Des Orages et des Loups
250 pages
Français

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Des Orages et des Loups , livre ebook

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Description

Après un long exil à l’étranger, Elie Rouveyre aspire à retrouver la maison de son enfance et à redonner vie à l’entreprise paternelle. Mais les choses ont bien changé en son absence, entre difficultés familiales et conditions économiques incertaines l’avenir est plutôt morose et la présence d’inquiétants voisins fait peser une menace sur ses projets d’installation.


Un enfant inconnu, deux adolescents fugitifs, une mère revenue d’entre les morts, une belle-mère tyrannique et une belle sœur pleine d’imprévu l’entraînent tour à tour à modifier quelque peu ses perspectives. Et son amour pour une belle terroriste, jusqu’où risque-t-il de l’entraîner ?

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 17 octobre 2017
Nombre de lectures 5
EAN13 9782368322994
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0075€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Florence LEVET
Des orages Et des loups
Roman
DES ORAGES ET DES LOUPS
I
Il n’y avait pratiquement personne, en cet après-midi de juin 1975, à l’intérieur du vieil autobus brinquebalant qui gravissait péniblement l’étroite route serpentant à flanc de colline dans ce coin reculé de l’Ardèche Juste derrière le conducteur, une femme sans âge habillée de noir se tenait immobile et hiératique à l’instar de quelque statue antique. Trois rangées plus loin somnolait un vieillard, accompagné d’un petit garçon qui tentait malgré les cahots de lire un journal illustré. Enfin, tout à fait au fond, se distinguant des autres par le regard attentif qu’il portait sur le paysage, était assis un homme plutôt jeune, les mains abandonnées sur les genoux.
Pauline était peut-être morte… Tout en redécouvrant, à travers les vitres poussiéreuses, les lieux familiers de son enfance, Elie Rouveyre ne pouvait se défaire de cette pensée. Oui, elle était peut-être morte à présent, Pauline, sa femme, qui l’avait quitté depuis plus de dix ans, Pauline qui aimait la vie facile, les plaisirs et les fêtes, Pauline qu’il avait épousée l’été de ses dix-huit ans parce qu’il ne pouvait pas se passer d’elle… Qu’était-elle devenue, pendant tout le temps de leur séparation, pendant qu’il était, lui, à l’autre bout du monde ? Comment avait-elle vécu ? Et quelle affection maligne avait eu raison de sa robuste santé, alors qu’elle n’avait pas même trente-cinq ans ?
Machinalement, le jeune homme sortit de sa poche la lettre lue et relue depuis quelques jours, parvenue entre ses mains par il ne savait quel miracle après avoir parcouru pendant des mois des milliers de kilomètres à sa recherche, la lettre sur laquelle il revenait sans cesse se perdre en conjectures depuis qu’il en avait pris connaissance.
« Pauline est très malade », disait sans autre entrée en matière le très laconique message émanant de sa belle-mère. « Elle n’a plus que quelques mois à vivre et depuis qu’elle le sait elle te réclame tout le temps. Tu ne peux pas refuser de la voir et d’ailleurs nous avons besoin de toi pour régler un problème important qui ne peut pas traîner. Débrouille-toi pour venir le plus vite possible, nous t’attendons ».
Pas d’explications complémentaires, pas de formule de politesse ou d’affection non plus, aucune note personnelle, seulement une signature griffonnée tout juste identifiable… Tout en retournant entre ses doigts le feuillet froissé et écorné, Elie continuait à s’interroger. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Quel genre de problème important pouvait bien requérir sa présence immédiate ? Quelque affaire d’argent ? Non, certainement pas, Pauline et lui n’avaient jamais été attachés à ce genre de choses, aucun des deux n’avait de fortune ni d’intérêt pour le profit. Mais pourquoi voulait-elle tant le voir après ce silence de dix années ?
Quoi qu’il en fût, il était venu. C’était sans doute grâce à quelqu’une de ces coïncidences ourdies par la Providence que cette missive lui était parvenue au moment même où il avait décidé de son côté de revenir au pays et d’y reprendre sa place. La vie n’avait pas toujours été tendre avec lui et, maintenant qu’il s’estimait arrivé à un tournant de son existence, il aspirait à retrouver un port d’attache, des racines sur un coin de terre qui fût bien à lui et que rien ni personne ne pourrait lui contester.
