L hidalgo
20 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

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Description

Une professeur d'espagnol soigne et s'offre à un torero blessé.





Informations

Publié par
Date de parution 24 mai 2012
Nombre de lectures 60
EAN13 9782823801576
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0011€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture
Françoise Rey

L’hidalgo

12-21

Elle était bien dans les paradoxes de sa vie. Elle courait sur les rives de la Meuse dont le cours paresseux rythmait les heures lentes de Charleville.

Il pleuvait fort sur son parapluie qu’elle refermait trop tôt, toujours trop tôt, bien avant d’avoir franchi la porte du Lycée Rimbaud. Dans le hall, elle riait à ses collègues, au travers des larmes que la pluie avait versées sur son visage de femme enfant.

 

Aux murs de sa classe, l’Espagne éclatait en affiches colorées. Une buée encotonnait les fenêtres, on ne voyait plus l’averse, on n’entendait que son cliquetis de castagnettes sur les vitres – un adolescent déchiffrait laborieusement un article sur Vicente ESCUDERO, et elle, de temps en temps, d’un petit mouvement vif d’oiseau, levait la tête, pointait le doigt, corrigeait « Rrr ! Signiriya Ritana ! » Elle faisait toujours la même grimace, un peu insolente, un peu dégoûtée, quand elle s’appliquait à donner l’accent. Elle fronçait le nez, tirait parfois un petit bout de langue. La musique des mots espagnols chantait dans sa bouche en roulant et rocaillant, comme des cailloux charriés par une onde nerveuse. Et puis elle susurrait aussi, elle sifflait doucement, elle s’envolait, légère…

 

De leurs bureaux, ils la regardaient. Elle leur arrachait des sourires à force de conviction théâtrale, elle leur inspirait des rêves quand, ses hanches mobiles dans sa jupe droite, elle esquissait à peine l’élan des flamencos évoqués par l’article. Un jour, elle s’était si fort donnée dans la lecture d’une page, si concentrée, la mine durcie dans l’effort d’une prononciation impeccablement scandée, qu’ils avaient crié « Olé ! » à la fin, tous ensemble. Elle avait éclaté de son joli rire bondissant.

 

Elle se nommait Vitalie, ses amies disaient « Vit’ ». Agathe avait trouvé « Vitamine ». Les deux aînés avaient salué la trouvaille, adopté le surnom, Julien surtout en usait les jours de frasques, il l’appelait ainsi d’un bout à l’autre de la maison :

– Vitamine, trouve-nous.

 

Elle feignait de ne pas voir Agathe, recroquevillée sous la table, mais débusquait Julien pour le chatouiller. Alors Frédérique accourait à son tour, jalouse au fond de ces jeux qu’elle mettait pourtant un point d’honneur à dédaigner. Du haut de ses dix ans, elle toisait d’un œil ostensiblement méprisant ces ébats bruyants, elle haussait les épaules. Vitalie en reprenant son souffle la caressait au passage, l’entraînait d’une étreinte affectueuse : « Viens me réciter ta poésie. »

 

C’était souvent à la cuisine qu’Olivier les surprenait vers huit heures du soir. Vitalie tournait une salade, sortait un plat du four. Ses gestes enchantaient le quotidien d’une grâce vive et drôle. Agathe tournait autour de la table dressée en repliant les serviettes à sa façon. Frédérique, la tête dans les mains, mâchonnait une récitation. Vitalie suçait son index échaudé dans une manœuvre périlleuse et disait :

– C’est quoi, « le ciel-muse » ? Ça existe, ça, « le ciel-muse » ?

– Arrête-toi, respire : « J’allais sous le ciel », virgule, « Muse ».

Olivier appelait Julien :

– Toutes nos squaws sont à la cuisine, Jul’ ! Viens voir, c’est réjouissant !

Vitalie lui jetait un œil faussement noir. Il caressait sa bouche à la frange qu’elle lui tendait, répondait :

– Bof à sa question : « Bonne journée », taisait tout en bloc, sa routine un peu usée de médecin et cette douleur toujours neuve de savoir souvent la mort proche.

Vitalie insistait :

– Le genou du petit Favier ?

Il se lavait les mains à l’évier de la cuisine, en homme fatigué qui économise ses pas.

– Tumeur osseuse. On lui refera une rotule…

Il se servait un verre de vin, attirait sa femme sur son genou :

– Ma Vitale…

 

Il l’avait connue petite, il l’avait soignée. Il avait encore pour elle des tendresses de père et déjà, presque, une gratitude de vieillard réchauffé à sa jeunesse de jolie femme. Il l’aimait d’un amour absolu et dépourvu de doutes, avec cette généreuse condescendance que permettaient leurs dix-sept ans de différence. Elle se laissait chérir, câline à sa façon, toujours un peu pressée, partagée entre toutes ses tâches, toujours comme appelée ailleurs. Aux murs de leur maison, elle avait posé des pêle-mêle de photos où les frimousses de leurs enfants souriaient à tout âge. Lui s’occupait des comptes, avait fait des placements, projetait d’acheter un appartement à Paris, pour leurs études, plus tard. Il parlait d’avenir parce qu’il était plus vieux qu’elle et le soir, au lit, il épluchait des revues immobilières. Elle, elle faisait des mots croisés.

 

Ce soir-là, elle calait sur une définition :

– Peintre néerlandais, en quatre lettres, commençant par un M…

Olivier ne leva pas les yeux de son journal pour répondre :

– MORO, Antonio Moro.

Vitalie s’étonnait :

– Moro : c’est un espagnol !

– Non, petite. Il a travaillé en Espagne, mais c’est un néerlandais. Surprenant qu’une hispanophile comme toi puisse commettre ce genre d’erreur !

Déjà elle le faisait taire d’une bourrade. La courte lutte s’acheva en baiser. Leurs journaux se perdirent dans la houle des couvertures.

Plus tard, dans le noir, elle dit :

– Je vérifierai, demain, pour Moro.

II rit doucement :

– Tu n’aimes pas avoir tort, hein, ma Vitale ?

À la bibliothèque où elle devait rendre des livres, elle avait demandé un dictionnaire des peintres, vite consulté au guichet même : « Moro – Anton MOOR VAN DASHORST, dit Antonio, peintre néerlandais. »

Une grimace de dépit avait pincé sa bouche.

– Vous avez quelque chose sur Antonio Moro ? avait-elle questionné.

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