Bord cadre
91 pages
Français

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Bord cadre , livre ebook

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Description

Un critique a écrit : "La peinture de Sainte-Rose est à placer sur la pyramide des larmes."





Ce talent à saisir l'expression d'un désarroi déchirant, Sainte-Rose l'a d'abord exercé en reproduisant avec minutie le regard très particulier des fœtus de canard. La vogue des portraits de fœtus morts s'épuisant, il s'est attaqué aux humains vivants. Pour faire surgir dans l'œil de ses modèles cette même lueur d'effroi halluciné, il leur balance des vacheries abominables au moment adéquat.L'ambition venant avec le succès, il décide de s'attaquer au portrait d'un couple. Le projet pose problème. Comment faire surgir cette fameuse lueur chez deux personnes différentes, exactement au même moment ?Pour atteindre ce sommet de son art, Sainte-Rose monte une véritable machination. Il organise la rencontre de deux de ses amis qui, au demeurant, lui sont très chers.À cinquante ans, Hélène est une femme superbe qui gère sa vie et sa carrière d'une main de fer. Roland, à quarante, laisse les siennes se débrouiller comme elles l'entendent. Ils ont en commun de souffrir d'un grand manque affectif et les mettre en présence revient à jeter une allumette dans une pinède un jour de canicule et de grand vent.La passion qui les noue est immédiate et sauvage.Sainte-Rose exulte.Il referme le piège en donnant à Roland l'idée d'écrire l'histoire de deux amants qui se jurent de ne jamais tricher et de toujours dire tout ce qu'ils pensent et tout ce qu'ils ressentent. Aveuglés par la passion, Hélène et Roland s'emparent de cette gageure avec l'enthousiasme et la jubilation de deux enfants découvrant un nouveau jeu. Mais où est la limite ?L'affrontement brûlant et somptueux de ces deux magnifiques personnages est un pur régal.En refermant le livre, on éprouve ce sentiment délicieux que provoque l'assurance que l'amour sait triompher des épreuves les plus rudes. À la réflexion, on se dit que si l'envie vous prend de jouer à ce jeu fascinant, il est préférable d'avoir une grosse santé et de bien choisir son partenaire.





Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 07 avril 2011
Nombre de lectures 65
EAN13 9782260018766
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0052€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

couverture

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JEAN TEULÉ

BORD CADRE

roman

images

Il n’y a plus que le vent qui soulève ma jupe.

Ma grand-mère

Première partie

Rencontre

1.

La première fois, elle a cru qu’il était un insecte d’automne — hanneton ou éphémère —, alors, d’un revers de main, elle l’a tout d’abord chassé de son regard !

Mais, comme le point flou et dansant persistait en bas du ciel couleur d’eau trouble, elle a mis ses lunettes. Le point ondulant à l’horizon arrivait maintenant vers elle, net comme une tache d’encre. Non, ce n’était pas un hanneton…

C’était, en fait, l’écrivain que le peintre Maurice de Sainte-Rose avait aussi invité à déjeuner, en ce dimanche, dans sa maison de Sologne. Quant à elle, venue poser pour un tableau, Sainte-Rose était allé, vendredi, la chercher à la descente du train. Le samedi soir, après une longue séance de pose, le peintre avait dit :

— Lui, c’est à mobylette qu’il arrivera demain pour déjeuner. Il a hérité d’une maison de campagne près de la gare du village. Il y revient quelquefois, le week-end. Son dernier livre raconte une histoire incroyable. Tu devrais lire ça. Je l’ai posé là.

Elle avait pris le roman et était montée se coucher avec. Il était, ce matin, dans ses draps défaits.

Elle boutonnait son chemisier blanc en regardant le paysage à travers la fenêtre double vitrage de sa chambre. Un silence d’aile frôlait les eaux dormantes des étangs. Entre les étendues aquatiques, sur la petite route qui serpentait, l’écrivain paraissait en état d’ivresse. Son vélomoteur titubait comme un vol d’insecte.

C’est parce qu’il s’amusait à conduire le plus longtemps possible les yeux fermés. Il regardait d’abord avec intensité, la départementale et ses prochains virages à négocier, puis le palais délabré — la Petite Folie — de Sainte-Rose, là-bas, à tenter d’atteindre… Ensuite, il renversait sa tête vers le ciel et fermait ses paupières, essayant de garder en mémoire la rémanence de la route et ses tournants. Lorsqu’il ouvrait à nouveau les yeux, quelquefois c’était presque trop tard. Souvent, il redressait la machine au ras des mares. Il avait un goût visible pour le risque, une attirance naturelle pour toutes sortes de périls.

