Bons baisers de la montagne
65 pages
Français

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Bons baisers de la montagne , livre ebook

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Description


Ne jamais faire confiance à quiconque souhaiterait faire votre bonheur malgré vous, sous peine d'être expédié en enfer ! Démonstration dans ce premier roman drôle, grinçant, loufoque, décalé, et totalement ébouriffant !






Rien de plus ennuyeux qu'une station de sports d'hiver quand on n'a pas les moyens de se payer ni les remontées mécaniques ni la location de skis. Pourtant, " Péril rouge ", ainsi que la surnomme ses amis, a fini, faute de mieux, par accepter l'invitation de ses cousins. Un soir, elle apprend l'existence d'un garçon étrange, vivant dans un chalet non loin de là, que ses parents ont tenu enfermé dans un placard depuis sa naissance. Le jour de sa délivrance, à la mort de ses tortionnaires, Paul K., devenu adulte, a choisi de continuer à vivre seul dans sa ferme alpine, sans jamais mettre le pied dehors. Auprès des habitants de la région, il jouit désormais d'une réputation de sage et malgré son isolement, on lui prête une connaissance profonde des sentiments humains ; on vient le consulter dans la détresse et chacun en ressort réconcilié avec lui-même. La jeune femme, elle, a toujours été attirée par les mystiques. C'est décidé : Paul K sera son guide. Au terme d'une expédition calamiteuse, bien qu'exaltante, Péril rouge parvient enfin à rencontrer l'énigmatique ermite de la montagne. Mais rien ne se passe comme prévu...



Si dans un premier temps on est séduit par la cruauté, l'autodérision et l'humour (noir) qui conduisent ce récit, on s'aperçoit très vite qu'une réflexion profonde se cache derrière le comique de situation. Bons baisers de la montagne évoque le rôle du fantasme dans la rencontre amoureuse, interroge les limites de la prise de pouvoir sur la vie d'autrui. Des thèmes d'une grande originalité qui font de ce roman une comédie à la fois haletante et subtile dont le dénouement inattendu n'a pas fini de nous faire réfléchir !






