J attends mon mari - roman gay
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J'attends mon mari - roman gay , livre ebook

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Description

J'attends mon mari

Karim Deya

Thiossane et Moctar Saïdou Bâ sont des « Goor jigen », c’est-à-dire des homosexuels. Ils sont épris l'un de l'autre. Mais comment s’aimer entre hommes au Sénégal ? Leur marginalité les contraint à une discrétion absolue faite d’angoisse, parfois de terreur et de désespoir.

Ils n’ont rien à offrir à leur société que leur différence ni rien à recevoir d’elle. La solidarité n’existe plus que pour condamner l’homosexualité que l’on tient pour l’abomination par excellence. C’est un sujet qui embrase les foules. Les hommes politiques en jouent comme d’un paravent béni pour glaner les suffrages populaires, tenter de détourner l’attention des masses des véritables problèmes ou de la réalité de leur propre incompétence.

Tout naturellement, Thiossane et Moctar Saïdou Bâ aspirent à une vie plus sereine et projettent, à cet effet, de trouver refuge en Europe. Ils apprendront que les libertés dites fondamentales et universellement reconnues n’existent nulle part sans accrocs...

Karim Deya, auteur-né, utilise la littérature comme un cri de révolte.

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Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 87
EAN13 9782363079848
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

J’attends mon mari Karim Deya À Maître Alice Nkom, une très grande dame… Seule l’explosion interne du système qui tend à spolier les minorités sexuelles d’Afrique de l’exercice de leurs droits les plus élémentaires sera efficace, et ce sera à vous, à la pertinence de votre combat, un jour, d’allumer la mèche… À la mémoire de David Kato, Roger Mbédé et tous les autres tués derrière les façades de la misère collective, en ces pays d’Afrique où les hommes ne savent toujours pas s’y prendre avec le bonheur c’est-à-dire le respect de la diversité. Leur vie abrégée fut un long cri étouffé, venu du tréfonds de l’angoisse. Et cette mort regrettable les destine à créer aux deux extrémités de la bêtise la plus noire un lever du jour, un chant de couleurs, une musique humaine faite pour la vie et l’égalité. Au coin de leur sacrifice, l’espoir doit marquer sa trace. Mais près de leur souvenir demeure l’impalpable empreinte que laissent les trop profonds désespoirs.
1
Jamais, je n’aurais cru m’asseoir un jour de ce côté-là des hommes, ni devoir confronter les formes établies aux réalités différentes de mon existence. C’est survenu sans crier gare, comme une évidence, lorsque j’ai rencontré Moctar Saïdou Bâ.
Ce qui me coupe de mon pays est un flot de tourments qui charrie en son sein un tabou sans nom, un tabou figé dans mes organes et condensé au plus loin de ma nature intime : comment sceller heureusement mon âme à celle d’une personne du même sexe que moi, au-delà de la répression culturelle et des normalités sociales ?
Je m’appelle Thiossane.
En prenant le risque d’écrire un pan de mon histoire, je suis comme un rescapé de génocide qui se jette sur la vie. C’est un détail minuscule qui me voue aux gémonies de ma société et me ramène sèchement à l’épreuve des ostracismes.
Il était écrit que le particularisme objet de ma persécution naîtrait à Dakar, par un jour pluvieux, dans la trame banale des relents de fritures, de poussière âcre, de caniveaux boueux et peut-être aussi de corps trop odorants. Que ce particularisme naîtrait à Dakar, dans une infime particule du Sahel que l’on nomme joliment « Safari ». Mais ne vous y trompez pas ! Ce n’est pas l'une de ces villégiatures où des touristes en extase peuvent s'amuser à photographier la faune. Safari, c'est mon quartier natal, le quartier de ceux qui ont l'art de la débrouillardise. C'est l'agglomération en plein Dakar de ceux qui se battent pour des miettes de subsistance dans un concert d'optimisme déroutant. C'est la chasse gardée des recruteurs en quête de domestiques de carrière, le lieu où le temps gaspillé en commérages a une utilité thérapeutique. Safari est le réceptacle des apathiques qui s'accommodent de tout et bannissent toute trace d'innovation de leurs valeurs. Mon Safari, c'est l'excursion de la promiscuité, des gîtes construits comme des défis au bon sens, des gosses imaginatifs couverts de poussière qui s'inventent au jour la journée de nouveaux jeux de survie. C'est la fantasia des braves hommes sans autre ambition que la patience et des filles fatales qui limitent tous les possibles au bon plaisir d'un potentiel époux aux aisselles sales !
