Les amours d une empoisonneuse
290 pages
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Les amours d'une empoisonneuse , livre ebook

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Description

Emile Gaboriau (1832-1873)



"C’était le mercredi 15 novembre de l’an de grâce 1665. Ce soir-là, il y avait petit souper et grande compagnie, rue Vieille-du-Temple, chez La Vienne, le baigneur à la mode, l’étuviste en renom, le barbier du monde élégant.


Les Parisiens du temps présent, qui s’imaginent avoir atteint jusqu’au dernières limites de la civilisation et du confort, parce qu’ils ont créé des « tavernes » et certains autres docks de la galanterie à bon marché, auront sans doute besoin que nous leur expliquions ce que l’on entendait par barbier, par étuviste et par baigneur, dans la première moitié du règne de Louis XIV.


Au dix-septième siècle, les bains chauds, nommés étuves pour la bourgeoisie et pour les gens de bas étage, existaient dans la capitale en plus grand nombre qu’aujourd’hui.


On comptait aussi par la ville une quantité d’auberges et d’hôtelleries pour toutes les conditions, puis quelques hôtels garnis magnifiquement meublés, mais en très minime proportion.


Ces hôtels étaient principalement à l’usage de personnages de la haute noblesse qui ne faisaient pas partie de la cour et qui n’avaient à Paris aucune propriété.


Pour ceux de cette classe qui en possédaient, pour les grands seigneurs directement attachés à la maison royale, on rencontrait encore un ou deux établissements d’un genre particulier, qu’il est fort difficile de définir, parce qu’il n’y en a plus de semblables.


Ces établissements étaient ordinairement tenus par des hommes experts dans tout ce qui concernait la toilette, et renommés pour leur habileté à coiffer les cavaliers et les dames."



Suite à une querelle avec le receveur général du clergé Hanyvel, Sainte-Croix se retrouve à la prison de la Bastille. Il y fait connaissance de l'alchimiste et empoisonneur Exili...


Sous le règne de Louis XIV, l'affaire des poisons fit grand bruit et couler beaucoup d'encre.

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 5
EAN13 9782374634883
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0015€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Les amours d’une empoisonneuse Émile Gaboriau Octobre 2019
Stéphane le Mat
La Gibecière à Mots
ISBN : 978-2-37463-488-3
Couverture : pastel de STEPH' lagibeciereamots@sfr.fr N° 488
I
Un tripot sous Louis XIV
C’était le mercredi 15 novembre de l’an de grâce 16 65. Ce soir-là, il y avait petit souper et grande compagnie, rue Vieille-du-Temple, chez La Vienne, le baigneur à la mode, l’étuviste en renom, le barbier du monde élégant. Les Parisiens du temps présent, qui s’imaginent avo ir atteint jusqu’au dernières limites de la civilisation et duconfort, parce qu’ils ont créé des « tavernes » et certains autres docks de la galanterie à bon marché, auront sans doute besoin q ue nous leur expliquions ce que l’on entendait parbarbier, parétuvisteet parbaigneur, dans la première moitié du règne de Louis XIV. Au dix-septième siècle, les bains chauds, nommés étuves pour la bourgeoisie et pour les gens de bas étage, existaient dans la capitale en plus grand nombre qu’aujourd’hui. On comptait aussi par la ville une quantité d’auber ges et d’hôtelleries pour toutes les conditions, puis quelques hôtels garnis magnifiquem ent meublés, mais en très minime proportion. Ces hôtels étaient principalement à l’usage de personnages de la haute noblesse qui ne faisaient pas partie de la cour et qui n’avaient à Paris aucune propriété. Pour ceux de cette classe qui en possédaient, pour les grands seigneurs directement attachés à la maison royale, on rencontrait encore un ou deux établissements d’un genre particulier, qu’il est fort difficile de définir, parce qu’il n’y en a plus de semblables. Ces établissements