RÉSUMÉ





Depuis son enfance, plus grand-chose ne relie " Péril rouge " - ainsi que la surnomme ses amis du fait de sa crinière rousse - à cette petite troupe de boute-en-train conformistes, et fondamentalement ennuyeux, que forment ses cousins. Pourtant cette année-là, acculée par une piteuse situation financière, elle accepte de passer une semaine dans le chalet où ils l'ont invitée. Le soir de son arrivée, à l'heure du dîner, rongée par l'ennui et ce désagréable sentiment de décalage qui la sépare du reste des convives, elle apprend l'existence d'un garçon étrange, vivant à quelques kilomètres de là. Maintenu enfermé dans un placard par ses parents, de sa naissance jusqu'à ses vingt-quatre ans, le jeune homme a vu son calvaire prendre fin lorsque ses tortionnaires ont été retrouvés morts dans des conditions atroces - le père s'étant noyé après avoir décapité sa femme. Paul K., devenu un homme, a pourtant choisi depuis ce jour de continuer à vivre dans sa ferme perdue au milieu des cimes, refusant de mettre le pied dehors. Cet " exploit " a convaincu les autochtones que Paul était une sorte de surhomme, auquel ils ont prêté des pouvoirs quasi surhumains. C'est ainsi qu'il est devenu peu à peu le confident, le psychologue, le gourou de toute la région et que chaque membre de la petite commune avoisinante lui a rendu visite un jour ou l'autre, en quête d'une réponse salvatrice. Péril rouge, quant à elle, a toujours été attirée par les mystiques. Une question brûlante, d'ordre existentiel, la taraude depuis toujours sans qu'elle parvienne vraiment à la formuler. Elle décide alors que Paul K saura l'éclairer mieux que quiconque et projette d'aller à sa rencontre. Après une première expédition désastreuse - à l'aube, dans un champ de neige inexploré de plusieurs kilomètres, sans le moindre équipement approprié -, la jeune femme atteint enfin son but. Certes, elle arrive à la ferme dans un état pitoyable, mais comblée par l'épreuve qu'elle s'est infligée, tel un douloureux cheminement vers la vérité. Elle était loin d'imaginer cependant que le sage de la montagne aurait aussi un physique d'Adonis. De quoi lui faire oublier jusqu'à la raison de sa visite et tomber instantanément amoureuse. Encouragée par certains signes qu'elle interprète comme favorables, Péril rouge multiplie ses visites à l'ermite et entre peu à peu dans son intimité. Paul K. ne semble pas indifférent à la jeune femme, mais son silence, tout comme les quelques phrases sibyllines qu'il consent à prononcer, ne facilitent pas les effusions passionnées. Frustrée, Péril rouge décrète que Paul ne sera jamais heureux tant qu'il n'acceptera pas de sortir de chez lui. Malgré les recommandations de l'entourage de l'ermite, elle va donc tenter de provoquer cette sortie, coûte que coûte. Après moult tergiversations, la jeune femme parvient à convaincre les habitants du village de faire sortir Paul de sa maison. Son argument est imparable. Paul les a tous aidés à un moment difficile de leur vie. Aujourd'hui, c'est à eux de faire quelque chose pour lui. Le résultat, hélas, est pathétique : après quelques pas malhabiles, puis désordonnés, dans la neige, Paul, affolé, désemparé, bouleversé, est violemment renvoyé par cette expérience à ses frayeurs les plus archaïques. Pour recouvrer son calme, il court se terrer dans le placard de son enfance et décide de ne plus en sortir. Au passage, Péril rouge - qui mérite décidément son surnom - aura réussi à faire boire à nouveau un villageois que Paul avait réussi à rendre sobre ; à provoquer un accident de voiture entraînant la mort de la seule femme dévouée corps et âme au jeune homme ; à semer la zizanie entre un de ses cousins et sa fiancé ; à plonger tout un village dans la torpeur. Voyant que plus rien n'est possible entre elle et Paul, qui s'obstine à rester enfermé dans son placard, la jeune femme décide de reprendre le train pour Paris, sans que toutes ces catastrophes aient la moindre incidence sur sa vie. Mis à part, peut-être, quelques légers remords...






Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 28 octobre 2010
Nombre de lectures 83
EAN13 9782260018377
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0097€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

:
BONS BAISERS DE LA MONTAGNE
NOÉMIE DE LAPPARENT
BONS BAISERS
DE LA MONTAGNE
roman
Julliard
© Éditions Julliard, Paris, 2010
ISBN 978-2-260-01837-7
Ouvrage publié sous la direction de Betty Mialet
C’était l’hiver encore. Dans mes moments de remords je me plais à penser que tout aurait été différent si ça avait été le printemps. Un jour de mai, par exemple. Mais comment savoir ? Qui sait quel cours les événements auraient alors suivi ?


