Socio-anthropologie de l erreur judiciaire
253 pages
Français

Socio-anthropologie de l'erreur judiciaire , livre ebook

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253 pages
Français

Description

L'étude de l'erreur judiciaire, présentée ici à travers l'analyse des cas de Roland Agret et Patrick Dils, constitue un vecteur fécond pour appréhender le fonctionnement d'une institution fondamentale de la société. Paradoxalement, c'est le fonctionnement "normal" du système judiciaire qui se révèle. L'analyse du processus de construction/déconstruction/reconstruction d'une identité judiciaire dévoile les échafaudages sociaux-logiques qui ont permis l'édification, la corrosion et la recomposition des masques successifs du "coupable" puis de l'"innocent".

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Informations

Publié par
Date de parution 01 mars 2010
Nombre de lectures 111
EAN13 9782296251939
Langue Français
Poids de l'ouvrage 27 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

A Roland Agret et Patrick Dils…
Préface Le 10 mars 1762, à Toulouse, après avoir vu ses membres étirés par des palans – ce qu’on appelait à l’époque laquestion ordinairedix cruches d’eau – puis avoir dû ingurgiter « » –question extraordinairesans cesser jamais de répéter son innocence du crime – 1 dont on l’accusait , Jean Calas subissait le supplice de la roue, bras et jambes broyés en place publique ; il était ensuite étranglé, puis brûlé. Le 9 mars 1765, il était réhabilité. C’était, en France, à l’époque moderne, la première reconnaissance d’une erreur judiciaire. La prison a remplacé les supplices publics d’autrefois ; les contestations de sanctions se sont multipliées, mais les reconnaissances d’erreur restent des exceptions. Sans l’intervention d’un Voltaire ou d’un Zola, il demeure extrêmement rare que l’autorité judiciaire revienne sur la chose jugée, en particulier lorsqu’il s’est agi d’un arrêt de cour d’assises. Lorsqu’elle est entérinée par l’enfermement carcéral, la sanction pénale transforme un prévenu en criminel de façon quasi irréversible. A tout le moins, lorsque la réversibilité est envisagée, celle ci demeure particulièrement longue, incertaine, et difficile. La peine de mort ayant été abolie, des condamnés peuvent plus facilement aujourd’hui être innocentés de leur vivant, puis libérés, mais les deux affaires dont il est question dans ce livre auront duré bien plus des trois ans nécessaires à faire reconnaître l’innocence de Jean Calas. Avec la minutie d’un orfèvre, Lucie Jouvet a recueilli les témoignages des principales personnes concernées, récolté les pièces, et construit une analyse socioanthropologique très pertinente de l’ensemble du processus à l’œuvre pour que soit établi un constat d’erreur judiciaire. Avec la mæstriad’un dramaturge, elle nous en restitue les résultats sous la forme d’une pièce de théâtre en quatre actes. Un épilogue la conclut, de façon classique, en trois mouvements. Comme si l’analyse socio anthropologique n’était pas assez parlante sous cette forme de mise en abîme (le théâtre du procès est luimême théâtralisé), Lucie Jouvet insère de nombreuses images, reproductions, dessins et photographies, qui ne sont pas uniquement des illustrations, mais autant de pièces du puzzle qui se construit, se déconstruit puis se reconstruit devant nous. Elle montre comment le masque du coupable est d’abord modelé sur les traits même 1 Commerçant protestant installé à Toulouse, Jean Calas, 64 ans, avait trouvé son fils de 29 ans mort, sans doute suicidé, et avait essayé de maquiller ce suicide en accident. C’est alors qu’il fut accusé de l’avoir assassiné, pour l’empêcher, prétendaient ses juges, de se convertir au catholicisme.
de l’individu que la justice a désigné pour le porter ; il est ensuite sacralisé et paraît alors ne faire plus qu’un avec l’homme qui le porte, et dont la personnalité n’a plus qu’une seule facette, qu’un seul visage : celui d’un criminel d’autant plus haïssable que le crime dont il endosse la responsabilité était abhorré par la société qui l’a condamné. Lorsque les premières fissures apparaissent, Lucie Jouvet montre encore le long chemin à parcourir avant que le masque puisse être brisé, et qu’un nouveau soit posé. On l’a compris, il ne s’agit ni d’un masque festif ni d’un masque de carnaval, mais d’un masque à la fois magique et tragique, un masque performatif. Erving Goffman et Michel Foucault sont les auteurs emblématiques de cet ouvrage, même quand l’auteur ne s’y réfère pas explicitement. Chacun est présent à un double titre au moins. Le sociologue américain pour avoir mobilisé la métaphore théâtrale en développant ses analyses des interactions au quotidien, et construit, dans Asiles, le concept d’institution totalequi s’applique particulièrement bien au système carcéral contemporain. Quant au penseur français qui a contribué à fonder et développer le Groupe d’information sur les prisons (GIP), il est sans doute celui qui a proposé la meilleure articulation entre les logiques de l’enfermement carcéral et celles du contrôle et de la répression des «illégalismes populaires». Si Foucault s’est intéressé aux sanctions pénales, ce n’est guère le cas de Goffman, mais tous les deux ont un commun souci pour les différents modes d’enfermement contemporains. Or il est autant question, tout au long de cet ouvrage, de justice que de prison. On pourrait même dire que les coupablesdevenus victimes que nous suivons là portent simultanément les deux figures, en général inconciliables, des détenus d’aujourd’hui ; avec Max Weber, on pourrait dire qu’ils en constituent desidéaltypes incarnés. Ils ont été en effet condamnés par une cour d’assises à une durée d’enfermement particulièrement longue après avoir été déclarés coupables, et en cela ils ressemblent au prototype même des rares cas de détenus dont on parle lorsqu’on réfléchit, en philosophe, sur lesens de la peine. Mais ils sont aussi, tout au long de leur détention, en attente… En attente d’un quelque chose qui fera changer leur sort, en négociation avec des acteurs sociaux, avec des institutions, hors de la détention, qui pourront changer leur statut… Et en cela ils ressemblent à la grande majorité des justiciables qu’on envoie en prison chaque jour, et qui vont y séjourner comme dans une salle d’attente, en attente d’un procès, et qui en sortiront bien souvent dès la condamnation prononcée, tant la période en salle d’attente était
