Elle a des fringues bizarres ta mère
108 pages
Français

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Elle a des fringues bizarres ta mère , livre ebook

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108 pages
Français

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Description

Une petite fille découvre le monde par le filtre de la folie de sa mère, cris et fureur, silence et non-dit, les phases se succèdent dans le huis clos effrayant d'une famille où les repères spatio-temporels se brouillent au fil de l'errance maternelle. L'insouciance est-elle encore possible ?

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 novembre 2010
Nombre de lectures 14
EAN13 9782296710894
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0474€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

ELLE A DES FRINGUES BIZARRES
TA MÈRE
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-13266-5
EAN : 9782296132665

Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
Jocelyne BUTSCH


ELLE A DES FRINGUES BIZARRES
TA MÈRE


Roman


L’Harmattan
LA DECOUVERTE DU MONDE
Pâté de lapin
Le tout premier souvenir qui te vient de la perception de ce que tu pourrais qualifier de fêlure dans la trame continue des années de ta vie débutante c’est celui de ta maman qui pour toi constitue à elle seule le monde ou plutôt l’univers infini.

Tu dois avoir tout juste deux ans, elle te raconte une histoire de lapin. Tu es lovée, enroulée tout contre elle, au plus près de sa chaleur, de son amour, sentiment océanique, retour aux origines du monde.

Quelque chose dans sa voix, ce petit quelque chose qui, tu le comprendras vite, annoncera toujours le changement, le renversement vers un univers intérieur, effrayant, incompréhensible, l’univers de la folie. Ce petit quelque chose te fait basculer dans une terreur sans nom. Tu quittes ce qui était, une seconde plus tôt, le cocon protecteur du corps de ta mère et tu t’enfuis loin d’elle. Tu te retournes et tu la vois, vêtue de son peignoir de pilou bleu pâle strié de lignes sombres, tu la sens derrière toi. Elle a un couteau à la main et court en criant qu’elle va te couper en morceaux et te mettre dans la terrine et te transformer en pâté de lapin. Tu te retournes encore une fois, tu n’y crois pas, dans ta tête de toute petite fille, tu sais que ce n’est pas possible qu’une maman tue son enfant, car tu sens déjà qu’il est, là, question de vie ou de mort, mais ce que tu vois ce sont ses cheveux noirs dressés comme des piques et son si joli visage maintenant tordu et laid à faire hurler et dans ses yeux, de vert mordoré devenus noirs, c’est la rage et la fureur.

Ce que tu vois c’est le visage terrible de la folie.

Ces mots, tu ne pourras plus jamais les entendre ou les lire sans ressentir cette peur viscérale, archaïque, cette peur sans nom, une fraction de seconde, ensuite elle refluera pour s’endormir, s’oublier jusqu’à la prochaine rencontre de ces trois petits mots inoffensifs, pâté de lapin.
Les fuchsias
Le temps, ensuite, s’écoule paisiblement.

Tu es seule, dans un grand jardin. Tu en as retrouvé, beaucoup plus tard, la photographie, en noir et blanc jauni, carrée et dentelée.
Tu es une petite fille un peu ronde, coiffure au carré, légèrement discordante, c’est la frange très courte et tordue qui te donne cette impression de décalage. Tu as un ruban dans les cheveux, un ruban disproportionné au nœud énorme qui te mange la moitié de la tête. Ta robe claire, manches ballons à la jupe en corolle, danse dans le soleil.
Tu es assise sur une chaise d’enfant et tu fais mine de lire un journal que tu tiens à l’envers avec un air sérieux de petite fille déjà adulte mais le sourire qui t’étire les lèvres dément cette précocité.
A côté de toi, une poupée veille.

La personne qui a pris cette photo l’a fait avec beaucoup de tendresse, d’amour peut-être.

Une image traverse ta mémoire. Tu vois les buissons d’herbes et de fleurs très hauts au-dessus de toi et tu lèves les bras pour cueillir méticuleusement les têtes triomphantes des fuchsias rouge sang et mauves avant de les porter à ta bouche pour les goûter avec délice. Tu les mâches longtemps et les avales comme des bonbons amers réduits en bouillie.
Les heures s’écoulent et s’étirent à l’infini dans ce jardin qui te semble immense. Personne ne vient t’interrompre.
C’est le temps de l’accalmie.

Tu ne le sais pas encore mais les tempêtes vont de nouveau se déchaîner. En attendant tu joues avec les abeilles qui viennent te frôler sans jamais te piquer, alors que tu transvases de l’eau d’un récipient à l’autre, les mains plongées dans un grand bac de pierre blanche fendillée de crevasses sombres.
Les fleurs de carotte sauvage
Ce n’est plus le temps de l’été infini.