Le mois de mars avait mal commencé. Des chutes de neige totalement inattendues avaient bloqué les rues de Paris, compromettant le tournage du film dans lequel je devais jouer – enfin – un joli petit rôle. Le producteur, menteur et ruiné, saisit ce prétexte pour l’annuler à la dernière minute. Pas repousser : annuler, tout bonnement.
Adieu veaux, vaches, cochons. Les unes derrière les autres commencèrent à défiler de longues journées vides et chères dans des cafés parisiens désagréables, à ratiociner mon amertume. Tristes, identiques et inutiles. Même la neige ne pouvait me consoler. Je n’en voyais pas l’intérêt, hormis la regarder : tomber, puis fondre, se transformer en gadoue, disparaître, être oubliée, comme si elle n’avait jamais existé. Un sort médiocre. Pourtant, Dieu sait si j’aimais la neige, mais pas à Paris. C’est la montagne qu’il lui fallait pour pouvoir s’exprimer.
C’est alors que me revint l’invitation lancée un peu en l’air trois mois plus tôt par mes cousins germains.
Je ne croisais plus qu’une fois par an, pour le déjeuner de Noël chez ma grand-mère adorée, en Bourgogne, cette fratrie sympathique de grands bourgeois vaguement délurés qui s’assagissaient l’un après l’autre au fil de jeunes carrières toujours brillantes et prometteuses. Nos divergences s’affirmaient avec l’âge. Je défendais les vertus de la précarité et de l’aventure, eux celles de la réussite et de la bonne bouffe. Cependant, le souvenir enchanté de nos frasques d’enfants maintenait un lien aussi mystérieux qu’indéfectible, en l’honneur duquel ils me conviaient chaque année, inlassablement, à venir passer quelques jours dans leur chalet d’un coin perdu des Alpes, tandis que chaque année, inlassablement, je déclinais. Un pur numéro de politesse, bien rodé. Sauf que cette fois, en désespoir de cause, j’appelai.
« Ça alors, Péril rouge ! Quel bon vent t’amène ? » avait entonné la voix claire à l’autre bout du fil.
« Rouge », c’est parce que j’étais l’inexplicable occurrence rousse d’une grande lignée de bruns – entre autres anomalies, d’ordre socioculturel celles-là.
« Je te préviens : pas de station à moins de dix kilomètres, mais des promenades époustouflantes et un calme olympien…
— C’est parfait », avais-je répondu, soulagée. Une semaine de ski de piste m’aurait mise à sec pour les mois à venir.
C’était Charlus, l’aîné des garçons, et par ailleurs mon cousin préféré (il était d’un tempérament très farceur), qui, par chance, avait décroché. L’enthousiasme qu’il manifesta me réchauffa immédiatement le cœur.
« Ne perds pas une minute de plus. Prends le premier train. Il y a des tonnes de neige, et il fait un temps splendide. »
Deux heures et demie plus tard, appuyée à la vitre du train corail, je savourais le passage d’une géographie à l’autre – vers la montagne, assurément. Ah ! Charlus ! Avec lui tout était toujours simple. Et gai. Il se faisait une joie de me présenter sa fiancée.
« Cette fois-ci c’est la bonne, m’avait-il affirmé au téléphone. Enfin je crois, avait-il ajouté, sans que j’aie pourtant fait aucun commentaire. D’ailleurs elle s’appelle Victoire. C’est un signe, non ? »
Yeux d’un bleu sec, chevelure auburn tirant artistiquement sur un blond vénitien chic et parfait : à la bise autoritaire dont ladite Victoire me salua sur le seuil du chalet, un balai à la main, je sentis qu’effectivement, cette fois c’était du sérieux.
De manière générale elle accompagnait mon cousin dans chacun de ses mouvements, visiblement très amoureuse. Ils me chorégraphièrent donc un étonnant tour du chalet à quatre bras et deux voix, insistant l’un sur la bonne humeur obligatoire, l’autre sur l’effort collectif de propreté, et finalement me montrèrent ma chambre, minuscule mais charmante, toute boisée sous le toit en pente. « La chambre des vieilles filles », se moqua Charlus, désignant du menton le crucifix de bois au mur.
Comme je lui offrais une moue consternée, il ajouta :
« Si tu préfères, je t’entasse avec les jeunes au dortoir. »
Je posai ma valise en souriant :
« Je préfère encore la compagnie de Jésus. — C’est tout toi, Péril rouge : Dieu plutôt que le Diable. »
Cette fois quand même je dus rire.
« Où sont-ils d’ailleurs, tes diables de frères et tes enquiquineuses de sœurs ? »
