Pour Koltès
40 pages
Français

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Description

Bernard-Marie Koltès meurt en avril 1989, après 11 ans d'écriture très dense, qui bouleversera les formes et le statut du théâtre, y introduisant la ville, la nuit, la dérive des êtres, dans une langue à la fois chargée de tous les symboles d'une époque et ses marges, et d'un classicisme d'une beauté stupéfiante.


Lettres, entretiens, biographie, textes de transition avant le premier accomplissement ("La nuit juste avant les forêts"), nous commençons seulement à mieux cerner cette oeuvre atypique et fulgurante.


Faire du théâtre sur un événement qui ne dure pas plus que le croisement de regard avec un personnage accroupi dans la rue, dix ans plus tôt. Chercher à tout prix le "roman" sans avoir conscience que ces proses brèves d'une ou deux pages sont peut-être déjà cette irruption hors du théâtre.


Et tout ce qu'il nous dit de l'écriture, de la vitesse, de la contrainte de s'en tenir à une réplique par jour...


J'ai rencontré une seule fois Bernard, en octobre 1988, et nous avions longtemps parlé de Balzac. Depuis, ses livres n'ont plus quitté ma table.


À un moment donné, il s'agit de comprendre pourquoi. Ce livre est d'abord paru en 2000, édition numérique révisée et actualisée.


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Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 08 septembre 2014
Nombre de lectures 151
EAN13 9782814510388
Langue Français

