Fleurs d ennui
175 pages
Français

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Fleurs d'ennui , livre ebook

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Description

Extrait : "PLUMKETT. – Mon cher Loti, on dit que les bêtes ont une âme : donc, vous et moi devons avoir quelque chose dans ce genre-là. Nos deux âmes, – puisqu'il est admis que nous en possédons chacun une, – ne sont pas sœurs, mais cousines germaines par l'ennui ; ce n'est pas d'hier, vous le savez, que nous avons découvert cette parenté."

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Nombre de lectures 22
EAN13 9782335003048
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0006€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

EAN : 9782335003048

 
©Ligaran 2015

Fleurs d’ennui

I
PLUMKETT.– Mon cher Loti, on dit que les bêtes ont une âme : donc, vous et moi devons avoir quelque chose dans ce genre-là.
Nos deux âmes, – puisqu’il est admis que nous en possédons chacun une, – ne sont pas sœurs, mais cousines germaines par l’ennui ; ce n’est pas d’hier, vous le savez, que nous avons découvert cette parenté.
L’idée me vient d’organiser une petite réunion de famille, et de faire un petit bouquet de votre ennui et du mien : je vous enverrai des œillets d’Inde, et vous y répondrez par des pissenlits. – (Quant aux pensées, ce sont des fleurs que nous ne connaissons plus guère.) – Cela vous va-t-il ?
Moi, je me débiterai en aphorismes, instructifs pour la masse ; vous, vous ferez ce que vous pourrez : vous écrirez d’une manière quelconque des choses quelconques, n’importe quoi ; vous conterez vos rêves si vous voulez. Un sage de l’antiquité a émis cet axiome : « Il est bien difficile d’être plus bête que les autres. » Pénétrez-vous de cette vérité, et allez-y de confiance !
LOTI.– Je commence par un rêve :
J’étais tout en haut du clocher du Creizker ; Yves était assis près de moi, sur la tête d’une gargouille de granit. Les lointaines vagues du pays de Léon se déroulaient en bas sous nos pieds, dans le demi-jour plein de mystère qui éclaire les visions du sommeil.
C’était l’hiver et la lande bretonne était noire. – À l’horizon, on voyait la « mer brumeuse » et les rochers de Roscoff s’étageant comme dans les fonds peints par le Vinci.
Je disais à Yves : « Il me semble que le clocher du Creizker a tremblé. »
Yves répondait : « Mon bon frère, comment voulez-vous que cela soit ? » Et il regardait en souriant dans le vide.
J’avais le vertige, et je me serrais contre cette dentelle de granit qui nous soutenait dans l’air. Autour de nous il y avait de merveilleuses découpures de pierre, et des gargouilles à figure de gnome, auxquelles des lichens jaunes, – ceux qui dorent tous les vieux clochers de Bretagne, – faisaient des huppes et des barbiches de chèvre. Et la base du clocher se perdait, en fuyants indécis, en lignes confuses, dans l’obscurité de la terre.
Yves me paraissait plus grand que de coutume, ses épaules plus larges encore et plus athlétiques.
« Yves, disais-je, je t’assure que le Creizker a tremblé. »
… En effet, le vieux clocher des légendes bretonnes chancelait sur sa base, nous le sentions s’abîmer ; l’antique dentelle de granit se désagrégeait doucement, s’émiettait dans l’air, et les débris tombaient. C’étaient des chutes lentes et molles, comme des chutes d’objets n’ayant pas de poids, et nous tombions nous-mêmes, en cherchant à nous cramponner à des choses qui tombaient aussi.
… Maintenant nous errions par terre, au milieu de décombres qui continuaient de s’émietter et de disparaître. – En tombant, nous ne nous étions fait aucun mal, – mais nous éprouvions une angoisse, parce que le Creizker n’existait plus.
Nous songions au temps où nous naviguions, Yves et moi, sur la « mer brumeuse » : en passant au large, ballottés par les grandes houles d’ouest, mouillés par les embruns et la pluie, les jours sombres d’hiver, à la tombée froide et sinistre des crépuscules, – souvent dans les nuées grises nous apercevions de loin les deux clochers de l’église de Saint-Pol et le Creizker, posé près d’eux sur la falaise, les dominant de toute sa haute stature de granit. – Quand la nuit s’annonçait mauvaise, nous aimions à voir cet antique guetteur de mer, qui semblait veiller sur nous du haut de la falaise bretonne. À présent, c’était fini, et jamais nous ne le verrions plus.