Ayant enfin dépassé le sommet de la colline, l’autobus descendait maintenant vers la vallée, là où des arbres plus hauts et plus verts annonçaient la présence d’un cours d’eau. Encore quelques virages et le village apparaîtrait, à mi-pente, blotti dans un repli de terrain. La route était mauvaise, les voyageurs, secoués de côté et d’autre à l’intérieur du véhicule, devaient se retenir aux barres d’appui des sièges pour ne pas se cogner.
Elie s’était cependant mis debout. Cherchant à assurer son équilibre précaire, les jambes écartées, il leva les bras pour attraper dans le porte-bagages au-dessus de lui la grosse valise marron où il promenait le plus clair de ses biens, puis, sans se rasseoir, il sortit de sa poche son paquet de cigarettes et en glissa une entre ses lèvres sans l’allumer. Déjà l’autocar ralentissait en pénétrant dans le village, tournait et stoppait sur la place centrale. Le jeune homme ramassa sa veste et gagna la sortie, au moment où le chauffeur annonçait, d’une voix empreinte de la lassitude que confère la routine :
« - Valéras… ».
Elie passa près de lui, le saluant d’un signe de tête. La portière se referma, il se retrouva seul sous les platanes en train de regarder le lourd véhicule de transports en commun disparaître entre les maisons. Il hésita quelques secondes, la veste pendue à l’épaule et la valise à la main, puis il se décida à allumer sa cigarette et à traverser en direction des quelques boutiques qui ouvraient sur la place, du côté opposé à l’église. Il était parti tôt ce matin, la faim commençait à se faire sentir.
Au passage il s’arrêta à la fontaine publique, posa sa cigarette en équilibre au bord de la vasque, fit couler de l’eau dans ses mains et s’en aspergea généreusement le visage, le cou et la poitrine avant de boire à longs traits. Elle était bonne et fraîche, elle venait directement de la source, et l’ombre des platanes aussi était douce au voyageur fatigué. Mais il n’était pas seulement venu ici pour flâner à la recherche de ses souvenirs, sa belle-famille paraissait l’attendre avec une certaine urgence, urgence qui n’avait sans doute fait que s’aggraver pendant tout le temps où la lettre l’avait poursuivi au fil de ses diverses adresses connues. Ce qui était pressant deux mois auparavant était sans doute désormais impérieux. A moins qu’il ne fût même trop tard ?... Le jeune homme se redressa, s’essuyant les lèvres d’un revers de main, avec l’intention d’acheter quelque chose à manger avant de continuer son chemin. Reprenant sa Gauloise et son bagage, il acheva de traverser la place et entra à la boulangerie.
La porte poussée, il se retrouva face à un vieil homme qu’il ne reconnaissait pas. Il se rappelait bien, pourtant, le boulanger et sa famille, mais sans doute avaient-ils quitté Valéras pendant son absence. Brusquement démonté par la présence de cet inconnu, ce fut d’un ton mal assuré qu’il s’enquit de savoir si l’on pouvait lui détailler le quart d’un pain. Le vieux se mit à ricaner, d’un rire grinçant et désagréable, tout en répétant :
« - Un quart de pain, voyez-moi ça, un quart de pain ! ». Elie le regarda sans insister, voulut répliquer et, se rendant compte de l’inutilité d’une argumentation en face d’un tel interlocuteur, il sortit sans ajouter un mot, poursuivi par la voix de crécelle. Sans se décourager toutefois, il entra à côté, à l’épicerie. Sans doute cette fois son entrée avait-elle été trop discrète, la boutique était déserte. Mais il y faisait frais et ce n’était pas déplaisant. Le jeune homme patienta quelques minutes, tout en se disant qu’il aurait pu emporter gratuitement toute la marchandise qu’il aurait voulue sans témoin, observant autour de lui, avant de tousser légèrement pour attirer l’attention. « - Voilà, voilà, je viens », répondit tout aussitôt une voix dans l’arrière-boutique. La commerçante était ici une très jeune fille, sans doute Elie l’avait-il connue enfant, il se souvenait que l’épicier avait une famille assez nombreuse, mais avec dix ans de plus elle ne pouvait pas ressembler à la fillette qu’elle avait été. Elle portait une blouse bleu ciel en nylon, informe et trop longue pour elle, qui devait être son seul vêtement par cette chaleur, et elle mâchonnait du chewing-gum. « - Qu’est-ce qu’il vous faut ? », questionna-t-elle en le voyant demeurer silencieux. Echaudé