La Femme de Mercure
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La Femme de Mercure , livre ebook

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Description

Hiver 1936. Fraîchement installé à Paris, Edouard de Brosac, jeune homme fortuné, vit d'oisiveté accompagné de son fidèle ami, Raphaël Mahet. Désirant devenir écrivain sans encore connaître la vie, il peine à écrire vraiment... jusqu'à ce que sa route croise celle de Rachel Petraski, belle comédienne à succès.



Au cours de cette folle passion, certaines vérités vont être révélées... Peut-être que nous ne montrons jamais véritablement nos vrais visages, mais peut-être aussi que nos proches refusent de les voir tels qu'ils sont. Et sans doute que ce sont les rencontres que nous faisons qui déterminent quelles voies du destin empruntent nos vies...

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 29 octobre 2018
Nombre de lectures 11
EAN13 9782368325209
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0060€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La Femme de Mercure
La– NOMBRE 7, ainsi que tous les prestataires de production participant à laSAS 2C4L réalisation de cet ouvrage ne sauraient être tenus pour responsable de quelque manière que ce soit, du contenu en général, de la portée du contenu du texte, ni de la teneur de certains propos en particulier, contenus dans cet ouvrage ni dans quelque ouvrage qu'ils produisent à la demande et pour le compte d'un auteur ou d'un éditeur tiers, qui en endosse la pleine et entière responsabilité.
Émilie LAGET
La Femme de Mercure
I.
C'était un jour comme les autres ; un beau matin d' hiver où l'on décide de faire une promenade insouciante pour contempler les merveille s d'une ville encore endormie. L'air était parfumé et le soleil commençait tout ju ste à luire depuis son perchoir céleste. Il faisait bon déambuler dans les rues de la capita le sans savoir où nous mènera le prochain carrefour. Je ne sais pas ce qui m'est tom bé dessus ce jour-là : peut-être le destin, peut-être le hasard – qu'importe son nom pu isque c'est arrivé.
Comme souvent, je m'étais levé à cinq heures tapant es pour ne pas manquer le journal que mon majordome venait apporter dans la s alle à manger après l'avoir soigneusement repassé. Il le disposait sur un plate au d'argent qui avait appartenu, je crois, à une grand-tante que je n'avais jamais renc ontrée. À cinq heures dix, il était venu m'aider à m'habiller – un costume trois pièces ajusté que j'affectionnais particulièrement, de couleur gris anthracite, auque l j'avais assorti une cravate fine. Guère de temps après, je m'étais rendu dans la pièc e où le petit-déjeuner venait d'être servi. Madame Permanche concoctait toujours des pet its mets qui ravissaient mes babines – elle était la cuisinière de mes parents, cependant m'ayant toujours traité comme un fils, elle avait accepté ma proposition de me suivre lorsque je fus en âge de quitter ma Provence natale pour Paris. Tout en lisa nt mon journal, je bus une petite tasse de café noir que je prenais sans sucre, tout en dégustant un croissant – peut-être deux. Une fois que j'eus fini, je me dirigeai vers l'entrée où j'y empoignai mon long manteau ainsi que mon parapluie. À l'aide du grand miroir encadré de moulures dorées, j'avais placé délicatement ma canotière après avoir vérifié que mes cheveux sombres fussent bien en place, plaqués sur la gauche grâce à de la Gomina. Puis, Monsieur Charles, mon majordome, m'ouvrit la porte et je sortis.
L'air glacial mordit mon visage ; je boutonnai mon pardessus, remontant mon haut col pour me couvrir davantage la nuque. Puis, j'enf ilai mes gants de cuir noir tout en descendant les quelques marches du perron avec entr ain. J'ouvris le portique et me retrouvai dans la rue, choisissant de prendre à gau che après avoir hésité un instant. En passant, j'avais soigneusement ignoré la dernière a utomobile que je m'étais offerte. C'était une folie que je n'aurais pas due me permet tre – non pas que l'argent fut un souci, mais parce que je ne conduisais qu'en de trè s rares occasions.
Je marchai sans m'inquiéter de la direction que je prenais, laissant mes pas me guider vers cette destinée que j'attendais tant. Je m'étais toujours dit que tout avait toujours une raison dans la vie ; peut-être qu'un j our mes pieds m'entraîneraient en dehors de la ville sans même que je ne m'en aperçoi ve. Je ne m'étais encore jamais perdu ; sûrement parce qu’il est impossible de se p erdre lorsqu’on n’a aucune destination.