Ça lui rappelait les vacances scolaires chez sa grand-mère et les balades à vélo quand, déjà sur cette départementale sinueuse, il jouait à ces jeux dangereux.

— S’approcher au plus près…

En ce temps-là, deux pinces à linge accrochées aux montants du porte-bagages retenaient aussi deux lamelles de cartons qui tapaient dans les rayons de la roue arrière. Tak, tak, tak… L’enfant d’alors pédalait à fond sur les portions rectilignes de la route puis immobilisait ses pieds, fermait les yeux et se croyait à mobylette en écoutant le bruit des cartons tapant dans les rayons.

Mais inévitablement, un jour où il s’était trop longtemps laissé bercer par le bruit du faux moteur, il a manqué un virage et filé tout droit. Il a depuis gardé en mémoire son vol plané au-dessus de la mare et cette saveur étrange d’enfant ne sachant pas nager face à la certitude de la noyade à venir. Il se souvenait, tel un rêve, de son reflet flottant au-dessus de l’étang.

Ce jour-là, quelques roseaux comme des barreaux bruns — frêles remparts auxquels se retenir — lui avaient in extremis sauvé la vie. Il se rappelait aussi comment sa grand-mère l’avait plus tard fouetté à coups de torchon trempé afin de lui passer l’envie de recommencer… Que ça claquait dans son dos comme les cartons dans les rayons du vélo !

Mais, tak, tak, tak, quelque trente ans plus tard et la grand-mère enterrée, sur cette même route de Sologne, dans un vacarme de bêtise d’enfance répétée, il allait maintenant, les yeux clos, vers celle à la fenêtre. Le grondement lointain du deux temps semblait, à travers le double vitrage, un bourdonnement d’insecte.

Elle retira ses lunettes… Les longs pans du par-dessus de l’écrivain battaient à nouveau dans les airs, flous comme les ailes d’une de ces libellules d’eau qu’on appelle « éphémères ».

Il arrivait vers elle comme une illusion de fin d’été.

2.

Avant, tous les tableaux de Sainte-Rose représentaient des fœtus de canards morts. Les paysans des alentours lui fournissaient des œufs lorsque les canetons n’étaient plus très loin d’éclore.

Le peintre piquait alors sous la coquille l’aiguille d’une longue seringue emplie de formol. Lorsqu’il retirait l’aiguille, un petit nuage rouge apparaissait dans le conduit et se diluait dans le reste de produit.

L’atelier de Sainte-Rose sentait le laboratoire, la chimie et la biologie. Il observait à la loupe ce qu’il peignait ensuite en beaucoup plus grand : des coquilles brisées à l’intérieur desquelles on découvrait des fœtus d’oisillons de basse-cour morts et trempés d’albumine.

Leurs ailes repliées aux reflets verts, coincées dans les enveloppes calcaires, ressemblaient à des épaules humaines et leurs têtes renversées semblaient demander grâce au ciel. Ils avaient tous de très grands yeux aux paupières baissées, des yeux violets comme soudain boxés par Dieu. Ils avaient cette chose poignante dans la chair ancrée — ce formol telle une agonie invisible.

Sainte-Rose avait longtemps peint cela : la mort dans la béatitude amniotique. Il trouvait ça absolument troublant et pouvait discourir longtemps sur ce thème :

— Tout ce qui naît porte en soi le germe de sa fin. C’est une loi naturelle. C’est cette opposition-là, résumée en une seule image, que j’expose avec mes fœtus de canards. Ils étaient dans le début mais c’est déjà fini. Ce qui m’intéresse surtout, c’est la panique sous leurs paupières.

Sainte-Rose était devenu célèbre grâce à cette longue série de tableaux cruels. Il en avait d’exposés dans presque tous les musées d’art moderne du monde, les vendait à la douzaine. Mais là, depuis quelques années, il avait changé de sujet. Il s’attaquait aux humains.

— Les fœtus de canards, c’était pour me faire la main.

Il avait remplacé les coquilles par des canapés en cuir rouge cloutés de cuivre — des meubles d’antiquité. Quant à ses personnages, assis aussi sur des bergères à confessionnal ou des duchesses à bateau, il les représentait, seuls, le corps à la torture dans des poses lugubres. On aurait dit des fantômes de fontaines. Ils semblaient être la proie d’eux-mêmes.

Mais de son ancienne manière, il avait quand même gardé un détail : tous les modèles du peintre étaient représentés avec des yeux de fœtus de canards morts. C’était là sa marque de fabrique, son cachet faisant foi.

