Les yeux de Rose Andersen
76 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

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Description

On ne vit pas à Santa Arena, où tout est sec, pauvre, désolé, sans espoir. On survit, et encore. Si on veut vivre, il faut partir. Là-bas, de l'autre côté de la frontière, la grande ville des étrangers, les ranjeros, brille de tous ses feux. Là-bas, les hommes sont riches, les femmes ont la peau blanche et les yeux verts comme des dollars, et les cinémas racontent des histoires merveilleuses. Ils sont nombreux, ceux qui tentent le passage du Cerco. Et rares ceux qui réussissent. Moins de deux pour cent. Les autres sont abattus par la Border Patrol, ou bien s'en vont mourir de soif et d'épuisement dans le désert. De toute façon, avant d'espérer partir, il faut gagner mille dollars, le prix d'un passeur, l'équivalent de deux ans de travail à gratter les cuves puantes de la Chemical & Petrological Corporation. Personne n'a encore jamais dit à Adriana qu'elle avait de la chance. Mama Yosefa, la reine du bidonville, lui a juste dit un jour en la regardant dans les yeux : « Toi, tu mérites mieux. » Et Adriana a décidé qu'un jour, elle aussi aurait les yeux verts. Mais ce qui l'attend, de l'autre côté de la frontière, même un film des ranjeros n'aurait pas pu l'imaginer.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 23 janvier 2017
Nombre de lectures 17
EAN13 9782211228480
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Le livre
On ne vit pas, à Santa Arena où tout est sec, désolé et sansespoir. On survit, et encore… Si l’on veut vivre, il fauttraverser la frontière. Là-bas, de l’autre côté, les hommessont riches, les femmes ont la peau blanche, les yeux vertscomme des dollars, et les cinémas racontent des histoiresmerveilleuses.
Ils sont nombreux, ceux qui risquent le voyage. Etrares, ceux qui réussissent. Les autres sont abattus par laBorder Patrol, ou bien s’en vont mourir d’épuisementdans le désert. De toute façon, avant d’espérer partir, ilfaut trouver mille dollars, le prix d’un passeur, l’équivalent de deux ans à travailler dans les cuves puantes de laChemical & Petrological Corporation. Adriana a décidéde tenter sa chance. Mais ce qui l’attend de l’autre côtéde la frontière, même un film n’aurait pu l’imaginer.
 
« Un texte pudique et fort qui
pointe le déchirement de l’exil. »
Blog À voir à lire
 

L’auteur
Xavier-Laurent Petit est né en 1956. Après des études dephilosophie, il devient instituteur puis directeur d’école,mais reste avant tout un passionné de lecture. Une passionqui le conduit à franchir le pas de l’écriture en 1994, avecdeux romans policiers publiés chez Critérion. Il entre à l’école des loisirs avec Ma tête à moi qui obtient le prixSorcières en 1996. Suivent d’autres romans pour la jeunesse, le plus souvent ancrés dans l’actualité.
 

Xavier-Laurent Petit
 
 

Les yeux de
Rose Andersen
 
 