étaient ordinairement tenus par des hommes experts dans tout ce qui concernait la toilette, et renommés pour leur habileté à coiffer les cavaliers et les dames. Les barbiers et les baigneurs ne formaient alors qu ’une seule et même profession ; ils étaient constitués en corporation, sous le titre debarbiers-étuvistes ;mais le maître de la maison dont nous parlons et qu’on nommait lebaigneurpar excellence, n’était point soumis aux règlements de cette corporation. Il exerçait son état par un privilége spécial émané d’un prince lui-même ou d’un des plus grands dignitaires de l’État. On se rendait chez lui pour différents motifs. D’abord, par raison de santé et de propreté : c’était là, en effet, que l’on prenait les meilleurs bains, les bains épilatoires, les bains mêlés de parfums et de cosmétiques, par lesquels on donnait plus de vigueur au corps, plus de douceur à la peau, plus de souplesse aux membres. Cette maison était pourvue de domestiques réservés, discrets, adroits. On s’y renfermait la veille d’un départ ou le jour même d’un retour, afin de se préparer aux fatigues qu’on allait éprouver, ou pour se remettre de celles qu’on avait essuyées. Voulait-on disparaître un instant du monde, fuir les importuns et les ennuyeux, échapper à l’œil curieux de ses gens, on allait chez le baigneur ; on s’y trouvait servi, fêté, choyé ; on s’y procurait toutes les jouissances qui caractérise le luxe ou la dépravation. Le maître et tous ceux qui étaient sous ses ordres devinaient à vos gestes, à vos regards si vous vouliez garder l’incognito, et tous ceux dont vous étiez entouré et dont vous étiez le mieux connu paraissaient ignorer jusqu’à votre nom. Votre entrée et votre séjour dans ce lieu mystérieux étaient comme un secret qui ne se révélait jamais. Aussi, c’était chez le baigneur que les femmes, qui ne pouvaient autrement échapper à une surveillance intéressée, se rendaient déguisées, le visage masqué, seules ou conduites par leurs amants. Enfin, les jeunes seigneurs, amis des plais irs sans contrainte et des amours faciles, faisaient partie de se réunir chez le baigneur, pour s’y livrer au vin, au jeu et à ces belles filles de
théâtre qui surent, dans tous les âges, affriander et les gourmets et les gourmands de la volupté de haut goût. Pourtant l’établissement de La Vienne était tellement étendu et si adroitement distribué en corps de logis séparés, que la présence de ces hôte s bruyants ou coupables ne pouvait être soupçonnée du dehors ; un calme profond régnait aux alentours. Cette Babel du vice aristocratique et raffiné avait toutes les apparences du pied-à-terre de la vertu. Louis XIV lui-même, à l’époque de ses premières passions, était allé plusieurs fois chez La Vienne ; il ne dédaigna pas d’en faire, par la suite, l’un de ses valets de chambre. Donc, au moment où s’ouvre le drame que nous essayo ns de conter, on venait de souper chez La Vienne ; les flacons avaient fait fureur, les cartes faisaient rage. Autour de la table, où l’or étincelait par poignées, croisant sa lumière fauve aux rayonnements des girandoles chargées de bougies de cire roses, se pressait toute une cohue d’individualités fort différentes en apparence, mais qui ne mettaient nul scrupule à se coudoyer dans la fraternité de l’ivresse : officiers de fortune, abbés de ruelle, financiers d’églises, gentilshommes de brelan, comédiennes de la cour, de la ville, du théâtre... M. de Sainte-Croix, capitaine au régiment de Tracy- Cavalerie, tenait le jeu contre maître Hanyvel, seigneur de Saint-Laurent et receveur général du clergé de France. Le chevalier Gaudin de Sainte-Croix avait fait à l’armée ses preuves de bravoure ; ses preuves d’esprit et d’enjouement étaient faites depuis longtemps dans les salons de la capitale. On connaissait peu sa famille, que d’aucuns assurent originaire de Montauban, et des plus humbles ; on connaissait encore moins son patrimoine, mais