Le soleil se levait à peine et la cité de l'amour s e réveillait lentement, sous la grisaille typique des jours d'hiver. J'aimais que les rues so ient désertes et que la brise glaciale pique mes yeux ; j'aimais voir les platanes dépouil lés de leurs habits étaler sous le regard du monde leurs grands secrets. Les magasins étaient encore fermés ; parfois, je voyais les patrons y entrer rapidement avant que le urs employés arrivent, emmitouflés dans leurs épais manteaux. Quelques voitures troubl aient le silence environnant,
comme pour rappeler l'existence d'une civilisation qui avait pris le pas sur les beautés de la nature. Les rares passants que je croisais ét aient pressés, et la mine renfrognée, certains laissaient échapper un juron, pestant cont re le froid ou contre leurs obligations journalières, parfois les deux. Alors, je m'indigna is de leur inconscience, regrettant qu'ils ne puissent apprécier autant que moi le spec tacle étourdissant d'une ville engourdie, encore toute vulnérable et insouciante a vant d'être chamboulée par l'effervescence de la vie. J'avais l'intime convict ion qu'il s'agissait là d'un instant d'arrêt – un des seuls moments où le temps s'immobilise, ne serait-ce qu'une seconde, pour que les pauvres êtres que nous sommes puissent réal iser la chance qu'ils ont de faire partie du cycle de l'existence.
Arrivé au hasard aux pieds de la Tour Eiffel, je dé cidai de m'asseoir sur un banc, afin d'observer tout à loisir le soleil monter dans le c iel. Je sortis de ma poche un petit calepin en cuir vert qui m'accompagnait partout dan s mes escapades matinales ou nocturnes. Je l'avais acheté la veille, ayant noirc i toutes les pages du précédent. Je devais en avoir une dizaine comme cela qui reposaie nt chez moi avant que je me décide à écrire vraiment. J'avais choisi la vocatio n d'être écrivain sans même savoir si j'en avais la faculté ; je savais seulement que j'a imais l'emprise des mots et la mélodie de leurs phrases. J'avais toujours admiré la virtuo sité des grands artistes, essayant toujours de percer les énigmes fascinantes de leur art sans jamais parvenir à les comprendre tout à fait. Je suppose que ces choses-l à recèlent diverses significations en fonction des yeux qui les contemplent et que nul ne pourrait en donner le sens réel, pas même l'auteur lui-même dès lors qu'il offre son œuvre à son public.
J'ouvris le carnet encore vierge. Je n'aimais jamai s commencer un nouveau cahier ; j'avais toujours l'impression que la première idée que j'y inscrirai allait déterminer le style des suivantes, et pour que l'ensemble soit es timable à la fin, je ne pouvais pas commencer en étant médiocre. L'encre ne s'effaçait pas : la faute serait toujours là et me narguerait. Je détestais la mocheté, la maladres se, la saleté ; obsédé par l'esthétisme, je ne pouvais y déroger. Peut-être as pirais-je trop à la perfection et sans doute n'avais-je pas encore appréhendé l'absurdité de ce concept.
Je levai les yeux vers le paysage, essayant d'y tro uver la belle Érato (Faisant partie des neuf muses dans la mythologie grecque, Erato a pour attribut l’élégie, la poésie lyrique, érotique, amoureuse et anacréontique. On l a représente avec une lyre ou une cithare antique, couronnée de roses et de myrtes.) qui s'y cachait pour qu'elle m'envoie l'inspiration dont j'avais besoin. Je voulais décri re la beauté du lieu, utiliser les mots qui rendraient juste ce moment si spécial à mes yeux. I l m'était d'avis que c'était le devoir le plus dur qu'avait à accomplir l'écrivain : retra nscrire avec honnêteté la fugacité d'un instant, mélangeant subjectivité et objectivité pou r former une émotion qui résonnerait au creux des cœurs qui le liraient et s'y reconnaîtraient. Ainsi, le choix de chaque mot a son importance ; l'écrivain ne les place pas au has ard – tout a toujours une acception, ne serait-ce que le plus petit détail. Je me demand ais parfois si les plus grands d'entre eux avaient déjà éprouvé cette même difficulté que moi à extraire de mon âme ces paroles bien tournées ; car il ne s'agit de rien d'autre que cela, dans l'écriture : c'est une âme qui s'adresse à d'autres âmes. Il n'existe aucu ne raison, seule la passion préside. Peut-être se plaît-on à les imaginer déverser leur déluge de paroles déferlant fiévreusement de leur esprit à leur main, comme si un fil invisible les reliait puisqu'on leur attribue un don qui dépasse leur propre person ne. Le talent est inné ; il ne peut ni se perdre ni s'abandonner : il est. Il est à la foi s simple et complexe, magnifique et odieux, libéral et tyrannique. Peut-être alors que le génie ne suppose aucun effort.