L’idée de « Dakar-la-capitale-de-la-Téranga » m’a toujours semblé figurer davantage les mirages du quartier du Plateau et ses prétentions de Manhattan, les bureaux climatisés qui y abondent. « Dakar-la-capitale-de-la-Téranga » est une formule qui flatte assurément le cul somptueux des hôtels étoilés, les supermarchés inaccessibles bondés de toutes sortes de raffinements impayables, les restaurants trop beaux pour susciter l’appétit, les Amaldies, les Point E et les Fann-Résidence du gotha local. Mais tout ce brillant n'est que l'alibi fleuri, l'attrape-touristes soigné, le prête-nom prestigieux censé cacher la honte des bas-fonds, des dortoirs pouilleux, de mon Safari (sans photo) et de tous les endroits infréquentables que compte le grand Dakar.
Au départ, il y eut Aminata Sarr, ma mère. Elle était la source de tout ce qui est flasque autour du fleuve Sénégal. C’était une masse anxieuse et résignée, qui ne parlait jamais sinon : « Ne gâche pas ma coiffure. » ou « Ne salis pas mes vêtements » et « Que vont dire
les gens ? » Elle était tellement dressée à se taire que même si on avait été en train de l’égorger, aucun son ne serait sorti de sa bouche. C’était la vie d’une femme. Yaye Aminata Sarr n’avait même pas le chagrin que la vie d’une femme soit ça. Elle avait toujours flairé que la vie d’une femme, c’était ça. Toutes les vies de femmes autour d’elle, c’était ça : une enfilade d’heures creuses, de stationnements ménagers, un boyau de soucis coutumiers, de détresse maritale, d’immobilité bonne enfant, de mort dans l’âme.
Au jour où un Inconnu un peu bref qui devint par la suite mon père la demanda en mariage, Yaye Aminata Sarr s’est vue justifiée de sa vie de femme. Elle rayonna abondamment. Au revoir, l’épouvante des nuits au long cours à chercher un sens utilitaire à sa féminité ! Au revoir les palomas à Dieu, la honte meurtrière d’être une femme seule ! Au revoir, les langues râpeuses qui médisent et claquent comme des fouets sérères sur le dos des sans-mari… Aminata Sarr attrapa au vol sa chance et épousa sans chichi l’Inconnu un peu bref qui en fut illuminé. Avec ses cuisses capiteuses qui juraient avec la minceur de son cou, avec sa chevelure fournie et ses petites dents blanches, Yaye Aminata Sarr était très jolie.
En l’absence de ma grand-mère, laquelle est morte d’une méningite quand ma mère n’était qu’une enfant, l’organisation du mariage fut l’affaire de Mame Sindiély, la voisine qui occupait la maison attenante à celle de mon grand-père. Mame Sindiély était presque de la famille. Elle se dit honorée d’une telle marque d’attention et pleura chaudement. Sans tarder, elle se mit au four de l’événement. D’une poigne de fer, elle dirigea le moulin des noces afin que le mariage d’Aminata Sarr fît date dans les annales des grandes cérémonies dakaroises. Aux frais de Mame Sindiély, la mariée eut droit à des faux cils, des mèches postiches, des boubous de dentelle, du rouge à lèvres importé de Chine. Elle eut droit à des recettes séculaires de bonnes femmes pour faire couiner le mari de passion, droit à des abstractions au henné sur la paume des mains et la plante des pieds. On raconte que dans les faits, Mame Sindiély ne réussit pas à réaliser son vaste projet, mais parvint à imposer à tous, par des astuces psychologiques dont elle seule possédait le brevet, que jamais cérémonie de mariage ne fut plus ravissante que celle d’Aminata Sarr.