C’étaient donc des hommes hantés sur des canapés, des chaises ottomanes. Il y avait aussi des femmes seules, assises sur des lits de repas. Alors tous les tableaux de Sainte-Rose semblaient être, dans son atelier, un dialogue de miroirs abandonnés.

Sur un monumental chevalet inondé par la lumière des verrières, une toile inachevée représentait une femme habillée.

Tout à l’heure, il accentuait l’éclat d’un reflet de corsage lorsque le fax, à côté, a tiré vers le peintre une langue de papier — la préface pour le catalogue de sa prochaine expo à Cologne.

Il l’avait lue une première fois en faisant crisser sous ses doigts sa très courte barbe blanche puis il était allé nettoyer ses pinceaux. Il entreprit ensuite de la lire une seconde fois : « Il n’y a pas de limites à la mélancolie humaine et la peinture de Sainte-Rose est à placer sur la pyramide des larmes… »

Il en était là de sa relecture lorsqu’il entendit venir dans la cour le bruit d’un cyclomoteur.

3.

Elle avait ouvert la fenêtre de sa chambre pour aérer et se maquillait lorsqu’elle entendit le chant de l’élytre mécanique annonçant que l’écrivain était bien arrivé.

En passant près du lit, sa main en traînant avait caressé le livre. Elle descendit l’escalier qui donnait dans une grande cuisine. Elle traversa la salle à manger et le salon. Elle allait vers l’écrivain comme la limaille à l’aimant. Elle avait aimé son roman.

De l’autre côté de la cour, le peintre sortit de son atelier en s’essuyant les mains à un chiffon imbibé d’essence de térébenthine.

— Tu as reçu mon fax ? lui demanda l’écrivain, garant sa mobylette contre un mur. Ça te va ?

— Bien sûr. Il y ajuste un truc : dans ta préface, à un moment, tu as fait une coquille. T’as écrit « fœtus de conard ».

— Ah ? Autant pour moi ! Tiens, je t’ai apporté un bouquet.

— C’est quoi, ces quatre feuilles palmées aux tiges bizarres, quelle variété ? demanda Sainte-Rose en s’approchant du bouquet cellophané.

Il regarda mieux l’intérieur et s’écria :

— Ah, mais qu’il est con, celui-là !

— Ce sont les pattes d’un couple de colverts que j’ai rencontrés en venant. Ils ne te remercient pas pour ta peinture ! Il paraît que tu aurais avorté tous leurs enfants pour en exposer les fœtus dans des musées. Tant de cruauté, m’ont-ils dit, ça leur a coupé les pattes. Alors je te les ai apportées…

— Vous faites chier, vous les écrivains, avec vos histoires à la con ! s’emporta le peintre faisant mine d’être en colère. Tiens, donne ça à elle, ça servira pour la soupe.

— Elle ?

L’écrivain se retourna.

Lorsqu’elle apparut sur le perron, il la découvrit comme une fleur séchée au fond d’un livre oublié. En chemisier blanc et pantalon gris, elle avait l’érotisme d’une petite veuve. Lui, il était en grand manteau de fiction. Ce pardessus, dont c’était bien le troisième hiver, allait comme un gant à sa poésie. C’est ce que pensa Léone. Marc lui tendit une main franche et cordiale :

— Bonjour, madame !

Elle lui sourit.

— Ce que ça sent bon ici, la fin d’été, c’est pas croyable ! Est-ce à cause de toutes ces fleurs qui sont là-bas, derrière vous, madame ?

Elle se retourna. Il lui trouva un cul d’adolescente.

— Bien évidemment que c’est à cause de mes fleurs… Pas des tiennes, tout de même ! s’exclama Sainte-Rose, cigare aux lèvres et veste de maquignon en soie sauvage. Viens les voir, ça t’instruira. Venez les voir, tous les deux.

Longeant la maison de crépi blanc cassé, Léone marchait à côté de Marc qui, troublé, lui tendit bêtement son bouquet. Elle rit en découvrant l’intérieur.

— Oh pardon ! s’excusa l’écrivain voulant reprendre aussitôt ses quatre pattes de canards renversées.

— Non, laissez ! Laissez, c’est amusant, insista-t-elle.

Elle avait dans la voix ce chant brisé des oiseaux qui ont volé longtemps. Marc en fut ému immédiatement.

Tout en marchant, elle leva sa jolie frimousse vers lui, un peu plus grand qu’elle. Elle était coiffée d’une courte bataille auburn. Marc, lui, redressait souvent, d’une main, une mèche barrant son front. Ce geste mécanique lui donnait un air conquérant, une contenance qu’il cultivait. Mais lorsqu’il était seul, parfois, il prenait son visage dans ses mains et remontait les paumes le long de sa figure, lissant aussi son crâne et sa chevelure bleu nuit jusqu’à la nuque dégagée. Il faisait cela au ralenti. Il avait alors des allures de noyé.