Comme s’ils m’avaient entendue et préféraient me répondre eux-mêmes plutôt que laisser leur frère le faire à leur place, Françoise, Alexis, Virginie, Jean-Baptiste et Clément débarquèrent à cet instant des pistes, ivres de cimes et de fatigue, dans le fracas des chaussures et des bâtons qu’on laisse tomber au sol sans égards, à bout de force. Je ne sais pas si Victoire avait déjà passé son coup de balai mais le salon, tantôt propre et rangé, d’un coup fut inondé de neige fondante, de chaussettes fumantes, de crème solaire transpirée. Pendant une heure, le temps d’un gargantuesque goûter chocolaté, il ne fut pas question d’autre chose que de « la Maudasse », des « Selles », du « Grand Frou » et du « Petit Som », de « noire », de « rouge », de « bosses », de « chute », de « tire-mes-fesses », étouffés entre deux fous rires. Pour quiconque n’avait passé l’après-midi avec eux il était impossible de rien comprendre, juste que la journée avait été bonne.
C’est au dîner que la conversation, tout en restant bon enfant, prit un tour plus mondain et que Paul K. entra pour de bon dans mon existence.
Tout commença par cette blague d’initiés au sujet d’un « autochtone gymnosophiste » qui nous laissa, Victoire et moi, sur le banc de touche. Je ne me souviens pas de la teneur de la plaisanterie, juste de l’hilarité qu’elle provoqua parmi mes cousins, et du sentiment confus que ce nom, Paul K., m’était familier.
Un nom qui, comme tant d’autres, avait été effacé depuis longtemps de ma mémoire, faute d’espace ou d’intérêt partagé. Et pourtant il avait suffi qu’il soit prononcé une seule fois, au détour d’un dialogue anodin, dans un endroit qui ne m’était même pas familier, pour qu’il se mette à palpiter devant moi, étrangement vivant malgré l’oubli et malgré la neige qui tombait dehors, étouffant les cris et les échos. Il palpitait, comme un petit oiseau qu’on aurait dit mort de froid sur le bord d’un chemin glacé, mais qui reviendrait à la vie par la simple grâce d’une pression de notre main. Et qu’alors on ne pourrait plus lâcher.
La discussion était déjà repartie sur le mariage désastreux d’une cousine éloignée mais je coupai Virginie pour poser la question. Paul K., qui était-ce ? Était-il possible que je le connaisse ? Mes cousins me rafraîchirent la mémoire.
Huit ans auparavant, un fait divers atroce avait défrayé la chronique estivale. On avait retrouvé chez un couple d’éleveurs alpins au chômage un enfant enfermé dans un placard. À la vérité ce n’était plus un enfant, mais un jeune homme de vingt-quatre ans qui avait passé toutes ses primes années à attendre que la porte de sa prison s’ouvre, une fois par jour, sur une gamelle de soupe et un quignon de pain tendus par la main « maternelle ».
Son martyre avait été découvert dans de tragiques circonstances. Un randonneur du dimanche passant aux abords de la ferme des K. avait été interpellé par ce qu’il avait d’abord pris pour une tête de mouton trônant sur le sommet d’une fourche au beau milieu du champ. S’approchant du sinistre épouvantail, il découvrit qu’il s’agissait en fait de la tête de la mère K., tignasse couleur paille ébouriffée au vent couvrant un visage noirci. L’homme avait immédiatement alerté la police qui avait retrouvé le père K. noyé dans l’abreuvoir de l’étable (il s’était lesté le cou d’une grosse pierre), et l’autre moitié de sa femme suspendue aux crochets à bêtes.
Pendant ce temps l’enfant du placard gisait inconscient, n’ayant rien mangé ni bu depuis trois jours, et il n’avait été retrouvé que dix-huit heures plus tard, grâce au flair d’un briard qui avait, à force de jappements et de gémissements, fini par attirer l’attention des gendarmes sur le banal meuble de cuisine. Paul avait ainsi échappé au sinistre spectacle que ses parents lui avaient laissé en héritage – les gendarmes avaient eu le temps de dévisser la tête et de sortir les corps.