Mame Sindiély était une coquette mama égarée entre deux âges, qui vivait seule et dont la maison était le point de convergence des femmes romantiques du quartier parce que, chose exceptionnelle, elle avait la téloche à écran plat. Dans une autre vie, Mame Sindiély avait dû être une secrétaire d’État américaine tant elle savait tout sur tous les sujets et sur tout le monde. Elle vous allongeait de ces secrets-défense avec une légèreté qui froissait les poumons. Elle savait le procédé de fabrication des boules de geisha, elle savait la couleur des petites culottes préférées de la maitresse du cousin du gendre du président de la République, elle savait la cause de l’hyperkératose folliculaire qui adornait la fesse droite d’un gourou de Wall Street. Mame Sindiély se disait mariée à un homme richissime qui l’avait suppliée de le suivre à l’autre bout du monde, quelque part dans l’Oklahoma. Elle avait refusé net, elle était une femme émancipée, elle ne voulait pas dépendre d’un homme, parce que « Garçon, y a pas son bon ! » disait-elle à ses amies médusées. Heureusement, elle avait sa fortune personnelle, elle se suffisait. Et elle vous entraînait dans sa petite chambre en désordre, vous faisait asseoir sur son petit lit bavard, vous faisait jurer le secret. Elle farfouillait longuement dans une boîte métallique qui avait contenu à l’origine des flocons d’avoine Quaker, ménageait l’effet de surprise. Elle vous faisait jurer le secret encore avant de vous sortir cette chose étrange, très sale d’apparence on dirait un caillou préhistorique et de chuchoter sur le ton de la conspiration : « Chut, c’est un diamant cent carats ! Personne d’autre n’en a de pareil dans ce pays. »
Trois-cent-soixante-neuf jours coulèrent dans la mélasse des déceptions conjugales au cours desquels Yaye Aminata Sarr me donna la vie comme un déshonneur infligé à l’Inconnu un peu bref.
Il pleuvait à torrents. Il n’arrêtait pas de pleuvoir ce matin-là. Cette pluie avait une résonnance universelle, et peut-être constituait-elle la jointure aqueuse de ma venue au monde. Il pleuvait sans fin sur la ville comme dans un décor grandeur nature du déluge. Un petit froid bienfaisant s’insérait par tous les pores élastiques, dans l’oxymore des corps nomades qui prenaient des douches gratuites. Il tombait une pluie qui défrayait la chronique des bacchanales soleilleuses et des chaudières cosmiques qui, pas plus tard que la veille, bassinaient les sens en rut. Il pleuvait au nord ; il pleuvait au sud. Et pleuvait une pluie en gammes continues de Do ! Et crépitèrent en Sol des gouttes fâchées sur les artères boueuses. Et par les ruelles inondées s’en allaient des parapluies laïques abritant des peaux noires elles-mêmes perdues sous l’élégie des pagnes-culture en Si. Il versait une pluie en Fa qui engrossait les rigoles d’eaux ocre, de germes typhoïdes et d’immondices voyageuses. Et pataugeaient dans ces eaux, La !, des troupes brunes de pieds cornés. Et vivement s’entonnait en Mi le refrain des pertes célestes, tel un agitato diluvien bigarré de maëlstroms d’éclairs en Ré. Mais il pleuvait dans les entrailles de Yaye Aminata Sarr la transe orageuse de l’enfantement. Ainsi s’amorça en elle la sonate placentaire de mon prénom humide. Et toutes les gammes musicales se soumirent à la contrainte banale qu’elle ressentait d’être ma mère :
Et La miroita en Thios-,
Et Fa s'acheva en -sane.
Et Do se cerna en –sane,
Et Mi se rêva en Thios-.
Car « Thiossane » était ce jour-là la gamme suprême qui cadençait l'envoûtement passif d’un destin de mère incrusté en une vie nouvelle conçue sans désir.