il se prétendait bâtard de grande maison, et ses façons venaient à l’appui de son dire. L’argent lui glissait aussi facilement hors de la main que l’épée hors du fourreau. Au demeurant, c’était un cavalier d’environ trente-cinq ans, de belle mine et de conversation agréable, lettré, poli, prodigue, tout prêt à se prendre d’amour, jaloux jusqu’à la fureur, fût-ce d’une courtisane, et entrant dans un dessein de pitié avec la même passion que dans une partie de plaisir. Ses habits jouissaient de la meilleure réputation d’élégance, ses plumes étaient irréprochables et la fraîcheur de ses canons répondait pour lui. On ne lui en demandait pas davantage dans une socié té qui avait vu Monsieur couper l’escarcelle des bourgeois sur le Pont-Neuf, et qui devait voir rouer en Grève le comte de Horn, convaincu d’avoir assassiné un agioteur dans la rue de Venise. Pour l’instant, M. de Sainte-Croix était en veine. L’argent du financier Hanyvel avait passé de son côté et s’arrondissait en tas devant lui. Aussi, les dames de l’hôtel de Bourgogne, les demoi selles de la Comédie-Italienne, les quelques marquises de rencontre et les comtesses d’ incognito, qui formaient le personnel ordinaire des soupers fins de La Vienne, affichaient-elles à son endroit les œillades les plus assassines et leurs plus flamboyants sourires. Mais le chevalier restait stoïque devant le gain comme devant la perte. Il n’en était pas de même de son adversaire : M. le receveur général du clergé de France avait perdu trois cents pistoles et criait comme pour un million. – Voulez-vous que je prenne votre place, Hanyvel ? demanda le jeune marquis de Rubentel. – Non pas, vraiment, répondit le financier. Quand j e devrais vider tous les coffres de nos seigneurs les évêques des États de Languedoc, je ve ux savoir jusqu’où ira le bonheur du chevalier. – Mon Dieu, fit négligemment celui-ci, j’avais beso in de quelques milliers d’écus pour mes bonnes œuvres, je ne pouvais mieux m’adresser qu’à la caisse générale du clergé. – Chevalier, dit la marquise de Soubiran, prêtez-mo i donc cinquante pistoles pour tenir contre vous !
– Les voici, marquise ; mais prenez garde, elles vont me revenir... – Si elles vous reviennent, je les suivrai, fit résolument la jeune femme. – Doublons-nous l’enjeu ? demanda Hanyvel. – Volontiers. Seulement, je vous préviens de ceci, messieurs ; il est dix heures ; dans une heure, je quitte la partie ; j’ai rendez-vous quelque part. – Un rendez-vous ! s’écria la Marietta Zambolini, de la Comédie-Italienne ; gageons que c’est avec l’une de ces pies-grièches de l’hôtel de Bourgogne ! – À moins que ce ne soit avec l’une de ces sauterel les du théâtre de la Foire, riposta mademoiselle Aurore de Boisrosé, tragédienne ordinaire du roi. La Zambolini envoya à la tête de la Boisrosé un verre que Sainte-Croix attrapa au vol. – Tout beau, mes amoureuses ! commanda-t-il ; vous faites tant de bruit que l’on n’entend pas perdre M. Hanyvel. – Il a donc encore perdu ? s’exclama la blonde Aurore. – Pardieu ! grommela le financier d’un air de mauvaise humeur, le chevalier a trop de chance pour ne pas avoir dans sa poche un morceau de la corde avec laquelle il sera un jour pendu. Mademoiselle Aurore se coula sur les genoux du chevalier. – Donne-moi ma part, fit-elle. – Nous étions donc de moitié ? – Certainement, puisque tu as gagné. La marquise de Soubiran, qui subvenait à toutes les dépenses d’un lieutenant de mousquetaires, se pencha à l’oreille de la présidente d’Embermesni l, laquelle était en train de ruiner un surintendant des gabelles, et murmura : – Ceshistrionnesme font pitié ! Elles se donneraient pour un écu ! – Vous nous faites bien plus de pitié, répliqua la Zambolini, qui avait entendu ; vous vous donneriez pour rien ! Le mot fit tumulte. Les grandes dames se levèrent pour protester de bec et d’ongles. Les comédiennes se préparèrent à les charger. Rubentel