par sa précédente expérience, Elie se contenta de désigner du geste le fromage qu’il convoitait, un de ces gros fromages de montagne à croûte brune dont il avait depuis longtemps perdu le goût. La petite prit le grand couteau, le posa légèrement sur le bord du morceau et consulta du regard son client. « - Comme ça ? Un peu plus ? ». Il acquiesça d’un signe de tête et dit seulement : « - Merci ». Elle ébaucha un demi-sourire en découvrant que cet étranger taciturne parlait français, coupa le fromage, l’enveloppa et le plaça sur la balance. Elie ramassa encore deux pommes au fond d’un cageot et les posa sur le comptoir. Puis il regarda la jeune vendeuse compulser avec attention le cadre de sa balance et écrire soigneusement les prix sur un petit calepin, avec un crayon attaché à un bout de ficelle passé dans une boutonnière de sa blouse. « - Ca fera quatre francs soixante-quinze », annonça-t-elle enfin. Elie tira de sa poche une poignée de monnaie et coinça sa veste sous son bras pour chercher l’appoint au creux de sa paume, clignant des yeux par-dessus la fumée de sa cigarette, tandis qu’elle le regardait faire sans marquer d’impatience, mâchant placidement son chewing-gum. Et alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux avec un bref salut, la porte s’ouvrit sur la patronne de la boutique qui venait de l’extérieur. Elle, elle le reconnut sans hésiter et ce fut réciproque, elle s’exclama dans l’instant :
« - Pas possible, le fils Rouveyre ! ».
Il acquiesça en souriant. Il s’était bien attendu à ce genre de situation, il ne souhaitait toutefois pas s’attarder pour l’instant et il se contenta de saluer la brave femme. Mais celle-ci ne l’entendait pas de cette oreille, elle l’entreprit aussitôt sur le ton familier d’autrefois. « - Te voilà revenu au pays ? Tu es de passage pour liquider tes affaires là-haut ? - Liquider ? Non, pas du tout », corrigea Elie à contrecœur, comme il ne se souciait pas de donner maintenant des explications sur la conduite qu’il entendait tenir. « Excusez-moi, je suis pressé, je reviendrai. - Oui, je comprends, tu vas là-bas… ». Le geste de l’épicière désignait, par-delà les façades les plus proches, la direction de la demeure des beaux-parents d’Elie. Elle ne l’acheva pas d’ailleurs, comme si elle se demandait à elle-même ce que connaissait au juste le jeune homme des événements qui s’étaient déroulés pendant son absence, et elle n’insista pas lorsque son visiteur gagna la porte. Dehors, Elie retrouva la chaleur et le soleil. Il se mit en route, jeta sa cigarette et dévora ses provisions tout en marchant. La maison de sa belle-famille s’élevait à l’extrémité de la rue principale de Valéras au fond d’un jardin, un peu à l’écart, il lui fallait passer devant les autres demeures endormies à cette heure de l’après-midi le long de la voie déserte. La plupart des volets étaient tirés sur les façades inondées de soleil et nul bruit ne filtrait à l’extérieur. Au fur et à mesure qu’il progressait, Elie avait la sensation de vivre une sorte de rêve éveillé que seul troublait l’écho de ses pas sur la chaussée sonore. L’asphalte fondait par endroits et s’enfonçait sous son pied, le poids de la valise tirait sur son bras, accentuant la légère boiterie laissée par l’accident qui l’avait contraint à envisager de changer d’existence. Il était pourtant pressé d’arriver, maintenant, et il forçait son allure, aiguillonné tant par le désir de savoir enfin ce qui l’attendait ici, avec toujours cette angoisse au fond de lui-même à l’idée qu’il pouvait ne pas revoir Pauline, que par l’envie de repartir et d’aller plus loin, là-haut sur la colline, chez lui.
Tout devait être à l’abandon cependant depuis la mort du vieux, de son père, qui avait suivi de peu la fermeture de la scierie familiale. Mais c’était quand même là que le jeune homme avait passé son enfance et qu’il avait laissé une partie de lui-même lorsqu’il avait dû s’en aller. Pauline, elle, n’avait jamais pu s’habituer à cet endroit sauvage, isolé et battu par les vents et elle n’avait eu de cesse qu’elle ne l’eût emmené loin de là. Mais Elie n’était pas un homme des villes, dont il n’appréciait ni le mode de vie ni les distractions. Et c’était bien la ville qui les avait séparés, chacun s’enfonçant dans un monde différent où l’autre n’avait aucun moyen de le rejoindre.