« Cet enfant ne me ressemble pas. Voyez donc la forme de son nez ! Je doute qu’il soit de moi. » fit mon père en m’examinant sous tous les angles obtus. Et il prit à témoins les parents et amis accourus aux nouvelles, de la contrefaçon de mon nez. Yaye Aminata Sarr se tut. On la somma d’avouer ses infidélités. Elle se tut. On fit une communication scientifique sur la provenance de mon nez désavoué : « Les ailes du nez de l’enfant ressemblent exactement à celles de Ndiaga Ndiaye le tailleur. », « Non. Le sinus frontal est une copie conforme de celui de Malick le boutiquier. », « Ah, cette trompe d’Eustache, il n’y en a pas deux comme ça dans tout Dakar ! Je donne mon gros orteil à couper que cet enfant a quelque chose à voir avec Abdou le charretier. » Yaye Aminata Sarr se tut. Tel un manguier, on la secoua rudement aux branches. Aucun mot fruit ne tomba de ses lèvres serrées. Alors, on entreprit de l’effrayer avec des croquis d’ossements de Murambi, des images de goulag et de bébés Thalidomide, des cauchemars de Nagasaki, des fours crématoires d’Auschwitz-Birkenau suintant d’odes putrides. Elle resta de marbre, fit avec talent la morte. Déconcerté, on la prit à l’écart avec des précautions de chirurgien cervico-facial. On lui donna des paroles givrées de sucre roux. On lui rappela des tendresses partagées jadis à l’ombre des soupirs. Elle resta de glace, un peu reine de Saba malgré elle. À bout de nerfs, on l’ignora stratégiquement. Puis, on adopta contre elle un bec de lièvre et une patte de grue cendrée pour que le mari bafoué lui
pardonnât quand même cette turpitude passible de lapidation sous des cieux moins cléments. On remua des fonds de traditions tolérantes pour apaiser l’époux déshonoré et tenter de rabibocher les deux chiens de faïence. Il fut question d’obliger la femme adultère à s’agenouiller devant l’Inconnu un peu bref, le front très bas, les bras jetés en écharpe dans le dos. Yaye Aminata Sarr se tut. Elle s’exécuta. Sur ce, la vie reprit où on l’avait laissée. Moi, je grandissais, le regard trop grave pour être celui d’un innocent. Je grandissais parmi les insultes almoravides et les coups bantous que l’Inconnu un peu bref prodiguait régulièrement à Maman. Et un soir, l’Inconnu un peu bref redemanda à Maman d’une soupe particulièrement savoureuse. Il venait d’en avaler cinq assiettées. Il n’y avait plus de soupe. Il entra dans une fureur à couper au couteau. Il accusa Maman de vol et de famine. Il la battit à lui déboîter un bras. Il lui fit des tatouages tribaux le long du dos. Il la ramassa, la déposa avec bagages et enfant chez son père, mon grand-père maternel, comme on dépose un sac-poubelle devant une porte-cochère. Il n’eut qu’un mot : « Je n’en veux plus. » et sortit de notre vie. J’avais six ans bien sonnés.
Maman se tut de plus belle. Elle restait prostrée, absente, d’invisibles fardeaux lui broyant les épaules. C’était une masse anxieuse et résignée, qui ne parlait jamais sinon : « Ne gâche pas ma coiffure. » ou « Ne salis pas mes vêtements. » et « Que vont dire les gens ? » Ce fut son grand classique jusqu’au jour où Aminata Sarr devint Marie-Élisabeth Sarr dans les vives eaux de Jésus-Christ et le mensonge d’un autre homme, celui-là chrétien catholique, catéchisé, baptisé, communié, confirmé et totalitaire.
Avant d’épouser Maman, le chrétien catholique totalitaire avait exigé qu’elle acceptât au préalable Jésus-Christ comme son sauveur personnel. Maman se tut, elle obtempéra. Cela déplut gravement à mon grand-père. Parce qu’en cette vie, la religion constitue le lien affectif et social par excellence, qu’elle ne lie pas les êtres humains à un quelconque dieu sadique, mais uniquement à leurs semblables coreligionnaires ; parce que toutes les religions sont sectaires par essence, qu’importe la similitude des enseignements qu’elles ressassent. Maman se tut. Elle brava le mécontentement de son père et partit faire l’expérience des mystères douloureux au bras de Constant Aboubacar Dieng, le chrétien catholique totalitaire. J’avais huit ans.