Extrait

POUR KOLTÈS FRANÇOISBON
Tiers Livre Éditeur
COLLECTION RAISON DOUBLE ISBN : 978-2-8145-1038-8
PUBLICATION ORIGINALE SOLITAIRES INTEMPESTIFS, 2000 VERSION NUMÉRIQUE RÉVISÉE & ACTUALISÉE DERNIÈRE MISE À JOUR LE 10 SEPTEMBRE 2014
Les citations de Bernard-Marie Koltès renvoient aux livres suivants : QO :Quai Ouest, Les éditions de Minuit, 1985. S :Dans la solitude des champs de coton, Les éditions de Minuit, 1986 (avec C pour client et D pour dealer). N :La nuit juste avant les forêts, Les éditions de Minuit, 1988. C :Combat de nègres et de chiens, Les éditions de Minuit, 1989. Pr :Prologue et autres textes, Les éditions de Minuit, 1991. PdV :Une part de ma vie, Les éditions de Minuit, 1999. « Pour Koltès » a d'abord été rédigé pour une conférence d'hommage lors d'une résidence à Théâtre Ouvert (Paris) le 23 octobre 1999.
« Qu’est-ce que c’est que cette maison où vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent ? Où me menez-vous ? » Marivaux,La Dispute, cité dansQuai Ouest, p 94.
Cechange la littérature dans ses possibles et ses formes s’annonce d’abord qui souterrain et fragile. Non pas comme livre tout entier naissant de ce changement accompli, mais comme tension sous la surface du texte, de linéaments d’autres sortes sous la phrase, et les territoires qu’elle dessine. Il y a quelques exceptions, comme Les Illuminations, lesChants de MaldororMais c’est ce cheminement souterrain et continu, de glissements et de failles, qu’il est plus important de saisir. L’œuvre de Koltès est de celles-ci, où on devine intuitivement que, sous ce qu’on comprend, sous ce qu’on interprète, est un décalage neuf des masses, une organisation autre des forces, qui n’emporte pas encore forcément toute la surface du texte, mais suffit à en faire cet objet autre, et résistant. On est dix ans après qu’on l’a vu, une seule fois, première et dernière, et ces textes restent là tout auprès, à cause de ces décalages, de ces glissements. On a entendu, bien d’entre nous, dans nos travaux personnels, tout au long de ces dix ans, à mesure, ce qu’on devait à cette tonalité parce que si nettement décalée, cette rupture neuve de rythme. Alors on se promet de mieux la nommer, à cause de ce qu’on croit proximité, à cause de ce qu’on cherche dans l’instant d’aujourd’hui pour soi-même.
À l’heure de la musique, des beuveries et des bagarres, s’élève un murmure mystérieux fait de messages urgents et de mots nécessaires. Pr 109.
Non pas parler directement du sens et de ce que disent les livres, plutôt de comment ils se forment et comment ils présentent forme. Descendre dans des éclats qu’on laissera sans qu’ils se rejoignent, pour comprendre de plus près cette obscurité qui nous est nécessaire : uniquement la langue et comment elle s’agence et ce qu’elle déplace, tâchant de préserver aussi ce qui en elle murmure, au nom de ce qui est urgent, nécessaire.
Toujours dire le texte comme un enfant récitant une leçon avec une forte envie de pisser, qui va très vite en se balançant d’une jambe sur l’autre. QO 104.
L’interrogation que la qualité rythmique d’une prose puisse s’affirmer comme son caractère dominant, de façon plus tendue que dans les états historiques de ses précédentes tentatives. Que cette dominante de l’engrènement rythmique sur ce qui pourrait être défini ailleurs comme mélodique : art de la combinaison de sens, de la composition des contenus, est liée en profondeur au réel qu’on nomme, le monde dans son instant présent, la difficulté esthétique (donner au nom sa forme et matière esthétique) de former en langue sa nature contemporaine, dans sa norme et ses géométries, dans ses monochromes et ses vitesses, ses translations et ses attentes, ses objets, ses murs et ses enseignes, la façon dont on marcher et la façon dont on se regarde comme, du monde où on passe ou on roule, ses odeurs et ses villes, ce qui le ronge comme ce qu’il promet : territoires et blocs quasi vierges, à réinventer.
Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous. PdV 15.
Qu’une œuvre vraie soit reconnaissable à ce qu’elle puisse énoncer elle-même son projet, et notre interrogation que la réalisation soit pourtant évidemment chaque fois ce projet trompé, en échec ou cassé. Que cet échec même, rapporté à son intention, témoigne de la plus haute fidélité, du caractère nécessaire et obligé de ce qui fut dit, tel que cela a été dit. Que c’est ce caractère nécessaire et obligé, rapporté à ce projet énoncé, dans la plus haute fidélité et dans l’échec et la cassure, où il faut, pour examiner, attendre.
Plus ça va, plus j’ai envie d’écrire des pièces dont la forme soit de plus en plus rigoureuse, précise... J’ai le sentiment qu’écrire pour le théâtre, fabriquer du langage, c’est un travail manuel, un métier où la matière est la plus forte, où la matière ne se plie pas à ce que l’on veut lorsque l’on devine de quoi elle est faite, comment elle exige d’être maniée. PdV 10.