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longue par rapport à la longueur de la peine encourue. Il s’agit donc de détenus véritablement condamnés à de très longues peines, mais dont les comportements – du moins à partir des discours rétrospectifs qu’ils ont produits, une fois blanchis, sur leur période de détention – sont tout autant ceux de « prévenus » que de « condamnés ». Ainsi, tout en parlant de justice, et d’erreur judiciaire, Lucie Jouvet nous parle de prison, d’un concentré d’enfermement carcéral pourraiton dire, à la fois établissement pour longues peines etmaison d’arrêt. C’est ainsi que Roland Agret et Patrick Dils, après avoir été reconnus coupables, se trouvent, en fin de compte, doublement victimes : victimes bien sûr de l’erreur judiciaire commise à leur endroit, mais victimes également des traitements que l’enfermement carcéral leur a donné à vivre : automutilations pour le premier, viols subis en détention pour le second. Ce n’est donc pas uniquement de justice et de droit qu’il s’agit là, mais de corps meurtris et de vies totalement bouleversées. En cela, Lucie Jouvet nous permet de mieux comprendre les ressorts de l’une des faces particulièrement sombres de la justice pénale contemporaine. Elle est parvenue à établir une relation de confiance avec chacun des principaux protagonistes, et les données recueillies, poignantes, n’en sont que plus révélatrices de l’ensemble des rouages du système que cet ouvrage cherche à déconstruire et analyser. C’est un livre à la fois sensible, intelligent, et dont on ne peut sortir indemne. Chaque acte commence invariablement par un «prélude à deux voix», où sont présentées les données brutes, sous forme d’éléments de chaque affaire et d’extraits d’entretiens recueillis par la chercheuse. Le lecteur peut ainsi commencer à développer par luimême quelques pistes d’analyse. Puis il découvre la façon dont Lucie Jouvet développe son argumentation. Et c’est ainsi que l’on comprend comment, finalement «leur statut de victime prend corps dans le sang et les larmes qu’ils ont versés, ils sont ainsi purifiés de la peine infamante qu’ils ont en partie purgée.» S’appuyant de façon fort pertinente sur l’analyse de la justice pénale proposée par Paul Fauconnet, Lucie Jouvet mobilise le concept de bouc émissaire: comment le lui reprocher, en particulier compte tenu de son objet d’étude ? Lorsqu’elle écrit que le procès d'acquittement se révèle souvent « comme le procèsen négatif de la condamnation », on peut se demander si la démonstration qu’elle développe n’est pas plus riche encore que ce qu’elle indique, par modestie peutêtre. En effet, si les péripéties du cas de Patrick Dils semblent produire un « négatif » de sa condamnation au regard de la fonction sacrificielle dubouc émissaire
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puisqu’on n’a pu renoncer à la sanction infligée à Dils que lorsqu’on a eu trouvé un autre « patient de la peine », pour employer une formule de Paul Fauconnet, en la personne de Francis Heaulme déjà condamné à plusieurs reprises pour des homicides, tel n’est pas le cas de Roland Agret, dont la condamnation n’a pas été reportée sur une autre personne. Il est ainsi possible que, dans certaines situations, comme celle de Roland Agret, le processus d’annulation de la sanction pénale ne se déroule pas comme un simple négatif de la condamnation. Il est possible que nous ayons affaire, là, à un autre modèle de fonctionnement de la justice pénale : un modèle qui viendrait avant toutvérifier et renforcer le bon fonctionnement de l’appareil judiciaire– dans certains cas et à certaines conditions. Ce modèle, loin d’affaiblir le processus pénal, contribuerait à le pérenniser. C’est donc dans une perspective doublement critique que l’œuvre qui nous est présentée ici constitue un complément appréciable aux recherches socioanthropologiques portant sur les processus de condamnation judiciaire en matière pénale. Évoquant les analyses criminologiques qui avaient cours au e XVIII siècle, Françoise Digneffe parle d’une «période où n’était pas encore présente la peur du crime, la crainte des classes dangereuses, [d’un] moment privilégié où existait un véritable souci pour le condamné.» Il est possible que l’une des modalités du processus de construction sociale de l’erreur judiciaire reproduise un certain nombre des paradigmes élaborés il y a deux siècles, lors de ce «moment privilégié». La reconnaissance d’une erreur judiciaire touche une aspiration profonde : la capacité des sociétés humaines à produire un système de justice aussi juste que possible – à défaut d’être irréprochable. C’est là que l’analyse développée par Lucie Jouvet puise toute sa force. Philippe Combessie
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