Le baptême chrétien de Maman fut une belle cérémonie qui me changea un peu du train-train de la Sunnat. J'ai presque aimé l'atmosphère disciplinée et recueillie de l'église, ces pesanteurs cérémonieuses à la fois dignes et insensées ; le décor énorme fait de fresques à l'effigie du calvaire christique ; les statues mariales, voilées, souriantes et doucement fleuries, les costumes immaculés des officiants, l'odeur de l'encens, la langue dansante des cierges obèses, tout ce charivari sacerdotal qui compose la particularité des églises catholiques romaines.
Dieu, au travers du père curé, remâcha ses sempiternels commandements à l'assistance silencieuse, comme coite de regrets à la réminiscence de ses derniers péchés, et notamment aux fraîchement communiés qui auraient fait acte de foi, paraît-il, en acceptant la blanche hostie. Nous louangeâmes « le divin enfant ». Nous célébrâmes « l’Éternel ». Nous chantonnâmes la gloire de Dieu « au plus haut des cieux ». Nous récitâmes des barriques pleines de Je vous salue Marie. Nous psalmodiâmes avec émotion des tonneaux vides de Notre père. Nous trémoussâmes avec entrain des hosannas, des « Jéricho », et je certifie que c'était très beau. Mais une fois la messe finie, tout fut à nouveau rendu au diable ! Car, après que le Yang, en la personne de l'Enfant Jésus, fut crucifié sur le pas culte de la paroisse, on fit triomphe au Yin avec tout ce que cela comporte de ragots, de méchancetés et d'hypocrisie !
À la réception, ce fut un cabotinage de pharisiens endimanchés avec dans la bouche des rangées d’« Amen ! » comme autant de dents pourries. Ce fut un carnaval de vêtures multicolores, souvent amidonnées, des cathédrales de bijoux fantaisie et des turbans tarabiscotés pour les femmes. Abondance de fanfreluches, de visages maquillés, d'effluves de parfums rancis. Nous commençâmes par danser au son du dernier succès chrétien où il était question du feu d’un Saint-Esprit, de buissons ardents et d’autres incendies encore. Nous chorégraphiâmes saintement notre joie d'être de cette fête sanctifiée. Nous inventâmes des pas de danse-tabernacle, des jeux de hanches-ciboire pour brouteurs de missel en jaquette dorée. Puis, ce fut midi et arriva le moment tant attendu de se sustenter. Nous mangeâmes ferme aux frais de la Marie-Elisabeth. Nous remangeâmes gras à la santé de la fille du Christ. On l'embrassa, on la congratula, on la remercia en souhaitant que tous les dimanches à venir ramènent d'autres brebis égarées à Yahvé… Ainsi s’en est allée ma mère au bras d’un chrétien catholique totalitaire, par un dimanche abâtardi qui fellata l’imminence érectile de mon abandon.
Yaye Aminata Marie-Élisabeth Sarr ne voulut pas de moi dans son nouveau foyer. Elle avait ses raisons, mais ne les divulgua pas. C’était une masse anxieuse et résignée, qui ne parlait jamais sinon : « Ne gâche pas ma coiffure. » ou « Ne salis pas mes vêtements. » et « Que vont dire les gens ? » J’échouai dans les boubous délavés de Mame Mamadou Sarr, mon grand-père maternel, ci-devant homme à la bonté proverbiale, boy-cuisinier en retraite, désormais perclus de rhumatismes qui lui font traîner les pieds comme les eaux du Niokolo Koba. J’avais neuf ans.