— J’ai lu votre livre toute la nuit. Est-ce une histoire vraie ou inventée ? demanda Léone.

— Il n’y a pas de différence entre la vie et les romans, répondit l’écrivain tandis que devant lui, Maurice, ventru et royal, marchait, citant en latin les plantes de son jardin :

— Acalypha de Nouvelle-Guinée, Syngonium d’Amérique centrale et Nicandra du Pérou… J’en rapporte de tous mes voyages pour les faire crever ici. J’aime le soir, me promener dans leur agonie. Il y a aussi dans la serre des orchidées mourantes et des graines de Séquoia d’Amérique. Ces machins-là, quand on les met en terre, au début, c’est rien : quelques détails. Mais plus tard, ces détails prendront tant d’importance qu’ils feront exploser la verrière. Calamitas adveniet… Je ne serai pas là pour assister au désastre, dommage. Ah, ici, ces fleurs molles qui ballottent, ce sont des plantes très curieuses. Regardez ça, je les ai rapportées de Chine. Il suffirait de mettre une goutte d’eau sur leurs boutons turgescents roses et ça redresserait les tiges.

— Ah bon ? C’est comme ça qu’il faut faire ? demanda Léone, mutine.

Sainte-Rose, dans ses hautaines allures de dieu de Rome exaspéré, lui répondit sans se retourner :

— Toi, forcément, tu mets de la salive… Et pas qu’une goutte à ce qu’il paraît.

— Tu sais, à mon âge, si on ne se donne pas un peu de mal…, dit-elle en regardant Marc.

— Petite salope ! commenta Sainte-Rose.

Léone a ri.

 

Au déjeuner, il y avait du poulet. En découpant la volaille, Maurice mit de côté le bréchet : ce petit os en « Y » qui rassemble les clavicules et le sternum des oiseaux. Il est censé porter bonheur à celui des deux qui, en le tirant de chaque côté jusqu’à le casser, récupérerait aussi la base. Après avoir distribué les cuisses, les blancs et les ailes, gardé pour lui les sot-l’y-laisse, le peintre s’essuya les mains et tendit l’os au centre de la table :

— Faites un vœu !

Léone et Marc, assis face à face, tirèrent chacun sur une des deux branches. L’os se cassa net au milieu, base fendue pile par la moitié, ce qui n’arrive jamais.

— Vous avez gagné tous les deux, dit le peintre en se levant pour aller chercher du vin. Ou perdu…, rajouta-t-il en s’asseyant et voulant servir Léone.

— De l’eau plutôt, s’il te plaît, demanda-t-elle près de la fenêtre qu’elle venait d’entrouvrir.

Marc regardait sa moitié d’os et y vit des traces régulières. Sainte-Rose l’avait en fait prédécoupé en douce avec son couteau-scie, dans sa serviette, sous la table.

— Roublard…

Au dessert, Marc tendit à Léone une assiette emplie de pain d’épice truffé de morceaux d’angélique et de loukoums poudrés comme des doigts. Elle prit une tranche du pain d’épice qu’elle posa devant elle. L’écrivain avait regardé sa main à la peau fripée où apparaissaient des veines. Quel âge pouvait-elle avoir ? Quarante ? La cinquantaine ? Il avait aussi remarqué des cicatrices alignées comme si on avait planté des clous dans sa main. Après le café, ils s’étaient retrouvés tous les deux sous la véranda. À travers la glycine clairsemée et jaunissante, le ciel était maintenant bleu.

— Tiens, le temps a changé, dit Marc. C’est curieux.

Un gros chien aux yeux de vieillard, couché sur le dos — un basset du Poitou —, profitait des derniers rayons de soleil. Léone, agenouillée devant l’animal, lui caressait le ventre, la queue et les couilles. Le lourdaud basset renversa sa tête en arrière et gémit de contentement, ses grandes oreilles flasques étalées sur la tomette. Léone le caressait. Ses doigts fins sans fin déroulaient leur pâleur le long du sexe du chien. Marc était debout face à elle :

— Vous aimez les chiens ?

— J’en ai eu un mais il voulait toujours s’échapper, alors je l’ai fait piquer.

Elle leva les yeux vers Marc et lui sourit avec une infinie tendresse :

— Il devenait dangereux. Le vétérinaire avait tout d’abord refusé : « Je n’ai pas choisi ce métier-là pour faire ça. » Mais comme j’insistais, il m’a proposé : « D’accord, mais alors c’est vous qui le tiendrez pendant que je le piquerai. »

À ce dernier mot, Sainte-Rose apparut, sortant du salon, un cigare à la main…

— Dans son cabinet, continua Léone, j’ai tenu le chien entre mes bras. Lorsque le vétérinaire a planté sa seringue, le chien m’a mordu. Il est mort, tétanisé, en me broyant les os de la main.