Yves surtout ne pouvait se consoler de ce que son clocher fût tombé. – Moi, je lui disais : « On le rebâtira » ; mais j’avais conscience de l’irrémédiable de cet anéantissement : il était semé sur la terre en débris aussi nombreux que les galets des plages. – L’œuvre merveilleuse des siècles passés était détruite, et cela me paraissait un signe fatal des temps ; la fin de ce géant des clochers bretons me paraissait le commencement de la fin de toutes choses, – et je me résignais à voir tout finir, j’étais comme recueilli dans une attente apocalyptique du chaos.
Autour de nous il n’y avait déjà plus aucune trace de la vieille cité de Saint-Pol, ni de la maison où Yves est né. Nous étions au milieu de la lande sombre et déserte, parmi les genêts et les bruyères : la terre reprenait sa physionomie des époques primitives, avant de s’anéantir, et l’obscurité dernière s’épaississait autour de nous.
Alors Yves me dit, avec l’intonation d’une frayeur d’enfant : « Frère, regardez-moi, est-ce qu’il ne vous semble pas que je suis devenu plus grand que de coutume ?… » – Et je répondis : « Non », – pour ne pas lui faire peur ; mais je voyais bien qu’il était plus grand que nature, et maintenant il était vêtu comme un Celte, avec des peaux de loup jetées sur ses épaules. Autour de nous, il y avait des formes de larves qui s’agitaient dans l’obscurité toujours plus profonde, et je comprenais que déjà tous les deux nous étions morts…
… Puis le rêve se termina par des conceptions sinistres, confuses, qui s’éteignaient graduellement…
– Il n’existe plus de suites de mots qui puissent traduire ces choses mystérieuses.
PLUMKETT.– Mon cher Loti, je crois avoir trouvé l’explication de votre rêve : Vous étiez couché avec votre frère Yvon sur la table de quelque cabaret de basse Bretagne ; vous aviez bu du cidre et de l’eau-de-vie de grain ; vous étiez complètement gris, et vous aviez roulé sous la table. C’était là votre chute molle, dans laquelle fort heureusement vous ne vous êtes rien cassé : Yvon était peut-être tombé le premier et vous par-dessus. Le clocher du Creizker, ce devait être quelque grande bouteille vide que vous aurez fini par faire chavirer. Quant aux choses qui tombaient aussi, c’étaient des verres qui s’émiettaient sous vos pieds par terre, et les larves, c’étaient la cabaretière et les maritornes de l’établissement, occupées à réparer tout le désordre que vous aviez produit.
Il n’y a rien dans tout cela que de très naturel, seulement vous vous livrez, sur le commencement de la fin des choses, à des réflexions qui sont hors de propos. Songez donc, mon cher Loti, qu’il ne s’agit que de la fin d’une bouteille ; et encore cette bouteille que vous preniez pour un clocher n’était vide que parce que vous l’aviez bue ; or, il n’est pas raisonnable d’exiger que les flacons auxquels on boit ne se vident pas.
Au commencement de la vie, toutes les coupes sont pleines : buvez lentement, si vous voulez qu’il vous reste quelque chose sur le tard. Ne buvez pas trop les vins capiteux, car alors, vous ne sauriez plus sentir, les saveurs douces et saines…
LOTI.– Mon cher Plumkett, votre explication de mon rêve est idiote. Vous savez bien que je suis aux trois quarts musulman, et que je n’ai été gris qu’une fois dans ma vie : c’était à New-York, un soir où j’avais été convié à un banquet d’une société de tempérance. Les policemen m’avaient rapporté à mon bord.
PLUMKETT.– N’interrompez pas, Loti, pour dire des inepties, quand par hasard je dis des choses graves. C’est vrai, je suis tombé par malheur sur le seul défaut que vous n’ayez pas ; mais je parlais par images, comme ces orientaux que vous aimez. Il est d’autres ivresses plus dangereuses que celles du vin, et celles-là Loti, vous les connaissez…
Maintenant les coupes sont vides, les fleurs de la table sont fanées. Les convives ont disparu : les uns ont succombé à l’ivresse ; d’autres en ont eu peur, et se sont enfuis. Vous restez seul à une table chargée de débris : vous avez encore soif. Que ferez-vous ? Après un tel festin, en irez-vous chercher d’autres ? Non ; ils vous donneraient la nausée. Tout s’obscurcit autour de vous ; vous ne distinguez plus rien, et vous dites : « C’es

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