C’est à cette même époque que la surdité me frappa de son bâton mat. Au commencement étaient d’insignifiants bourdonnements, et les bourdonnements se firent otite moyenne. Et l’otite moyenne vit qu’elle avait le champ libre, et l’otite moyenne se mua en une surdité profonde, bilatérale, d’allure sévère. Du jour au lendemain, les boulons de mon rapport auditif au monde s’en trouvaient desserrés. Syncopes, silences opaques, larmes, désespoir ! Le choc fut cinglant. Pour tous, subitement, j’étais devenu une sous-personne, un attardé mental. J’étais devenu pour tous le « sourd », le « dur de la feuille », le « bouché », la « petite oreille blette ». Pour tous, j’étais l’engin motorisé dépourvu d’arbre de transmission qu’il fallait remiser au garage des exclusions sonores, loin des courtoisies orales, des conversations interceptées sur le pouce, des verbes transitifs directs conjugués au débotté. À l’école, je dus faire face à l’adversité des railleries. Je bûchai deux fois davantage pour des brisures de notes condescendantes. Je trimai au hasard des lupanars du savoir. Je me défonçai aux drogues dures de la détermination, et pour la forme, je torturai tant mon cerveau habitué aux bêtises bruyantes que chaque soir, j’en revenais un peu plus K.O. !
Les chansons, les moindres frétillements bruissants qui peuplent la vie ordinaire me devinrent soudainement un supplice de Tantale, un plaisir inaccessible, à jamais refusé. Que faire d’une telle infirmité quand on a l’âge si tendre, et des pages, et des mondes de pages vierges à gribouiller, devant soi ? Mais je finis par prendre mon handicap sur le ton d’une volupté épidermique : je devins tactile en tout. De l’instruction que je poursuivis avec rage jusqu’en classe de terminale à la langue des signes que j’appris inutilement. Du stylo bille et du carnet qui ne me quittaient plus, que je destinais aux âmes alphabétisées qui voulaient bien m’écrire la bonne nouvelle. De la masturbation solitaire au savon de Marseille qu’adolescent, je m’imposai trois fois par semaine pour pallier la difficulté de la rencontre sexuelle lorsque la girouette du désir vous guide à contre-courant des usages, que de surcroît vous n’êtes plus fichu d’entendre les beuglements du cofornicateur… donc de ces gestes auto-érotiques, puis de mes premiers émois sensuels émoussés à deux jusqu’à ma rencontre
avec Moctar Saïdou Bâ, je devins tactile en tout.
C’était jeudi, le soleil éclatait d'un gros rire dans le ciel. Il éclatait de rire le soleil, et je n'entendis que mon cœur qui battait le bongo de ce garçon, rien que la lame douce de mon désir de lui, qui me transperçait de toutes parts.
J’avais fait la connaissance de Moctar Saïdou Bâ par le plus grand des hasards et les bons offices des technologies de la communication. Même pauvre, même sourd, on possède tous un téléphone portable quelque part. Les arnaqueurs des multinationales télécom y veillent, les battues publicitaires en font le but suprême de notre existence. Crédit d’appel, recharges, compte principal actif, prépayé, postpayé, réseau, tant de mots combustibles à vous mazouter en catimini les soutes cervicales !
Voulant adresser un texto à un ancien camarade d’école, je m’étais trompé d’un chiffre à la saisie du numéro de ce dernier. Et le message alla tomber dans l’escarcelle de Moctar Saïdou Bâ. Il eut la courtoisie de me détromper par un mot de retour orthographié comme une déclaration de guerre de rebelle touareg : « Slt, u t7 trmpé 2 numb. Mw c7 Moctar, mè j kiffe tn msg. J vx kn sw pote, cmn tapel u ? » Je m’excusai brièvement de mon erreur en pensant couper court à cet attentat terroriste contre l’Académie française. Mais Moctar insista tant que je finis par sourire à l’idée de converser avec un inconnu par petits textes interposés. Nous échangeâmes des alizés boréaux, des pluies et des beaux temps. Cahin-caha, nous nous trouvâmes des tonnes d’affinités. Je lui parlai de mon état de surdité. Il m’en consola avec des mots simples et m’assura que cela ne pouvait revêtir aucune espèce d’importance en amitié. Il me demanda si j’avais une femme dans ma vie. Je lui répondis que non, que je n’aimais sexuellement que les garçons. Mon œsophage souffrit des contractions de ma propre audace. Mais il me dit : « Mw oci ! Mè c7 1 secré. Person n dw savwr. » Nous projetâmes de nous rencontrer.
