CES TERRES JAUNES   ROMAN
120 pages
Français

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CES TERRES JAUNES ROMAN , livre ebook

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120 pages
Français

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Description

Ces terres jaunes, ce sont les terres de l'enfance, les terres âpres de l'Algérie où se sont rencontrés les deux protagonistes de ce récit pendant la guerre. Ce sont enfin ces terres qu'on "n'habitera pas toujours, notre délice" et que seule l'écriture, peut-être, permettra de réinvestir.ŠAntoine décide, à presque trente ans, d'arrêter de travailler pour se consacrer à l'écriture. Pendant une journée entière, il tente d'accoucher le sujet de son livre. Il y voit comme un jeu de miroirs où se bouscule tout ce qui lui parvient du dehors depuis l'aube jusqu'au crépuscule, les gens rencontrés la veille, les souvenirs de son enfance dans les Causses, l'Algérie et un mystérieux aspirant du contingeant rencontré à Constantine et ses propres rêves.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 juin 2011
Nombre de lectures 38
EAN13 9782296464728
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Ces terres jaunes
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-55081-0
EAN : 9782296550810

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
Géraud de Galard


Ces terres jaunes

Soirée chez Madeleine Darnage
ou une journée dans la vie d’Antoine


roman
à A. M. A.


« Nous n’habiterons pas toujours
ces terres jaunes, notre délice. »
Saint-John Perse (Anabase VII)


Ce texte présenté à l’automne 1965 aux Editions de Minuit – avec la mention quelque peu provocante : « Pour un nouveau Nouveau roman » – a été entièrement réécrit au printemps et à l’été 2000, mais en veillant à conserver au plus près le ton (l’auteur avait 32 ans) et le contexte, notamment la proximité de la guerre d’Algérie et la référence littéraire qu’était encore le Nouveau roman.
Ce 11 juin 1965



Chaque fois qu’il se mettait à sa table c’était la même chose ; il revenait toujours à la question, la seule qui importait pour lui en ce temps-là : le sujet de son livre. Ce n’est pas qu’il commençait un livre nouveau dès qu’il s’installait devant sa feuille mais il se retrouvait à chaque fois imaginant son héros en train de s’interroger sur le livre qu’il voulait faire… Etrange exercice d’un écrivain (disons plutôt d’un apprenti écrivain) écrivant l’histoire d’un écrivain qui ne parvient pas à écrire.

Jeu de miroirs accouplés par lequel, à force de faire reculer l’image dans le tunnel des images successives, il parviendrait peut-être à animer un sujet figé… Il s’était pris à méditer sur ce phénomène de deux miroirs se faisant vis-à-vis où l’on se voit indéfiniment, de plus en plus petit, jusqu’à se perdre, comme si l’image pouvait creuser les murs, plus que les murs, la maison, mais aussi la maison d’à côté – des deux côtés –, toutes les maisons, les unes après les autres, comme un couloir étroit, de plus en plus étroit, long, infiniment long, beaucoup plus long, beaucoup plus étroit que la rue, se développant au-delà des rues, au-delà de la ville, de toutes les villes…, cette image que donnent deux miroirs se faisant vis-à-vis dans la chambre, peut-être, au bout – mais lequel ? –, à l’endroit où le reflet cesse d’être discernable, où l’image que l’on aperçoit de soi-même peut être prise pour un autre, allait-il enfin découvrir quelque chose, quelqu’un… ?

Le ciel, ce matin-là, était libre. Il y avait du soleil plein la chambre. C’était depuis longtemps la première belle matinée et la fraîcheur de l’air contenait déjà l’annonce de la chaleur qu’il ferait tout au long du jour. La brise qui venait de la fenêtre ouverte lui ébouriffait les cheveux. C’eût été le bonheur avec un temps pareil si Antoine n’avait eu ce besoin (un vrai sentiment de nécessité) de s’asseoir à sa table, cette conviction qu’il devait demeurer là, entre quatre murs, courbé sur sa chaise, dans cette position nécessaire comme on lui disait enfant que la posture de la prière est la condition indispensable à la prière même.