Je n'avais pas la vanité – et sans doute aussi pas l'aptitude – d'écrire ; j'inscrivais plutôt mes réflexions, mes observations, mes émotio ns qui n'avaient aucun rapport
avec le roman que je tentais d'écrire depuis trois ans déjà.
Je restai assis à chercher désespérément une muse t imide jusqu'à huit heures. Déçu par cet échec, je rangeai mes affaires avec irritat ion. Je me levai brusquement, furieux, bien que résigné à ne rien forcer.
Je décidai de retourner chez moi ; toutefois, je tr ouvai qu'il ne serait pas judicieux de rentrer de mauvaise humeur, aussi décidai-je de me divertir en errant encore dans la ville. Je n'avais choisi aucune destination, n'ayan t pas même l'idée sensée de me rapprocher de ma maison. La ville était animée main tenant et je sentis que l'agitation ne m'apaiserait pas. J'avais perdu mon moment et je savais pertinemment que seul le prochain pourrait me calmer – du moins, s’il se mon trait à la hauteur de mes attentes. Je voguais donc à travers la mer de passants qui se hâtaient d'arriver à leurs lieux de travail, pressés de rentrer dans leur petit quotidi en bien confortable. J'étais un Ulysse qui s'égarait sur les eaux de la vie, ne sachant qu el chemin le ramènerait sur son île chérie. Or, je n'avais aucune femme pour m'attendre , ni aucun fils pour me regretter.
C'est alors que je l'aperçus. D'abord, de dos ; ell e sortait d'un vieux bâtiment par une porte étroite. Elle avait un large pardessus rouge- vin qui lui arrivait au-dessus de ses petits mollets légèrement musclés, recouverts chacu n du voile fin d’un bas de la même couleur que sa peau qui se remarquait seulement aux coutures verticales qui scindaient ses jambes en deux parties égales. Sous ce grand manteau, on devinait un corps chétif, sur lequel se déployait une longue ch evelure noire qui avait été crantée avec soin. Elle tourna sa tête surmontée d'une toqu e en fourrure aussi noire que ses cheveux et son regard croisa le mien. Je me figeai, en proie à une émotion que je n'aurais su expliquer. Ses yeux foncés me semblèren t intenses depuis l'endroit où je me trouvais ; son visage était bien fait : ses trai ts étaient délicats tout en étant chargés de caractère. Elle semblait jeune, mais donnait une impression étrange d'expérience. Ne semblant pas me remarquer, elle pivota à nouveau la tête dans la direction opposée et se mit à marcher, faisant claquer ses petits tal ons un peu épais sur le pavé. Avant que je ne sorte de ma stupéfaction, elle s'était dé jà perdue dans la foule, se noyant dans la mer dans laquelle je m'étais enlisé quelque s minutes plus tôt.
Qui était-ce ? D'où venait-elle ? Quand la reverrai -je ? Ces idées devinrent aussitôt les objets de toutes mes obsessions, si bien que j' en oubliai même ma déception aurorale. C'est alors que l'esprit troublé, je pris la direction de la maison. Tout le long du trajet, je ne cessai de penser à cette femme – jama is aucune ne m'avait autant submergé. Que m'arrivait-il donc ?
Une fois rentré, je demandai à Charles de me prépar er davantage de café : j'avais besoin de m'éclaircir les pensées.
II.
À dix heures pétantes, mon meilleur ami, Raphaël Ma het, vint me rendre visite. Je l’avais rencontré au lycée Henri IV où nous étions vite devenus inséparables. Aujourd’hui, je l’estimais comme un frère, me senta nt infiniment plus proche de lui que de celui que m’avaient donné mes parents. Mes rappo rts avec Lucien étaient compliqués ; de six ans mon aîné, il avait toujours été considéré comme le plus responsable de nous deux, et donc forcément le plus respectable. Nos géniteurs lui vouaient un culte parfait tandis qu’on m’avait assi gné le statut d’enfant à vie. Autant dire que lorsque j’avais assumé les ambitions litté raires, mon projet avait été aussitôt mal perçu ; ils pensaient que l’art était fait pour les parasites de la société, qui empochent des sommes indécentes grâce à leur oisive té. J’étais parvenu néanmoins à un accord : écrire contre gérer des investissements pour mon père – j’avais d’ailleurs engagé un professionnel pour s’occuper de ces tâche s que je trouvais diablement rebutantes.