Je revois Moctar Saïdou Bâ parmi la foule, à Grand-Yoff. Il me donna l’impression immédiate de la détresse qui marche. Il était de la plus pure extraction aérienne, avait le visage d’un homme en apesanteur, et avançait au milieu des gens et de l’animation dense sans prêter attention à rien. Il fallait qu’un passant le bouscule pour qu’il sorte de sa rêverie et y replonge aussitôt. Moctar Saïdou Bâ était beau. C’était la première chose qui frappait. Taille élancée, de petits yeux noirs, les sourcils épais, le regard excessif, le nez aquilin avec quelque chose de lointain et de cassé, assurément viril. On avance tant de théorèmes sur ce que doit être la virilité !
Il leva la tête comme un ballon dans l’air, sembla chercher autour de lui la bouée de la chemise rouge à rayures noires que je lui avais indiquée, me trouva en chemise rouge à rayures noires, assis nonchalamment sur un banc.
— Salut, c’est moi Moctar, content de te voir, m’écrivit-il plus pacifiquement sur un bout de mon carnet, déjà un peu stupide de gaucherie dans cette rencontre de la vis de l’ouïe parfaite et de l’écrou de la déficience auditive.
— Je m’appelle Thiossane. Ravi, enchanté, lui dis-je d’un timbre de retour à l’envoyeur.
À l’époque où je connus Moctar Saïdou Bâ, il allait exagérément sur ses trente-trois balais. Autodidacte, d’une intelligence vive, il était formellement de la trempe d’un premier de la classe. Mais faute de fric, il n’avait pu prétendre aux sommets de l’instruction que lui promettaient ses capacités intellectuelles. C’était cela l’apartheid de la scolarisation en
Afrique, une ségrégation révoltante entérinée sur la base des dispositions financières, les plus doués potentiellement pouvant être à tout moment détournés de l’échelle scolaire au profit de la marmaille des puissances d’argent.
Moctar Saïdou Bâ était au chômage après avoir travaillé pendant douze ans comme fossoyeur au cimetière de Yoff. Équipé d’une daba, d’une pelle, d’une pioche et de son désir d’avenir, Moctar avait consacré ses journées à faire l’architecte pour le bien-être des « notre regretté ». Il s’était spécialisé dans la construction de patios funèbres pour esthètes hédonistes d’outre-tombe qu’il édifiait au gabarit de mille ellipsoïdes, paraboloïdes et hyperboloïdes de première main. Au début, Moctar avait la même appréhension que tout le monde vis-à-vis des morts. Mais il fallait bien qu’il travaillât. Il tua en lui la peur en se disant qu’un jour, il sera lui aussi à l’article de la mort. Il mit finalement un grand cœur à la tache. Il soigna ses ouvrages avec une délicatesse qui plongeait ses racines dans l’espérance de bénéficier à son tour des mêmes égards doux. Il n’était pas rare qu’il glissât discrètement des chatteries au gingembre dans les caveaux. On a trop tendance à oublier que les morts sont des êtres vivants en apnée dans l’éternité, qu’en sortant par à-coups de leur léthargie éternelle pour jeter sur le monde un regard nostalgique, ils peuvent être pris, comme tous les êtres vivants, d’une fringale de calories.
L’agencement du cimetière où travaillait Moctar Saïdou Bâ était en soi un baiser-ventouse appliqué à la folie sur la bouche de Karl Marx. C’était une clef à molette destinée à déboulonner des résidus de naïveté sur la prétendue égalité des hommes, dans la vie, dans la mort. Au cimetière aussi, il y avait des squares en fleurs, des prés carrés résidentiels, des mausolées de Djenné, des palais ashanti, des stupas de fils de Garamantes interprétés par des pierres tombales étamées de cuivre frissonnant, des sépultures ornées de frises de métaux précieux et de marbre à paysages. Beaucoup plus loin dans le même cimetière, dissimulés à la vue des âmes sensibles, telles des offenses à la bienséance, il y avait les bidonvilles mortuaires. Les bidonvilles mortuaires se signalaient par la barbarie des...
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