ligne à l’autre, quelque part entre la table de Jugurtha et Souk-Ahras - et la balle dans la nuque promise aux éclopés, aux traînards, aux premiers lâches - j’avais eu tout le temps de reconstituer le dernier combat de Mohamed l’ancien. Au petit jour du deuxième barrage franchi par une galerie de taupes - et les adieux des hommes du génie, les yeux humides dans les visages durcis, les regards qui se fuient et la boutade classique de Hamouda : « si vous mourez, vous irez directement au paradis avec les pataugas », tout comme ma carcasse entraînée s’était durcie de l’effort, mes suppositions avaient eu le temps de s’ériger en certitude. Je savais donc qu’il était vivant, lui, même si la plupart des cent vingt-cinq jeunes - trois armes chacun, trente-cinq radios écrasés sous leurs postes et promis aux six willayas de notre armée de pauvres - avaient été inexplicablement anéantis par la Légion et les vedettes de Philippeville. Le coup dur de l’année ! J’avais besoin, pour garder la foi, non pas d’espérer mais d’attester cette survie qui, plus que n’importe quelle victoire, était notre vengeance. Comme leur ébahissement, leur perplexité, leur colère peut-être devant ce maquisard - ce fellouze - lettré dans les deux langues et qui parlait la leur sans accent, fleurissait ses phrases de mots riches aux tons nuancés, citait Balzac ou Michelet, Saint-Just ou Robespierre, et rimait en alexandrins. Ecole coranique et Lycée Français, arabe classique et philosophie grecque. Sûr qu’ils n’avaient pas eu besoin de l’interroger pour deviner, non le combattant d’élite, mais l’homme qui enjambait deux cultures et deux nations : il intimidait l’adversaire, même indemne, armé et victorieux ! Autant de griefs à lui faire payer ! Autre chose avait dû être de toiser son regard, de lui faire baisser les yeux et le ton, d’argumenter plus fin que lui et de lui tirer un aveu, même du poing ou du fer, ces forceps d’infamie dont ils accouchent nos vérités pantelantes ou nos mensonges, nos ruses. Ils n’avaient pas dû le ménager ! Sans briser son arrogance ni lui arracher un renseignement utilisable.
Dérision ou refus, je voyais son visage tordu ou narquois, dans les deux cas impénétrable, et j’entendais ses dénégations ou ses affirmations contradictoires succéder à ses bravades et précéder ses prochains cris. Et chaque résistance, chaque insolence, exaltait leur rage et aggravait son martyre. La guerre pour lui était surtout la résistance jusqu’au bout.
Mohamed l’insubmersible ! Après Mélouza, comme je dégueulais, même de la conscience, et flageolais des jambes et de la conviction, il m’avait replanté en trois phrases, me rappelant la mort de nos frères combattants et civils, massacrés par centaines avec l’aide des traîtres du MNA et de Bellounis, par les paras et les légionnaires ; il m’avait remis à l’heure avec les actes barbares commis en Algérie depuis 1830, des « enfumades » aux viols, des expropriations à la famine, de la dépersonnalisation à l’asservissem

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