La maison n’avait pas changé, elle était toujours là, tapie derrière les arbres qui ne laissaient apercevoir que le toit de tuiles d’un rouge passé. Elie poussa la grille, qui grinça comme autrefois sur deux notes, et traversa la cour. L’herbe avait jauni au soleil de chaque côté de l’allée de graviers, les fleurs aussi, au pied du perron, avaient soif, seul le rosier rouge vigoureux continuait à monter hardiment à l’assaut de la façade. Comme aucun signe de vie ne se manifestait, Elie monta les quelques marches du
perron et frappa à la porte de ses doigts repliés. Le son des coups contre le battant lui parut incongru dans le silence qui l’entourait, seulement rompu par le crissement des cigales. Mais, presque aussitôt, il y eut des pas précipités à l’intérieur et le vantail s’ouvrit.
C’était Nadine, la plus jeune des sœurs de Pauline. Surprise, elle observa avec curiosité ce grand diable maigre et brun planté en haut des marches avec sa valise, qu’elle ne voyait qu’à contre-jour, et elle hésita à le reconnaître. « Comme elle ressemble à Pauline ! », songea d’abord Elie en la découvrant, au point d’en être un instant troublé. Elle était encore toute gamine lorsqu’ils avaient quitté Valéras, sa femme et lui, et il ne lui avait jamais accordé beaucoup d’attention à ce moment-là. Mais en la revoyant maintenant, beaucoup plus tard, il était frappé de sa beauté et il demeurait immobile, les yeux fixés sur elle, sans lui adresser la parole. Pourtant non, si elle avait des traits communs avec son aînée elle était en fait différente, cela ne tenait pas tant à sa physionomie ni à la couleur de ses cheveux, c’était plutôt quelque chose dans son expression, dans son regard… « - Je… Vous… Enfin, tu es Elie, sans doute ? », questionna enfin la jeune fille, embarrassée par le silence que conservait son visiteur. Il eut un demi-sourire et acquiesça d’un signe de tête. « - Je suis venu à cause de la lettre. Mais Pauline… ? ». Il ne put achever sa question, elle ne l’écoutait déjà plus, elle revenait sur ses pas en annonçant à la cantonade : « - C’est Elie ! ». La belle-mère du jeune homme se montra à son tour, s’essuyant les mains à son tablier. Une odeur de confitures – de cerises ? de prunes ? – flottait dans l’air. Elle toisa son gendre de la tête aux pieds comme pour s’assurer que c’était bien lui. « - Tu arrives trop tard », laissa-t-elle tomber sans s’embarrasser de salutations, comme s’ils s’étaient quittés la veille. « Pauline est morte la semaine dernière ». Elle l’avait toujours tutoyé, devant elle il redevenait, malgré ses trente-deux ans, le petit galopin sans le sou qui avait séduit sa fille aînée. Une expression de souffrance bouleversa quelques secondes les traits du garçon, il passa sa main sur son visage d’un geste machinal. « - Votre lettre m’a couru après, je ne l’ai reçue que depuis quelques jours. Mais quand je l’ai eue, j’étais déjà en train de faire mes valises, j’avais mon billet de retour pour la France en poche, je n’ai pas perdu de temps. Pourquoi vous ne m’avez pas prévenu plus tôt ?
- Comme si c’était facile ! On a eu assez de mal à retrouver ta trace, il a fallu faire des recherches… D’ailleurs je ne pensais même pas que tu viendrais. Mais Pauline y tenait.
- Et pourquoi je ne serais pas venu ?