Raphaël, disais-je, était arrivé, très élégant comm e d’habitude. Il portait un complet qui ressemblait au mien, si ce n’est qu’il était d’ un bleu profond. Il arborait fièrement des lunettes rondes à branches fines qui lui donnai ent un air intellectuel. C’était un dandy ; il vivait de loisir et ses journées étaient ponctuées par un profond ennui de la vie et des autres que même les femmes et l’alcool n e parvenaient jamais à dissiper tout à fait. Il méprisait tout, en particulier les émoti ons humaines comme s’il n’en éprouvait aucune. Pourtant, j’étais bien le seul à pouvoir ce rtifier qu’il n’en était pas aussi exempt qu’il voulait le faire croire car, pour une obscure raison, il m’appréciait vraiment. Je le considérais comme une pièce possédant deux facettes : une capable du meilleur, une autre capable du pire. J’ignore ce qui l’avait rend u ainsi, peut-être était-ce simplement sa nature – nul ne pourrait donner une raison à tou t.
– Eh bien, mon ami ! Comment va ? s’exclama-t-il, t out guilleret, en s’écroulant de tout son poids sur l’un des fauteuils du salon, s’i nstallant en travers, jambes sur l’accoudoir, l’air de vouloir afficher son indifférence pour les civilités.
– Plutôt bien en dépit de mon échec matinal, le ren seignai-je en soupirant de lassitude, tout en prenant place en face de lui.
– Par Dieu, je ne comprendrai jamais cette fascinat ion que tu as pour ces choses. Vous, les écrivains, vous vous torturez tant pour s i peu !
– Cela te sert bien pour attraper les dames dans te s filets, rétorquai-je, faussement vexé.
En riant bruyamment, il leva les mains, paumes dans ma direction, comme pour s’innocenter. Il sortit de la poche intérieure de s a veste un étui à cigarettes horloger en crocodile noir doublé de cuir doré – il m’avait off ert le même en marron après avoir remarqué mon admiration pour l’objet. L’air disting ué, il en porta une à ses lèvres et l’alluma à l’aide d’un briquet essence en argent. J e n’aimais guère ces petits accessoires grotesques, leur préférant les traditio nnelles allumettes que je trouvais plus délicates.
– Ces pauvres oies blanches qu’on nous propose ne s ont pas difficiles à séduire : dites-leur quelques mots doux, soyez affable, cheva leresque… pour peu que vous poussiez la perfidie à leur murmurer un « je vous a ime », les voilà déjà toutes éblouies et prêtes à se livrer !
– Tu es scandaleux, m’indignai-je, guère à l’aise a vec ses manipulations.
Certes, je n’avais pas son habileté, ni son manque de scrupules d’ailleurs, et encore moins son expérience des femmes, cependant j’avais le sentiment que les hommes devaient agir honnêtement. La galanterie n’est pas un art de duperie, mais une marque de respect.
– Pauvre Édouard ! Tout ceci est d’un ennui mortel ! La conquête suppose un combat… Que c’est lassant de se voir tout offrir !
Il me raconta ensuite une histoire qui me fit rougi r : la nuit dernière, convié chez une famille honorable, il était parvenu à déflorer la c adette. Le père, très austère et connaissant sa réputation, avait pourtant tout fait pour éviter cet affront, l’ayant placé le plus loin possible de sa dernière fille, encore cél ibataire. Bien que les deux jeunes gens ne se soient pas adressé la parole durant tout le r epas, il l’avait rejointe dans sa chambre après avoir corrompu un domestique. Elle av ait, bien entendu, résisté au début, menaçant de donner l’alerte. Il s’était alor s lancé dans un discours enflammé, avouant quelle passion fulgurante s’était emprise d e lui dès que ses yeux s’étaient posés sur elle. Alors, toute émue de cette confessi on feinte, elle s’était abandonnée dans ses bras avisés ; Raphaël avait alors passé la majeure partie de la nuit à lui enseigner l’allégresse de la volupté.
– Qu’as-tu donc fait au petit matin ?
– Comment ça, qu’ai-je fait ? Je suis parti, évidem ment, sans quoi je me serais fait attraper !