Un chroniqueur local avait par la suite recueilli le témoignage du brigadier qui avait, le premier, découvert Paul. L’homme avait évoqué avec émotion la singulière odeur de bébé qui lui avait sauté aux narines à l’ouverture du placard, les incontrôlables coups de langue mouillés du briard qui avait sorti le malheureux de son coma et, surtout, la violente scène de l’extraction. « “Extraction”, c’était le terme exact utilisé par le brigadier », m’écriai-je soudain, victorieuse, à mes cousins ; il avait même employé l’image d’un « petit cosmonaute qu’on extrait de sa capsule, les jambes trop molles pour pouvoir se déplacer seul » – Dieu sait pourquoi cette image m’était restée jusque-là, et pourquoi aujourd’hui encore je me souviens du nom du gendarme : Jean-Pierre Ménard. Sur le coup cela avait dû me sembler être un détail important.
Les photographes étaient arrivés trop tard pour immortaliser la scène, et l’image qui avait circulé à l’époque était celle d’une banale ferme en pierre de taille, dont les volets de bois clos sur le drame suffirent à nourrir l’imagination d’une population bouleversée. Les marcheurs se méfièrent des paysans isolés, la crise du mouton fut promulguée comme conséquence irrémédiable du capitalisme et du pétrole, les élevages en batterie furent montrés du doigt, le maître d’école du coin, accusé d’irresponsabilité, tomba en dépression ; bref, la presse se déchaîna, déclinant portraits et théories. Et puis, avec la rentrée, les histoires de profs en grève et du coût insensé des fournitures scolaires étaient arrivées, le traumatisme collectif avait fondu comme neige au soleil et Paul K. avait à nouveau disparu de la société.
Mais voilà qu’il réapparaissait dans ma vie sans crier gare, après huit ans d’absence. Le toit de chaume. Les volets fermés. La fourche adossée au mur à côté de la porte – détail dramatique certainement aménagé par un journaliste futé. L’image enfouie dans un recoin de ma mémoire surgit dans toute la vivacité de son aura mystérieuse, étrangement associée aux goûts de jus d’orange et de confiture de figues qui avaient composé mes petits déjeuners cet été-là, lorsque nous lisions à haute voix, mes sœurs et moi, sur la terrasse ombragée d’une villa corse, les comptes rendus rebondissants de l’enquête.
La maison des K. était donc réelle. Elle était toujours de ce monde, à six kilomètres à peine du chalet de mes cousins. Et le petit Paul K. vivait toujours dedans. Il avait aujourd’hui trente-deux ans. Comme moi.
J’appris par mes cousins la suite de son histoire. Au moins aussi extraordinaire que son commencement, elle avait pourtant échappé à la postérité. Le jour où on l’avait sorti de son bahut, Paul n’était pas à proprement parler un homme mais, à vingt-quatre ans, aux yeux de la loi, il était majeur. Et contre toute attente, il possédait de solides bases de langage, car ses parents de l’autre côté de la porte (c’est comme ça qu’il disait) passaient leur temps à s’engueuler. C’est grâce à ce vocabulaire coloré qu’il avait pu livrer, bien qu’extrêmement faible et désarmé (surtout depuis qu’on lui avait coupé ses ongles d’une longueur inédite), une résistance insensée aux gendarmes et assistants sociaux qui voulaient le sortir de la maison, les uns pour l’interroger, les autres pour le soigner. Chacun avait plaidé pour sa chapelle, usé de douceur, de ruse, d’indignation, mais Paul avait exigé qu’on le laisse à l’intérieur de sa maison, où il répondrait à toutes les requêtes. Sa folle détermination avait fini par convaincre les différentes instances, qui craignaient qu’une sortie forcée ne soit un choc fatal au pauvre diable. Il n’y avait après tout qu’à voir dans quel état de panique le mettait la traversée de la modeste cuisine et la maladresse avec laquelle il s’orientait entre ses quatre murs pour comprendre combien la découverte de sa propre ferme tenait pour lui du plongeon dans le grand inconnu, et qu’il valait mieux reporter à plus tard sa confrontation avec le monde.à l’extérieur
Les semaines, les mois et, bientôt, les années avaient passé, on avait décidé de lui foutre la paix et, surtout, on avait fini par se désintéresser de son cas. La maigre pension d’invalidité qu’il continuait de toucher et la solidarité de ses voisins lui suffisaient aujourd’hui à mener une existence à son goût.