- Il y a tellement longtemps… - Elle est morte de quoi, Pauline ? - Le cancer. C’est allé très vite, il paraît que plus ça prend jeune plus ça galope, cette saleté. - Et… Elle a beaucoup souffert ? - Oui, surtout à la fin, malgré les remèdes. Tu l’aurais vue, tu ne l’aurais pas reconnue tellement elle avait maigri, ma pauvre fille… ». Enfin un signe de vulnérabilité chez cette femme au caractère fort, l’émotion faisait soudain trembler sa voix, la perte de son aînée était encore trop récente pour que la blessure fût déjà cicatrisée. Elie hocha la tête, incapable de trouver les mots qu’il aurait fallu prononcer. Le regard perdu, il essayait d’imaginer Pauline malade, Pauline qui aimait tant la vie et qui débordait de santé, il ne pouvait l’imaginer autrement que dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, avec son corps souple et ardent, ses longs cheveux blonds et ses yeux gris enjôleurs. « - Ca te fait de la peine ? », questionna sa belle-mère en l’entraînant vers la cuisine, où elle avait abandonné sa tâche pour venir au-devant de lui. « - Je ne sais pas », dit-il sincèrement, il était au-dessus de ses forces d’analyser présentement les sentiments qui l’agitaient à l’annonce de la nouvelle. « - Ne me dis pas que tu l’aimais encore ? - Je n’ai jamais pu l’oublier ». Il y eut un petit silence après cette affirmation nettement proférée. Elie enjamba le banc et s’assit, appuyant ses coudes sur la table. Sa belle-mère s’installa de l’autre côté, en face de lui, elle repoussa de la main les fruits qu’elle était en train d’éplucher – finalement c’étaient des fraises – et elle regarda attentivement son vis-à-vis en pleine lumière, l’obscurité régnant dans le couloir ne lui avait pas permis d’évaluer les changements survenus dans sa personne ces dernières années. Rolande Montiel n’avait jamais beaucoup apprécié son gendre et elle n’avait d’ailleurs pas approuvé le mariage de sa fille. Mais aujourd’hui de l’eau avait passé sous les ponts, la femme autoritaire d’autrefois avait vieilli et, à défaut d’avoir acquis l’indulgence qui n’était pas dans son caractère, le malheur qui venait de la frapper, en la contraignant à accepter ce qu’elle ne pouvait empêcher, lui avait au moins enseigné la patience et la résignation. « - Qu’est-ce que tu as fait, toi, pendant tout ce temps ? », questionna-t-elle brusquement. Elie releva la tête et rencontra le regard de Nadine, qui s’était assise près de sa mère. Non, décidément, elle ne ressemblait pas vraiment à Pauline, ses calmes yeux bruns n’avaient pas la vivacité de ceux de son aînée, elle n’avait pas non plus son petit nez
impertinent ni ses lèvres bien ourlées, elle paraissait n’être qu’une pâle ébauche dont Pauline aurait représenté l’achèvement. « - J’ai passé dix ans sur des chantiers, là-bas, au Brésil, à faire des routes et des villes », expliqua succinctement Elie, peu disposé à donner des détails. « - Et tu voulais revenir en France, maintenant ? - J’ai eu un accident avec une machine… Et j’ai perdu ma place. - Un accident grave ? - La jambe gauche écrasée, on a failli me la couper, je m’en suis sorti. Mais je suis resté boiteux ». Il y eut de nouveau un silence tandis que les deux femmes digéraient la nouvelle, dans l’étroit couloir elles n’avaient pu prendre la mesure de sa démarche inégale, le défaut n’était pas très marqué. Et, à ce moment, un petit garçon blond d’une dizaine d’années poussa la porte qui donnait derrière sur la cour. Il s’arrêta net à la vue de l’étranger, qu’il fixa intensément de ses yeux sombres avant de se réfugier près de Nadine. « - Qu’est-ce que tu viens faire là, toi ? », lui lança la mère de la jeune fille. « Je croyais que tu étais chez Louise avec tes cousins ? ». Le gamin secoua la tête et son interlocutrice répondit à sa place. « - Naturellement, vous vous êtes encore disputés ». Mais elle n’insista pas sur ce sujet et, de nouveau, le silence retomba sur la pièce. Elie perçut la gêne qui s’était installée dans l’atmosphère et il eut l’intuition qu’on semblait hésiter à lui dire quelque chose. Que lui avait-on caché ? Pourquoi l’avait-on fait venir, en fin de compte ? « - Bon, il y a autre chose que je dois savoir à propos de Pauline avant de repartir ? ». Les deux femmes s’entreregardèrent. Le jeune homme s’était levé de son banc et, les deux mains appuyées au rebord de la table, il les fixait l’une après l’autre, attendant leur réponse. « - On t’a fait venir à cause du petit », lâcha enfin Rolande. Et comme si ce demi-aveu les avait soudain libérées, elles se mirent à parler en même temps. « - On ne peut plus le garder ici. - Nadine va se marier bientôt, elle n’aura plus le temps de s’en occuper. - Il est trop grand, à présent. - Je ne peux pas le surveiller sans arrêt, c’est une charge, je n’ai pas que ça à faire.
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