Depuis ce temps qu’il pensait qu’il écrirait, il fallait bien qu’un jour il se décidât à s’y mettre pour de bon. Mais, cette décision, il la prenait dans la contrainte ; car il se contraignait à rester ainsi enfermé tandis qu’il faisait si beau à l’extérieur, qu’il aurait pu aller s’installer à quelque terrasse de bistrot comme autrefois où il ne connaissait pas bonheur plus grand que de prendre son café crème le matin tout en regardant le manège de la rue avec son cahier à portée de main, distrait par les gens qui passent, parfois provoquant un regard, soutenant plus longtemps l’un d’entre eux jusqu’à se remplir le cœur d’un dialogue qu’il jouait à prolonger bien après que ce regard, fugitif, mais si fortement insisté malgré la rapidité du passage, eût disparu. Il couvrait alors quelques lignes, comme pour se donner une contenance, parfois des pages du cahier.
Mais, sortir dès le matin comme les autres prennent le métro, c’eût été compromettre tout le reste du jour, risquer d’effaroucher l’inspiration, en tout cas l’effort qu’il lui fallait faire pour se mettre à sa table une fois pris le café qu’il préparait sur un coin de la petite cuisine à peine sorti du lit. Car, écrire c’était pour lui, dans une certaine mesure, cesser de vivre, du moins de vivre comme on voit vivre autour de soi, avec des gestes, des paroles, des enivrements de soleil, des exaltations de visages, des bousculades de voitures, du bruit, des rires, des trognes, des cheveux qui coulent, des pommettes rouges, des lèvres sur le vent…, nous n’en finirions pas d’énumérer toute la symbolique d’Antoine sur la vie.

Au vrai, pour lui, écrire c’était se mettre en condition de vivre, tout en s’interdisant les gestes de la vie, les mots, les agissements, les commerces, commerces de paroles, de regards, de mains, commerces des corps et des âmes… Ecrire c’était à la fois vivre et ne pas vivre, c’était exprimer, c’est-à-dire exister : devenir ce que l’on est, être à la fois l’éprouvé et l’éprouvant, l’aimé et l’aimant, l’accompli et celui qui se cherche. C’était mieux que vivre, c’était être.

Comme autrefois, dans la fraîcheur de ses matins de vacances, il s’attardait à la ferme à regarder joindre les bœufs qu’on allait mener au labour, ce matin-là il se disait qu’il lui fallait lui aussi tirer son sillon et puis le suivant, ainsi de suite, sans penser ; surtout cela, sans penser. Il lui fallait s’interdire de penser car alors tous ses désirs, les appétits de sa chair, son goût des visages dans la rue le reprendraient, et toute la force qu’il mettrait à les réfréner absorberait entièrement sa volonté. Il ne devait rien faire d’autre que s’attacher à sa feuille blanche, tirer son sillon de papier, creuser son trait de plume, emboutir ses pattes de mouche, bref travailler. Il travaillait tout comme les autres, eux qui ne croyaient pas qu’il travaillât.

La veille au soir il avait lu Rimbaud et se répétait « main à plume vaut bien main à charrue » mais il n’avait pas comme lui le courage de se mettre en grève et il travaillait en tâcheron comme les autres travaillent à quelque chose qu’on leur a commandé. Non qu’il ait été plus courageux ou inspiré ce matin-là, simplement plus acculé. Peut-être parce qu’il faisait beau et qu’il lui fallait une raison plus forte pour ne pas sortir comme eux qu’il entendait à son réveil dégringoler les escaliers. Car il enviait tout en la méprisant un peu, cette vie si simple qu’ils avaient avec leur sillon d’une journée : lever, partir, rentrer, dormir. Cela lui paraissait le rythme idéal d’un travail sans pensée et il trouvait injuste qu’on pût l’envier, lui qui entre le lever et le coucher devait inventer toute sa journée sans même pouvoir profiter du soleil et de la douceur d’un premier matin d’été.
1


Son réveil avait été lourd comme un jour trop pâle.

Couché tard la nuit précédente à cause de cette soirée chez Madeleine Darnage, il retrouvait au matin les doutes, les paniques, les à quoi bon qui, de l’état de sommeil dont il sortait, faisaient un entre deux avec l’état de veille, dressaient, comme des chiennes gardiennes d’un empire sourcilleux, les fantômes extérieurs plus farouches, plus mobiles, plus musculeux à mesure que reculaient les ténèbres de l’inconscience et de la provisoire béatitude. La tête lui serrait et il avait à la bouche un goût d’amertume qu’un brossage énergique des dents et le café avalé tout de suite après, avec la même jouissance que les autres matins mais plus goulûment ce matin-là, avec cette précipitation impatiente, cette mauvaise humeur dont on ne parvient pas à se départir jusqu’à saboter son propre plaisir, n’avaient suffi à faire disparaître.

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