Comme des plongées étroites et successives, chaque fois parcellaires et ne désignant, de façon artificielle, qu’un fonctionnement monodique séparé de la prose, quand tous ces fonctionnements séparés agissent évidemment ensemble en chaque point de la surface de l’œuvre. Plutôt une constellation sur fond occulté, dont on voudrait que lentement les éclats agissent les uns avec les autres, pour désigner avec plus de précision la lumière propre d’une gestation, d’un mouvement. Et donc un paysage lacunaire et partiel dans l’œuvre, pour se concentrer sur les émergences, les bascules, plutôt que sur l’accomplissement ou même les contenus. Aller vers ce dont on hérite, trace fragile, mais disposée au front même où nous sommes, dans ce rapport toujours poreux et mouvant de la langue et du monde, où c’est la langue qui change.
… avec un début, une évolution, des règles à peu près strictes — malgré moi, car cela m’a beaucoup coûté… (chaque pièce) m’impose ses propres contraintes. (1983) PdV 15. … contraintes techniques, le temps, les lieux, les motivations, qui sont les grands problèmes du théâtre. (1984) PdV 45. … défauts techniques, dont, à la longue, il faut bien finir par se soucier. (1986 ) PdV 56. Je suis le premier à admirer Shakespeare ou Tchékhov ou Marivaux et à tâcher d’en tirer des leçons. (1986) PdV 59. … il me semble que le théâtre représente une contrainte plus grande… La contrainte du temps est la chose la plus importante. (1986) PdV 65. … comprendre un certain nombre de trucs qui me paniquaient. Quand c’est fini, c’est fini. Je ne retouche pas. (1988) PdV 92. Alors j’écris plus vite, j’écris la pièce d’un bout à l’autre, je sais dès le début à peu près où je vais, et puis ; ensuite, je travaille le corps du texte. (1988) PdV 96.
Mystère de son lieu personnel d’écriture, qu’on y trouve l’obstacle précis à vous réservé. S’il y a nature propre de l’écrit de théâtre, c’est peut-être ici qu’elle est dite : non pas que contrainte ou techniques seraient des mots qu’on aborderait avec la
volonté ou la réflexion consciente, mais que l’art du temps que représente la forme close de la pièce rejaillit en amont sur le temps même où naît l’écriture : attente et réalisation brusque, une réplique, et attendre le lendemain pour la suivante. Ce qui distinguerait ce mystère du théâtre, la rareté plus grande qui distingue ses productions (avec le paradoxe inverse que, pour qui atteint le fil, tout s’y dresse d’un bloc, avec du rebut très peu), serait la façon dont à chaque instant de l’écriture est exigé cet en amont technique, de la réflexion, des leçons. À considérer alors la valeur symbolique que Koltès accordait aux arts martiaux :
Dans laFureur de vaincre, on a filmé un enchaînement de katas par Bruce Lee au ralenti. Il paraît que ce n’est pas pour le goût de l’effet, mais uniquement parce que Bruce était capable de donner un coup à une telle vitesse que la caméra n’avait pas le temps de l’enregistrer. Pr 118.
Préparation qu’on se fait, dans la vie et dans les livres, et techniques qu’on doit développer dans l’écart, comme ces batteurs qui se plaignent de ne pouvoir travailler leur instrument que lors des répétitions du groupe et pas chez eux tout seuls : cela qui va sous-tendre l’instant de l’écriture parce que justement on pourra tenir dans cette précision et cette rigueur, même le temps bref du travail, pour n’avoir pas à y revenir. Non pas cent fois sur le métier remets ton ouvrage et bien le contraire, pour que s’écrive encore une fois la leçon : et l’étude en amont, ce qu’on examine alors, dans ce même ralenti, de l’état accompli, non pensé, du rythme et de la tension, de ce qui s’est déposé de langue parmi le champ des contraintes. Que ce qu’on examine alors, ensuite, c’est justement et toujours ce malgré moi.
Et s’ils choisissent à la fin, dans le désert de cette heure, d’évoquer ce qui n’est pas là, du passé ou du rêve, ou du manque, c’est qu’on ne s’affronte pas directement à trop d’étrangeté. S 48 D.
Que se définit donc clairement (il y a ce mot choisir) dans l’intention du travail ce qu’il vise, l’étrangeté de ce qui est là, du comment on le vise, non pas directement mais par ce rituel déployé où on fixe dans l’écriture ce qui précèdera qu’on la profère sur scène, langue qui passe outre à l’immédiat pour y attirer comme jusqu’au plus près mais gardant cet infime écart où parle la continuité accumulée du temps, souvenirs et passé, et la fantasmagorie du dedans par le rêve et ce manque, et le procédé majeur de territoire (désert) et de temps (cette heure) qui en sera le mécanisme, le temps du dire superposé au temps du théâtre pour optiquement démultiplier le réel complexe de l’instant immédiat. Par ce recours récurrent à la description d’un affrontement, en miroir offert à ce que dans l’écriture soi-même on affronte, et qu’il faut bien s’inventer prise (si la phrase est toujours double mouvement de la fixation de cette prise et qu’on l’abandonne encore pour plus haut).
Après, je lui avais écrit un mot bref. À cause du visage, à cause de l’émincement, à cause de ce bonheur de la voix, de la densité des yeux. On n’a pas tous les jours de ces rencontres. On avait parlé de Balzac, surtout, du roman, mais longtemps. C’était un mot trop tard. Un mot où ce qu’on veut dire, on n’en a même pas le droit. Il n’a pas répondu. Je me souviens du mot confiance, qui avait été le seul que j’avais eu envie de lui dire, et qui sans doute était idiot, ne pouvait à rien servir. Évidemment il n’avait rien...
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