et quelques autres se jetèrent entre les deux troupes, tandis que Sainte-Croix lançait sur le parquet une ou deux poignées de pistoles. Grandes dames et comédiennes oublièrent leur querelle pour se ruer à la curée. – Tout ceci, fit l’abbé de Sourdry, ne nous dit pas qui tu attends ce soir dans ton logis de la rue des Bernardins, chevalier. – Serait-ce ma cousine de Flavigny ? demanda Rubentel. – Ou ma belle-sœur de Chastelluy ? continua l’abbé. – Ou la Champmeslée ? fit un autre. – Ou la belle drapière de la rue des Gravilliers ? ajouta un troisième. – Ou la duchesse de Chaulnes ? – Ou la petite Florimonde des parades du Pont-Neuf ? – Ou moi ? dit madame de Soubiran. – Ou nous ? dirent la Zambolini et la Boisrosé. – Vous vous trompez tous étrangement, répondit Sainte-Croix. Je dois recevoir aujourd’hui deux personnes : l’une est tout simplement mon directeur ; l’autre, un professeur de chimie. – Tu crois, donc en Dieu, chevalier ? s’écria l’abbé. – Comme je ne suis pas d’église, je puis répondre :oui... – Et au diable ? demanda Aurore.
– Tu m’y as fait croire pendant une heure, friponne. Cependant la partie continuait. Les hommes buvaient, les femmes riaient. Tout en continuant son jeu avec une adresse sans pareille, Sainte-Croix parlait : – Mon directeur, disait-il, un jésuite très éloquent et très érudit, a appelé mon attention sur certains points de la nouvelle doctrine. Je me suis livré à un examen sérieux et approfondi de ces points, et le résultat de mes appréciations a été consigné par moi dans un livre que je compte publier prochainement. Je suis pieux, messieurs, et je m’en fais gloire, ma piété n’ayant rien qui fronde ou qui gêne, et le Dieu qui a mes ferveurs étant un être trop raiso nnable pour contrecarrer, en quoi que ce soit, les passions qu’il a mises en nous. Je crois, en outre, qu’il est plusieurs façons de servir l’État, et, après l’avoir aidé de mon épée, j’essaie de l’appuyer de mes lumières. C’est pourquoi, quand je ne joue pas, je pense ; qu and je ne me bats pas, je cherche, quand je n’aime pas, je trouve. Pour le moment la science est ma seule maîtresse... – Et quelle sorte de science, chevalier ? – La toxicologie. – Qu’est-ce que c’est que cela ? interrogèrent les femmes. – C’est la science des poisons, répondit tranquillement Sainte-Croix. Les joueurs n’avaient point lâché prise. L’or roulait toujours sur le tapis. La fortune s’acharnait contre le financier ; le capitaine gagnait sans cesse. Tout à coup il s’arrêta, et regardant successivement sa montre et les cartes : – Vous avez encore perdu, Hanyvel, et voici qu’il me faut me retirer... – Double ! insista le receveur. – Double ! répéta Sainte-Croix, bien que ce fût intervertir les rôles. Le chevalier gagna. – Double ! disait Hanyvel d’un ton de mauvaise humeur. – Quitte ou double, si vous voulez, répondit son adversaire. Je vous assure qu’il faut que je m’en aille. – Voilà un beau joueur ! murmuraient les hommes. Les femmes ne disaient rien, mais le chevalier et ses écus étaient mitraillés de regards. Madame de Soubiran jeta la clef de son boudoir dans les enjeux. – Si je la gagne, fit Sainte-Croix, je la rendrai à Guébriac. Mais, cette fois, la chance tourna. Le chevalier perdit. – Bonsoir, messieurs, dit-il froidement. Et poussant vers Hanyvel les montagnes d’or qui, pendant toute la soirée, n’avaient cessé de s’amonceler devant lui, il se leva et commanda à un valet de lui apporter son chapeau et son épée. Le financier se vautrait dans ses écus en jubilant. – Je savais bien, disait-il, que le proverbe ne pouvait mentir. – Quel proverbe ? fit Sainte-Croix en bouclant son ceinturon. – Vous le connaissez aussi bien que moi : « Bonheur au jeu... » – « Malheur en femmes, » n’est-ce pas ? Mais je ne suis pas marié, monsieur Hanyvel. – Il est vrai que vos amis le sont pour vous. – Le chevalier, qui allait atteindre la porte, se retourna brusquement.
– Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il avec une sorte de hauteur. – J’entends tout simplement répéter ce dont tout le monde parle. – Et de quoi parle tout le monde ? – Ne faites pas le discret, mon cher ! Chacun sait que M. de Brinvilliers est de vos intimes et que cet excellent marquis possède une femme fort appétissante, laquelle a dû chercher chez vous ce qu’elle ne trouvait pas chez lui. D’ailleurs... Le financier n’acheva point. Sainte-Croix, tirant son épée, s’était impétueusement précipité sur lui. – Que faites-vous ? que faites-vous ? s’écria-t-on de toutes parts. – Ne le voyez-vous pas ? répondit le chevalier en proie à une colère terrible. Cet homme est un coquin, et, vrai Dieu ! il ne répétera plus ailleurs ses misérables calomnies ! Hanyvel essayait de mettre flamberge au vent : il était plus pâle qu’un cadavre. Quelques hommes s’efforcèrent de retenir le chevalier et de le désarmer. Or, ce n’était pas chose aisée. Les femmes épouvantées s’enfuyaient dans tous les coins. En ce moment, la porte s’ouvrit ; un laquais de Sai nte-Croix parut, et, se jetant à travers les groupes, parvint à se glisser jusqu’à son maître, à l’oreille duquel il lança ces mots : Onvous attend, monsieur. Le chevalier avait déjà le bras sur Hanyvel. Aux paroles de son valet, il fit deux pas en arrière. La tempête de colère allumée sur son front s’éteignit dans un éclat de rire. Puis, repoussant son épée au fourreau : – Allons, monsieur le receveur général du clergé, s’écria-t-il, remettez-vous ! On n’en veut plus à votre peau, et vous êtes si laid quand vous tremblez, que votre peur a effrayé ces dames. Mais surtout rendez grâce à La Chaussée, qui a su m’arrê ter à temps ; sans lui, aussi vrai que la marquise de Brinvilliers est la plus honnête des femmes, j’allais vous couper les oreilles. Il salua ensuite la société avec une grâce altière et sortit. Hanyvel empochait son argent. Mademoiselle Aurore d e Boisrosé, la signorina Marietta Zambolini s’étaient empressées de se présenter pour l’aider dans cette besogne et pour le consoler de sa mésaventure. Les rixes de cette sorte étaient fréquentes à cette époque, entre gens portant l’épée, dans les endroits publics semblables à l’établissement de La Vienne. Aussi, après le départ du chevalier, se remit-on généralement au plaisir comme si rien n’était arrivé. Un des assistants avait paru, bien qu’il ne s’y mêlât aucunement, prendre à cette scène le plus grand et le plus vif intérêt. On l’appelait Reich de Penautier, et il était trésorier de la bourse des États du Languedoc. Ami de Hanyvel, il n’avait pas fait un mouvement alors que Sainte-Croix menaçait le financier de son épée. Accoudé au marbre de la cheminée, sur la blancheur duquel son habit de velours noir, garni de jais, se détachait en silhouette fantastique, il avait tout contemplé d’un regard impassible. Seulement, quand la querelle s’apaisa presque aussi subitement qu’elle s’était élevée et quand le chevalier rengaîna sa rapière, un éclair de dépit sillonna l’œil vague du financier, et ses lèvres minces et pâles s’entr’ouvrirent pour laisser siffler ce seul mot : – Maladroit ! Sainte-Croix sorti, M. de Penautier demanda son carrosse.