Il fait froid, il fait sombre, les trains qui viennent se ranger nuit et jour à la gare de triage, au pied du grand immeuble blanc poussé au milieu des champs, t’écorchent les oreilles de leurs hurlements stridents.
C’est le premier d’une longue série de déménagements qui n’en finiront plus.

C’est le temps de la dépression.

Tu suis sans rien dire. Tu as appris à te taire dès que les yeux de ta mère semblent fixer un point invisible très loin au-dessus de ta tête, alors qu’elle commence à parler pour elle seule, un murmure de mots qui se suivent sans queue ni tête.
Elle marche dans la campagne dévastée par la construction de la ville nouvelle, au-delà de la gare de triage. Elle marche et parle, accrochée à la poussette dans laquelle ton petit frère semble dormir. Le bras douloureusement levé tu t’arrimes fermement au châssis qui te semble le seul élément stable de ton monde chaviré. Tu sais qu’elle ne te voit pas et qu’elle pourrait t’oublier là, il te faut donc t’accrocher et ne pas lâcher. Elle s’arrête pour arracher des grosses fleurs blanches dans les buissons anarchiques qui survivent au milieu des tas de terre sur le bord de la petite route qui s’éloigne vers la campagne.
Ces fleurs ne te plaisent pas. Tu apprendras plus tard que ce sont des fleurs de carotte sauvage. Elles te paraissent énormes et lorsque tu les regardes de près tu t’aperçois qu’elles sont faites d’une multitude de fleurs miniatures agglomérées en têtes rondes qui font elles-mêmes d’autres têtes rondes qui forment une grosse fleur à tête ronde. Mais cette grosse fleur n’est qu’un élément d’un ensemble immense de fleurs à tête ronde qui forment un buisson gigantesque. Dans cette seconde de contemplation ton monde est un buisson de fleurs de carottes sauvages. Le monologue de ta mère te ramène à la réalité qui a la couleur de ces fleurs. Elles te paraissent grises et tu n’aimes pas leur odeur sucrée, mais ce que tu détestes, en fait, c’est de voir ta mère y plonger son visage strié de larmes silencieuses.
Le Père Fouettard
Dans le grand appartement de la gare de triage les cartons s’empilent le long des murs pour former les silhouettes écrasantes de géants silencieux.
Tu te réfugies dans le grand dictionnaire à la couverture de toile noire. Tu ne sais pas encore lire mais tu as compris que ton esprit y est en sécurité loin des hurlements de ton petit frère saucissonné sur sa chaise haute par une grosse corde.

Tu regardes les grandes planches illustrées qui t’apprennent le monde. Un monde immense, un monde foisonnant, un monde qui te permet de t’évader de cet appartement plein de cris et d’angoisse et en même temps effrayant de vide. Absence totale de contact avec ta mère qui ne laisse aucun répit à ton petit frère. Sa peur qu’il meure ne lui laisse aucun repos.
Sur la couverture du grand livre noir le souffle d’une fée dont tu ne vois que le visage disperse dans le vent les aigrettes duveteuses d’une fleur de pissenlit, tu te perds dans la contemplation de ce visage si doux. Ta maman te manque. Tu te souviens de son joli visage qui ressemblait tellement à celui de la fée du livre, ta maman a disparu pour laisser place à ta mère, inapprochable, aux yeux si durs qu’ils pourraient te transformer en pierre d’un seul regard.
Alors tu les évites ces yeux, tu te réfugies dans le grand dictionnaire, une page t’attire tout en t’inquiétant, curieux paradoxe qui fait que tu y reviens toujours comme par inadvertance. C’est la page des poissons, tu n’as pas besoin de savoir lire pour reconnaître un poisson. Au milieu de la page la grande raie aux nageoires déployées semble vouloir t’attirer vers elle avec ses yeux globuleux, alors vite tu refermes le grand livre pour y revenir immédiatement.

Des heures et des jours dans le grand dictionnaire sans que ta mère ne sorte de sa folie.
Les mots qui te restent de cette époque sont des mots de guerre, une catastrophe abominable peut tuer ton petit frère, il peut tomber de sa chaise haute et se fracturer le crâne, il peut en faisant ses premiers pas se fracasser par terre, il pourrait même être englouti par un trou qui se formerait, là, au milieu de l’appartement.

Alors un jour d’hiver

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