Médium poche
l’école des loisirs
11, rue de Sèvres, Paris 6 e
 

À Matthis
et Aurélien
1
 
Quand on était gamins, Grand-pa nous emmenaitparfois sur la mesa 1 , au-dessus de Santa Arena. Ony montait après le travail, au moment où la chaleur devenait presque supportable. Il se calaitquelques bouteilles de bière au fond des poches etprenait son bâton pour casser le cou des crotalesqui se mettaient en chasse à la fin du jour.
Lui, il marchait pieds nus, comme il l’avaittoujours fait, mais Guillermo et moi, on le suivait avec les chaussures que M’man récupérait enville, les jours de marché. Ces matins-là, on l’entendait se lever bien avant l’aube. Elle descendaitfouiller les poubelles des beaux quartiers avant lepassage des camions et s’installait ensuite sur la place pour vendre les quelques légumes que lepère s’échinait à cultiver. Toutes les femmes depaysans faisaient la même chose, la concurrenceétait rude et, plus d’une fois, elle nous est revenue avec des traces de coups. Quant aux chaussures, elles n’étaient jamais à la bonne taille.Parfois trop petites, d’autres fois trop grandes,c’était selon, mais M’man ne voulait rien entendre et nous obligeait à les porter.
– Y a que les pauvres qu’ont pas de chaussures. Et je veux que personne puisse dire quevous êtes des gosses de pauvres !
C’est pour ça aussi qu’elle nous envoyait àl’école de la mission alors que la plupart des gaminsde notre âge aidaient leurs parents aux champs.
Quand on partait avec Grand-pa, elle noussurveillait de loin pour s’assurer qu’on gardaitbien les chaussures aux pieds, mais à peine hors devue, on les suspendait à notre cou. Ça allait mieuxcomme ça. On grimpait dans la caillasse, étourdispar la chaleur qui s’élevait des roches. De temps àautre, le bâton du vieux s’abattait sur le sol et,avec mon frère, on se précipitait, le temps de voirle crotale se tortiller comme un beignet qu’onplonge dans la friture. Si c’était un gros, Grand-pa se contentait de l’achever, mais quand c’était unpetit, il s’agenouillait, sortait son couteau et luitranchait la tête.
– On se le fera griller là-haut, grommelait-ilen enfournant le serpent tout sanguinolent dansune des innombrables poches de sa veste. Il n’y arien de meilleur.
Grand-pa, c’était le roi des poches. Il en avaitpour tout : les bouts de ficelle, les graines, sonbriquet, son couteau, ses bières, son tabac… Letissu tout élimé de sa veste disparaissait sousl’épaisseur de celles qu’il cousait lui-même avecla toile des sacs à haricots. Elles étaient en permanence gonflées de tout un tas de trucs sauf cellequ’il réservait à l’argent. Celle-là, je l’ai toujoursconnue plate comme une feuille de papier àcigarette. En quatre-vingts ans de vie, Grand-pan’a jamais trouvé de quoi la faire grossir.
On arrivait sur la crête au moment où la nuits’installait. Le vieux se roulait alors une cigarette,il s’asseyait sur un rocher – toujours le même – etregardait droit devant lui, face au nord. De l’autrecôté de la frontière.
Avec Guillermo, on se mettait à ses pieds et onattendait que le spectacle commence. Les chauves-souris nous frôlaient, le ciel virait au noir profond et très loin, bien au-delà du désert, les villes des ranjeros 2 s’illuminaient. Elles resplendissaient commed’immenses corbeilles de diamants. L’horizon ruisselait de lumières, bien plus que la lune et toutesles étoiles réunies et, le long des autoroutes, lesphares des voitures clignotaient en d’interminables colliers de pierres précieuses. La nuit palpitait de couleurs… Belle comme un rêve.
– Regarde, Adriana, disait Grand-pa en soufflant la fumée de sa cigarette, c’est le cœur de larichesse qui bat là-bas, au pays des ranjeros. Lestoits de leurs maisons sont en or et leurs rues sontpavées d’argent… On raconte que, chez eux, leshommes gagnent en un jour ce que personne negagne ici en une vie… Et leurs femmes se baignent dans des rivières de parfums.
Le bout de sa cigarette brillait dans l’obscurité.
– C’est à peine si on peut imaginer tout ça,nous autres !
– Tu y es déjà allé ?
– Ouaip… Une fois.
– Alors t’as vu les toits en or ?
– Non. Je ne suis pas allé assez loin. J’avais à peine passé la frontière que leurs policiers m’ontpris et m’ont ramené ici.
– T’avais pas le droit d’y aller ?
– Ouaip… Pas le droit… Et puis j’ai pas unetête de riche.
– C’est quoi, une tête de riche ?
– Une fois, à Tijuales, j’ai vu une femmerousse comme de l’or, une ranjera, avec une peausi blanche et si fine qu’on aurait dit la SainteVierge en personne. Tout le monde se taisait à sonpassage, les hommes comme les femmes. Ses yeuxétaient verts… Verts comme des dollars !
– Comme des dollars, répétait Guillermo, lespupilles écarquillées.
Moi, je ne disais pas un mot. J’essayais justed’imaginer la femme aux yeux verts. Avec desyeux pareils, il devait suffire de regarder le mondepour le transformer en or.
Grand-pa débouchait sa première bouteille debière, en buvait deux ou trois lampées et allumaitun feu de bois mort. Il enfilait ensuite les crotalessur des tiges d’acacia et les mettait à griller sur lesbraises. Il nous laissait toujours boire quelquesgorgées et, la tête un peu partie, on grignotait desrondelles de serpent brûlantes, les yeux fixés sur les lumières des villes. De l’autre côté de la frontière. Inaccessibles comme le paradis.
Quand on redescendait, M’man s’assuraitqu’on avait toujours les chaussures aux piedsavant qu’on file se coucher. Derrière le rideau,le père ronflait si fort qu’on pouffait de rire,M’man se retournait en soupirant et le vent dudésert sifflait entre les planches. Guillermos’endormait toujours le premier pendant quemoi, je gardais les yeux grands ouverts enrêvant de la femme aux yeux verts. Jamais lesvilles des ranjeros n’étaient aussi lumineusesqu’en rêve.
Je savais qu’un jour, moi aussi, j’aurais les yeuxverts…

1  Plateau.

2  Abréviation de extranjeros  : les étrangers.
2
 
Grand-pa est mort quelques années plus tard,juste avant la naissance de Belzunce. Ça faisaitdéjà un bout de temps qu’on ne montait plusavec lui sur la crête de la mesa pour y faire grillerdes crotales et voir les villes lumières des ranjeros.Ça faisait un bout de temps aussi qu’avec Guillermo on avait compris ce qu’était qu’une tête deriche : la même que la nôtre, mais en plus clair,sans ces cheveux plats et noirs qui faisaient denous des pauvres à vie, même avec les chaussuresque M’man récupérait.
 
On a tenu encore deux

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