II
Unpère et un mari
À l’heure à peu près où chez La Vienne, le baigneur étuviste, se passait la scène que nous venons d’esquisser, un carrosse sans armoiries, largement drapé, suivant la mode de l’époque, s’arrêtait devant la porte richement sculptée de l’hôtel de Brinvilliers, l’une des plus magnifiques demeures de la rue des Lions-Saint-Paul au Marais, le quartier souverainement aristocratique du dix-septième siècle. Presque aussitôt, et avant que le laquais eût pu abaisser le pesant marchepied du carrosse, trois personnages en descendirent : deux jeunes hommes et un vieillard. Le vieillard, mis à la mode d’il y a cent ans, était M. Dreux d’Aubray, lieutenant civil, ancien conseiller de la reine Anne, au temps de la Fronde, père de la marquise de Brinvilliers ; les deux jeunes gens étaient ses fils. Tous trois tinrent un instant conseil sous l’abri de la porte-cochère ; puis, au bout de quelques minutes, firent un signe au cocher, qui, fouettant ses chevaux, prit au grand trot la direction de la place Royale. Les deux jeunes gens, relevant le collet de leurs manteaux et abaissant leurs larges feutres sur leur visage, furent se poster à quelque distance dans l’embrasure d’un mur en retrait. Pour M. d’Aubray, il souleva le lourd marteau de la porte, qui retomba bruyamment, éveillant les échos de la rue déserte. La porte tourna sur ses gonds avec un grand bruit de ferrures. Le suisse s’inclina profondément en reconnaissant le père de la marquise, et, sur son ordre, un laquais, armé de deux flambeaux, précéda à reculons le lieutenant civil dans l’escalier qui conduisait aux appartements de M. de Brinvilliers. C’était un fort honnête homme que le marquis de Brinvilliers, mestre-de-camp au régiment de Normandie. La guerre ne lui laissant que peu de loi sirs ; il les mettait largement à profit, et passait, dans le monde joyeux des officiers et des dames faciles, pour un beau joueur et un amant magnifique. À gagner cette réputation, il avait perdu sa fortun e, ou à peu près ; mais il s’en souciait médiocrement et se sentait la conscience en repos, ayant pris soin de mettre à l’abri de ses créanciers la dot de sa femme, avec laquelle il s’était séparé de biens, non pour se faire une réserve, il était trop bon gentilhomme pour avoir c ette bourgeoise idée, mais pour ne pas la rendre victime de ses prodigalités. M. de Brinvilliers avait fort aimé sa femme autrefo is, mais le temps avait fort attiédi cette passion. Il n’en était resté qu’une intimité douce et confiante. Suivant en cela les bonnes traditions, le marquis s’inquiétait fort peu de la conduite de la marquise et lui laissait galamment autant de liberté qu’il en réclamait lui-même. Ce soir-là, le marquis était étendu dans un vaste fauteuil au coin de la haute cheminée de son cabinet. Il dormait à demi, ayant soupé fort tard la nuit pr écédente et joué avec un malheur constant toute la journée. Aussi fut-il désagréablement surpris lorsqu’un laquais, ouvrant timidement la porte, lui annonça M. Dreux d’Aubray. Mais le marquis était de trop bonne compagnie pour laisser voir son ennui d’être ainsi éveillé. Il se leva avec un empressement joyeux en apparence et courut au-devant de son beau-père. Après les embrassades et les compliments d’usage : – Parbleu, monsieur, lui dit-il, vous serait-il arr ivé quelque fâcheuse affaire que vous, d’habitude si paisible, vous voici chez moi à cette heure ? J’en serais presque bien aise, afin de