– Et la demoiselle ? m’inquiétai-je.
– Eh bien, quoi ?
– Tu l’as compromise…
– Tu te doutes bien que je ne compte pas l’épouser, si c’est ce que tu as en tête, rigola-t-il de mon choc.
– C’est mal…
– Je ne l’ai pas forcée ! se défendit-il.
– Tu lui as menti !
– Tout le monde ment, Édouard, soupira-t-il comme s i j’étais un enfant à qui il devait tout expliquer.
J’avais toujours trouvé tout à la fois fascinant et écœurant son dédain, quels que pussent être ses méfaits. Sa réputation n’étant déj à plus à faire, il s’en moquait comme d’une guigne. J’avais parfois l’impression que l’op probre pouvait couler sur lui sans jamais parvenir à le salir. Peut-être que l’infamie n’est finalement que l’ouvrage de bondieusards qui jalousent secrètement l’indépendan ce des esprits libres – c’était, en tout cas, la thèse qu’il soutenait.
Avec son manque effarant de considération pour la m orale, Raphaël vivait seulement pour lui, envisageant donc que la liberté reposait le fait de s’affranchir du joug des instances éthiques qui brimaient nos capacités d’ac tions. Ces mêmes dogmes qu’il trouvait d’une hypocrisie incroyable. Il aimait se considérer comme un libertin – pas forcément de ceux qui ont des pratiques sexuelles d éviantes, bien qu’il avait dû goûter à tous les plaisirs de la chair, même les plus scab reux –, mais comme un libre-penseur. Il adorait corriger ceux qui blâmaient le libertina ge et, s’armant de toute la rhétorique qu’il abritait, leur expliquait que la significatio n du terme avait été révisée par l’Église à une époque où les dévots avaient la mainmise sur le gouvernement. L’obscurantisme était l’ennemi de ces défenseurs de la liberté et d u savoir. Ces sociétés secrètes se composaient de quelques gitons dont les activités s exuelles étaient condamnées par la doctrine religieuse. Sous ce prétexte, ils avaient été accusés d’hérésie et conduits sur le bûcher après des procès de mascarade.
Il ne niait toutefois pas sa vie dissolue – il avai t même tendance à s’en vanter pour provoquer volontairement les vieilles bigotes qui s e risquaient à l’écouter. Oui, il usait de ruses déplorables pour charmer ses proies ; oui, il participait à des orgies et passait souvent de longues nuits dans les plus grands lupan ars de la ville.
Je suppose que l’immoralité permet ce genre de luxe , c’est-à-dire d’agir selon ses propres règles. Il se déclarait fièrement athée san s craindre pour autant que la bonne société lui tourne le dos. Sa fortune et son nom lu i autorisaient une telle dissidence, lui assurant encore de beaux jours dans les cercles les plus mondains.
– Voudrais-tu m’accompagner au théâtre, demain ? J’ ai une loge, me proposa-t-il.
Je fronçai les sourcils. Depuis quand s’intéressait-il à cela ?
– Quelle mouche te pique ?
– Édouard ! soupira-t-il en levant les yeux au ciel . Ne rêve pas, je ne me suis pas découvert une passion secrète ! J’ai tout simplemen t envie de m’y rendre. Et tu ne m’enlèveras pas de l’idée que l’art n’est qu’un ram assis de rêves inconscients et de désirs inassouvissables ; tout cela n’est que le re flet abject de notre société et de notre faible nature. La catharsis ne sert qu’au sevrage d es peuples ; nous serons toujours des produits, descendant de produits déjà lésés, to ut aussi infâmes qu’incapables de se dominer.
Il avait bien entendu raison, du moins partiellemen t. Mon point de vue était moins cynique : l’abréaction est à l’art ce que la consci ence est à l’humanité. Découper les méandres de l’existence était, à mon sens, l’œuvre des artistes : la catharsis vise une grandeur de l’âme par la sublimation de nos passion s en un immatériel pur. Raphaël envisageait la purgation comme une appréciation mor ale tandis que je l’appréhendais comme un dessein esthétique.
– Alors, quoi ? Tu as repéré une fille ?
Il me décerna une œillade complice tout en conserva nt un silence malicieux.
– Tu n’es pas avare en détails, d’habitude, le taqu inai-je, intrigué.
– As-tu entendu parler d’une certaine Rachel Petras ki ? céda-t-il après une hésitation feinte.
– N’est-ce pas la comédienne juive dont tout le mon de parle ces derniers temps ?
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