Celle-ci se réduisait à sa plus simple expression sur le plan matériel : manger – ou plutôt grignoter – et faire le ménage constituaient ses deux principales activités. L’essentiel de ses journées se déroulait ailleurs, sur une chaise sciemment reléguée dans le coin le plus sombre de la pièce depuis laquelle Paul explorait des zones de la pensée humaine inconnues du commun des mortels. Car cet ermite malgré lui avait apparemment gardé de son expérience atroce le goût de la solitude et de la pénombre, mais surtout une propension insatiable à la vie spirituelle. En vingt-quatre ans de détention, Paul K. n’avait jamais, jamais perdu la boule, ce qui prouvait un imaginaire immense et une force psychologique hors du commun.
Les voisins qui passaient de-ci de-là pour prendre des nouvelles, ou lui lire le journal, avaient pu éprouver son intelligence infinie, et s’étaient vite mis à en parler entre eux. Échanger quelques mots avec lui « faisait du bien », les visites chez lui, même brèves, avaient des « vertus apaisantes », en sortant de son antre « on y voyait toujours plus clair ». Si bien que Paul était devenu une sorte de philosophe à domicile que les gens du coin aimaient consulter, troquant ses lumières contre quelques fruits, un bout de mouton, un reste de paëlla, une couverture en laine polaire.
Ainsi à toute heure du jour et de la nuit (nyctalope au sens propre comme au sens figuré, il dormait très peu), on venait frapper à la porte de celui qu’on avait fini par rebaptiser « le Sage », ce qui faisait de cette région un coin étrangement vertueux. Il comptait même son lot de miracles : deux ivrognes notoires avaient rompu définitivement avec l’alcoolisme, un boulanger colérique cessé d’engueuler ses clients dès qu’il était contrarié, une jeune anorexique avait fini par admettre qu’elle était enceinte, et on racontait même qu’un curé sur le point de se déculotter avait retrouvé la foi chez Paul.
Il y avait évidemment une part de mythologie dans cette réputation, mais ce qui m’intéressait c’était sa part de vérité. Mes cousins, en Parisiens sceptiques et il faut bien l’admettre un peu obtus, s’étaient contentés de savourer la légende à mesure qu’elle s’écrivait et n’avaient jamais poussé l’aventure jusqu’à la ferme de Paul.
Mais moi, je rêvais de rencontrer un sage, un vrai. C’est mon ami Tarik, un Bosniaque soufi rencontré à Sarajevo, qui m’avait mise sur la voie. Son histoire m’avait fortement impressionnée. Blessé par un sniper un jour de trêve pendant la guerre des Balkans en 1994, Tarik avait perdu l’usage de ses jambes à dix-sept ans, et devait renoncer à jamais à marcher. À jamais : c’était le diagnostic irréfutable qu’il s’était entendu prononcer de Bosnie en France en passant par les États-Unis, où un riche humanitaire l’avait emmené consulter, car Tarik, en devenant infirme un jour de paix, avait été proclamé malgré lui symbole d’une guerre injuste. La science internationale l’avait unanimement condamné à la chaise roulante.
Cinq ans plus tard, Tarik croyait s’être résigné. Il avait développé une activité spirituelle des plus hautes et intenses. Un jour, quelque temps après s’être gentiment converti à l’islam, il avait décidé de faire le voyage jusqu’à une zone reculée de la Turquie pour y rencontrer un cheikh dont le nom se murmurait à travers toute l’Europe.
Il avait alors été le premier surpris quand, après un long et chaotique trajet depuis Sarajevo, puis une nuit d’attente à cogiter sur l’unique question qu’il aurait le droit de poser au petit matin au maître, il s’était entendu lui demander : « Remarcherai-je un jour ? »
Ce jour-là, il avait découvert qu’il avait encore, caché au plus profond de lui, de l’espoir.


Depuis, j’avais beaucoup réfléchi à cette histoire de question essentielle. Bien que l’occasion ne se soit jamais présentée, j’avais mille fois imaginé la scène de ma confrontation, un coup tombant en tailleur aux pieds d’un gourou bengali, un autre m’envolant aux côtés d’un sorcier mexicain – selon l’influence du moment. Mais chaque fois mon imagination s’arrêtait au moment où je devais poser la question.
Alors que s’achevait dans la bonne humeur ce premier repas montagnard au coin de la cheminée, je pris secrètement ma décision et allai me coucher aussi résolue qu’excitée.
Mon heure avait sonné.
Demain, dès l’aube, je me mettrais en chemin – j’irais par la montagne, j’irais voir Paul.
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