me mettre entièrement à votre service, moi et tous les miens. Le lieutenant civil ne répondit pas tout d’abord. Il s’assit lentement en face du marquis, et, après quelques instants, pendant lesquels il sembla se recueillir : – Croyez, monsieur, dit-il, qu’il m’en coûte d’avoi r à vous entretenir d’une affaire que je considère comme une honte pour ma maison. Je veux vous parler de ma fille. – De ma femme ? – Hélas ! oui, et du chevalier de Sainte-Croix. Le marquis prit l’air piteux d’un homme qui, menacé d’un ennuyeux sermon, voit avec douleur qu’il ne peut l’éviter. Il poussa un long soupir. – Pour Dieu ! demanda-t-il, qu’a donc fait encore ce pauvre chevalier ? – Ce qu’il a fait ! répondit M. d’Aubray, tenez, marquis, il n’est pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir, et je vous crois de ceux-là. Le chevalier de Sainte-Croix abuse étrangement de votre amitié, et ma fille, votre femme, est sa complice. – Vous vous trompez, monsieur. – J’en suis sûr. – Mais alors, s’écria le marquis impatienté, que vo ulez-vous que j’y fasse ! Le chevalier de Sainte-Croix est mon ami, le plus honnête homme du monde. Moi-même, après l’avoir connu à l’armée, l’ai amené dans ma maison et présenté à ma femme. Dans les premiers jours, elle semblait avoir pour lui un éloignement inexplicable ; peu à peu, cependant, elle prit goût à sa conversation, qui est très spirituelle, et ma foi, entre ma femme et mon ami, je me trouvai le plus heureux des hommes. – C’est-à-dire qu’ils s’entendaient pour vous jouer. – Vous me l’avez dit, du moins vous m’avez dit que cette amitié faisait scandale, et à mon regret, j’ai fermé ma porte au chevalier, que je regrette plus que vous ne sauriez croire ; n’est-ce donc pas encore assez ? – Non, il faut encore surveiller votre femme. – Oh ! monsieur ! fi ! me ferez-vous l’injure de me croire jaloux de la marquise ? Sachez que j’ai en elle la confiance la plus absolue. – Elle vous trompe. – Permettez-moi de n’en rien croire, je ne crois absolument que ce que je vois. Le lieutenant civil frappa du poing avec colère le bras de son fauteuil. – Et si je vous donnais des preuves, dit-il en se levant, si je vous faisais voir... – Certes, monsieur, vous me causeriez un déplaisir sensible, et ce serait un triste service à me rendre. Mais, et le marquis se mit à rire, je suis, pardieu ! fort rassuré sur ce point. – Et vous avez tort, répondit M. d’Aubray d’un ton sévère ; vous avez tort, car le père, pour cette fois, a fait le devoir de l’époux, et ces preuves, je puis vous les donner. – Mais enfin, monsieur, objecta le marquis, admetto ns un instant que vos suppositions soient vraies, en quoi cela peut-il m’atteindre ! La marqu ise, dès les premières années de notre mariage, ne m’a-t-elle pas donné des héritiers de mon nom ? – Eh quoi ! s’écria le lieutenant civil indigné, c’est ainsi que vous comprenez la noblesse des familles et l’honneur des femmes. Oui, je sais ce que vous m’allez dire : vous allez me citer l’exemple des plus nobles familles du royaume, me prouver qu’il est de bon ton de se montrer mari facile, et de fermer les yeux sur les égarements de ces épouses indignes que nous nommions du nom qu’elles méritent. Mais je ne suis pas de la cour, moi, monsieur, et je ne crois pas ma noblesse assez haute pour être au-dessus de la flétrissure. Libre à vous d’abdiquer honteusement les droits sacrés dont vous arment Dieu et les hommes, je saurai revendiquer le droit sacré de mes pères. C’est à vous maintenant à voir si vous voulez me suivre et rejoindre mes fils qui nous attendent à la porte de votre hôtel. – Quoi ! à cette heure, par ce temps affreux ?