— Ça a dû vous faire affreusement mal.

— Oui… Mais j’ai pas crié.

— Bon, maintenant que tu as fini de raconter tes exploits, s’exclama Sainte-Rose, si on allait visiter la maison d’amis que je fais construire ? Glissez vos abattis sous mes ailes, tous les deux, et marchons comme trois volailles…

Léone s’était approchée de Marc à le frôler :

— Ça m’aurait fait plus mal s’il m’avait quitté.

C’était une maison en parpaings pas encore recouverte d’enduit. Devant ce qui, plus tard, serait l’entrée principale, il y avait un tas de gravats. Sainte-Rose l’escalada en disant :

— Attention de ne pas vous blesser.

Pour aider Léone à franchir les détritus et les poutrelles enchevêtrées, l’écrivain lui tendit une main. Cette main de Marc prenant la sienne, cela fit dans la poitrine de Léone comme un air très ancien, un battement de porte…

— Il y a des courants d’air, hein ? dit Sainte-Rose, marchant devant. Forcément, ils n’installeront les fenêtres que la semaine prochaine.

Marc ne relâcha pas la main de Léone dans la maison en construction. Le peintre qui les attendait regarda leurs doigts enlacés. Ils les dénouèrent aussitôt en riant. Maurice, d’un air satisfait, visita les différentes chambres à finir :

— J’ai une maison d’amis. Il ne me reste plus qu’à avoir des amis… Est-ce que vous y viendrez tous les deux ?

Une porte donnait directement accès à son atelier. Ils la franchirent et Marc découvrit un grand tableau représentant le corps habillé de Léone sur un chevalet.

— Je n’ai plus qu’à peindre les traits de ton visage. Ce sera la dernière séance de pose. On fera ça tout à l’heure, si tu veux, ma belle.

Léone alla respirer sur le seuil de l’autre porte qui s’ouvrait dans la cour :

— J’ai chaud. J’étouffe ici, dit-elle en s’aérant.

Marc observait dans l’atelier tous les portraits fatigués, désespérés et achevés contre les murs comme du linge à sécher. Il vit le sien aux reflets verts, tête renversée vers le ciel entre ses mains. Il observa ensuite le portrait de Léone :

— Maurice, tu ne vas quand même pas lui faire des yeux de fœtus de canard mort à elle aussi ! Regarde comme les siens brillent. Comment pourrais-tu y arriver ?

— Je m’arrangerai.

Dehors, le ciel de fin d’après-midi commençait déjà sa grande lessive d’or. Marc regarda sa montre :

— Bon sang, six heures ! Je n’ai pas vu le temps passer. Il faut que j’y aille sinon je vais manquer le train.

— Le train ?

Léone s’était retournée :

— Vous partez déjà ?

En disant cela, elle avait presque crié.

— Demain matin, un photographe d’agence vient chez moi, lui répondit Marc. C’est pour une revue littéraire. Je ne peux pas le décommander. J’en suis désolé. (Il avait dans la voix des accents de sincérité.) Et vous, vous faites quoi ?

— Je suis courtière d’assurances.

— Spécialisée dans le transport d’œuvres d’art ! précisa Sainte-Rose. Elle assure le déplacement de mes œuvres. Tu te rends compte, une femme si fragile ! Je me demande d’ailleurs par quel mystère il ne leur est jamais rien arrivé, à mes tableaux, continua-t-il en traversant la cour, la préface de l’écrivain à la main pour aller la ranger dans son salon.

— Je suis très consciencieuse.

— Ça consiste en quoi, ce travail ? lui demanda Marc en allant vers sa mobylette.

— J’assure le transport de tableaux importants ou d’expos complètes. Je travaille principalement avec les musées, par exemple pour des rétrospectives. Je fais en sorte que les voyages d’œuvres d’art se passent toujours bien, quoi. Tenez, prenez ça. Ça vous portera bonheur.

Elle lui tendit un petit carton de la taille de ceux qu’il faisait claquer dans les rayons du vélo de son enfance. Cela fit à Marc comme un battement de sang dans les tempes.

— Ben alors le scribouilleur, là, il se casse ? s’énerva Sainte-Rose, de retour. C’est que je n’écris pas la nuit à la lumière électrique, moi. Je peins à la clarté de l’astre solaire, monsieur ! Et là, ça va bientôt tomber.

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