Blocus à Bab-El-Oued
160 pages
Français

Blocus à Bab-El-Oued , livre ebook

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160 pages
Français

Description

Ce roman a été conçu à partir d'une expérience vécue en mars 1962. Il décrit le petit peuple de ce quartier d'Alger et appréhende ses bonheurs, craintes ou angoisses à la veille de l'indépendance qui le contraindra à l'exil et à la perte du sol natal. A travers les pensées du narrateur, un adolescent de 15 ans, sont évoqués la naissance du racisme, l'affrontement des communautés et le désarroi d'une population séparée du reste du monde. Ce livre est un conte sur la perception du temps par des êtres voués à une situiation d'enfermement.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 02 mai 2015
Nombre de lectures 38
EAN13 9782336376349
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0600€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

JeanClaude Tobelem
Blocus à BabElOued Roman
Blocus à Bab-El-Oued
Jean-Claude Tobelem
Blocus à Bab-El-Oued
© L'HARM ATTAN, 2015 5-7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Parishttp://www.harmattan.fr diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-343-05951-8 EAN : 9782343059518
Prologue
Le ciel est bleu. C’est bête à dire parce qu’il a toujours été bleu, mais aujourd’hui il paraît encore plus bleu. Le soleil, gros, plein d’or et de vie, lance ses charges au-dessus des terrasses. Lumière bleue et jaune du matin ! Avec l’aube s’élève ce bruit que j’aime. Plutôt qu’un bruit, un grand tapage : les planches se jettent sur les tréteaux, les cageots s’empilent, les volatiles s’étranglent, les voix montent. Je l’entends, oui, je l’entends cette langue qui plaît à nos oreilles et se ferme à nos esprits. Je me suis penché à la fenêtre et c’était comme dans mon rêve : les Arabes étaient revenus au marché. Ils étaient là, visages connus ou inconnus qui rempla-çaient les Européens derrière les étals. De là-haut, je sa-voure le retour d’un spectacle perdu mais jamais oublié. Au pied de nos bâtiments gris sale, les formes sombres et blanches s’agitent parmi les couleurs brillantes des bons fruits dont le sucre se rappelle à mes lèvres desséchées. C’est comme si le champ du monde entier était rassemblé sous mes yeux. Du moins celui qui est le mien. Les rideaux grincent. Depuis combien de temps n’ont-ils pas couru sur leurs rails ? En face, Messaoud, le marchand d’œufs, dont je ne sais plus s’il a vieilli, s’est assis devant sa boutique bel et bien ouverte dans ce miracle. Il range ses œufs, comme
il le faisait avant chaque jour. Le dos courbé, il les examine un à un à la loupe, comme s’il arrivait à voir ce qu’il y avait à l’intérieur. Le crémier Brahim a retrouvé son éternelle blouse défraîchie. Il la porte à même la peau et les poils de sa poitrine donnent l’illusion d’un plastron noir. Tout à l’heure, c’est sûr, je n’oublierai pas de lui descendre par une corde le bidon de lait vide dans son coufn endormi. Grâce à Dieu, nos habitudes n’ont pas péri dans le naufrage. Mais les impacts de balles n’ont pas disparu des murs et des enseignes. Dans un éclair, des images surgissent puis s’effacent dans la réalité du présent. Devant les portes de fer du marché couvert, je reconnais aussi Abdel, celui qui fait goûter le melon, et puis Med se débattant comme un ahuri parmi ses poules hurlantes, et un tas d’autres encore qui font partie de ma vie sans avoir de nom. Je serais prêt à le parier, aucun n’a raté le rendez-vous. Derrière mon dos, maman parle : – Tu as vu ? Me dit-elle avec un air heureux. C’est pas croyable. Tu dis rien, toi. Tu vois ce que tu vois et tu dis rien. Viens prendre ton café au lait, il est chaud. Moi, je vais aller faire les courses. On dirait qu’il y a de tout. Personne, pas même maman, ne troublera la marche de mon lm : je ne bronche pas. Et pourtant ! J’aurais pu lui demander de m’acheter une de ces choses qui nous ont manqué pendant tous ces jours. Par exemple, un bon ca-membert. J’ai jamais tellement aimé le camembert, mais il me semble y avoir pensé un de ces après-midi où mon crâne s’était vidé de tout espoir. Avant, il y avait toujours une de ces boîtes rondes sur la table de la cuisine. Sur le couvercle, on voyait une paysanne, une vache et un pom-mier. Dans un retour en arrière, je me regarde vivre ce mo-ment plutôt triste où je n’avais en tête qu’une image de fromage, coulant sous la chaleur, que j’étalais comme de la crème sur ma tranche de pain . Mais aujourd’hui, tout est si différent, la vie continue comme si elle ne s’était jamais arrêtée et n’importe lequel de mes désirs peut être exaucé. D’un bout à l’autre de la rue, je scrute un à un les magasins que je connais par cœur du boulevard de Provence jusqu’au marché de Châteaudun.
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Devant le 3, le petit Mohammed attend Saada, assis sur le trottoir. Il doit savoir, comme tout le monde, que le com-merce de son patron n’a pas arrêté de tourner. Des gens sortent, le pain chaud sous le bras, de chez Campana, le boulanger. Cachant bien son jeu derrière sa bouille de constipé, ce malin est toujours au courant de tout avant les autres. Dieu sait qui l’a prévenu de ce matin béni et com-ment il a pu se procurer de la farine en si peu de temps. On gueule d’en haut : c’est Renée Zemmour qui appelle son mari du balcon. « Prends- en deux ! » Avec ce zozo-tement un peu énervant qui la caractérise, elle répète en-core et encore de plus en plus fort : « Prends-en deux ! » Prends-en deux quoi, je ne saurai jamais, et cela n’a pas d’importance. Le tableau de la rue se remouchette peu à peu et s’agrémente de sons familiers. La bonne ambiance du quartier, détonante et sans bornes, se reconstruit. Er-nest Dahan rastole sa devanture avec du ruban adhésif. La vitrine a bien souffert et les crochets pendent sans âme dans la boutique. On raconte depuis un certain temps que notre boucher espère vendre son commerce. Seulement, il est toujours parmi nous. Maintenant deux Arabes sont en train de l’aider. Je souris et je me rends tout de suite compte pourquoi : ils n’ont pas peur. Plus personne n’a peur. On peut aller et venir où bon nous semble, prendre le tram, le trolley… ou bien rester chez nous sans que les gardes mobiles nous y obligent. On est libre. On peut par-ler avec les Arabes et leur taper sur l’épaule, se promener du côté de la place du Gouvernement, déguster une glace au square Bresson, et surtout penser à demain. Mais que sera demain ? C’était trop beau, je le sens, de mauvaises idées se re-mettent à tourner dans ma tête. Tout est dans la tête. Parfois, on ne sait pas comment, le passé resurgit, se faule dans notre mémoire, de temps en temps avec de belles images mais aussi avec de sales souvenirs qu’on voudrait effacer. Mais on ne peut pas. Tout est dans la tête. Le moral ne se commande pas. Je me demande souvent pourquoi on passe d’une humeur à l’autre, mais c’est comme ça. Le passé est bien là au fond de nous et on n’arriverait pas à l’en déloger,
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