– L’honneur commande, monsieur, l’honneur de deux nobles maisons dont le blason jusqu’ici est resté sans tache. Il faut que ce scandale cesse. – Soit, je vous suis, dit le marquis, quoique en vérité je ne voie aucunement en quoi cela nous avancera. Et prenant des mains d’un de ses laquais son épée et son manteau, le marquis de Brinvilliers suivit M. le lieutenant civil. Lorsque la lourde porte de l’hôtel se fut refermée derrière eux, le lieutenant civil modula un cri particulier, sans doute convenu à l’avance avec ses fils, car les deux jeunes gens, quittant leur poste d’observation, s’approchèrent aussitôt. – Eh bien ? interrogea M. d’Aubray. – Rien encore, répondirent les deux jeunes gens. – Attendons, alors, elle ne saurait tarder. – Mais enfin, demanda avec impatience le marquis, m’expliquerez-vous, monsieur, ce que nous faisons ici ? – Soit, puisque vous ne voulez rien comprendre, répondit M. d’Aubray d’une voix sourde. Nous attendons ici votre femme qui chaque soir quitte votre hôtel pour courir au rendez-vous de son amant. – Ah ! dit le marquis, elle sort ainsi tous les soirs ; ma foi ! je ne m’en doutais pas. – Nous allons la suivre, continua le lieutenant civil ; avec nous, vous surprendrez les deux coupables, et alors, vous ne douterez plus. – Attendons donc, dit avec découragement le marquis. – Mais, pour cela, ne restons pas ici, objecta un des jeunes gens, nous ne pourrions la voir, car c’est par la porte du jardin qu’elle sort chaque soir. – Ah ! elle connaît la petite porte, dit le marquis, et moi qui croyais en avoir seul la clef. Mais savez-vous que c’est fort gracieux de sa part, de prendre de semblables précautions, car enfin, elle pourrait fort bien sortir par la grande porte de l’hôtel. – Oh ! rassurez-vous, répondit M. d’Aubray, ce n’est pas de nous que votre femme se cache, elle nous connaît trop pour cela. Et les quatre hommes, traversant la rue avec précaution, disparurent bientôt dans l’enfoncement où les deux fils du lieutenant civil avaient attendu leur père pendant sa conversation avec le marquis. M. de La Reynie n’avait pas encore allumé dans Paris les premières lanternes, et la lune, seule chargée de l’éclairage de la grande ville, remplissait on ne peut plus mal son emploi ce soir-là. La nuit était effroyablement épaisse, et il tombait une de ces pluies fines et serrées qui, de tout temps, semblent avoir été un des privilèges de la capitale de notre beau pays. Cependant, de l’endroit où ils étaient placés, les quatre veilleurs pouvaient, très distinctement, apercevoir la porte de l’hôtel, vaguement éclairée par une pieuse lampe qui fumait tristement dans une niche au pied d’une petite statue de la Vierge. Pendant une demi-heure environ, aucun des quatre ho mmes ne proféra une parole ; de temps à autre seulement, un juron du marquis entrecoupait le silence. Enfin, n’y tenant plus : – Ne trouvez-vous pas, monsieur, dit-il à son beau-père, que nous faisons ici un triste métier, et inutilement encore ? – Chut ! répondit seulement M. d’Aubray. – Il fait, pardieu ! un temps détestable, continua le marquis, et je ne vois guère ici à attraper que des rhumatismes. Ni M. d’Aubray, ni ses fils ne répondirent. – Corne du diable ! continua le marquis, dont la mauvaise humeur augmentait de minute en minute, nous serions infiniment mieux dans nos lits ; je sens, quant à moi, se réveiller sourdement les douleurs de certaine blessure autrefois reçue en Flandres.
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