Jusuf Buxhovi
284 pages
Français

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Jusuf Buxhovi , livre ebook

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Description

Jusuf Buxhovi est né au Kosovo, dans la ville de Pejë, en 1946. Ecrivain engagé dans l'histoire dramatique de son pays il la ressuscite grâce à la création artistique : "Ce que l'histoire dérobe à un peuple, la création littéraire lui restitue".
Ce roman se déroule à Gjakova, la "ville du sang". Ville chargée d'histoire, lieu de naissance de Gjon Nikollë Kazazi. Et, grâce aux notes de ce personnage historique, nous revivons les événements dramatiques de tout un peuple, leur résistance et leurs combats.
La peste sera l'arme politique pour anéantir ce peuple invicible.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 juin 2010
Nombre de lectures 61
EAN13 9782296934832
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,1050€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

QUI RÉSISTE À LA PESTE
RÉSISTE AU DIABLE

Le journal de Gjon Nikollë Kazazi
Jusuf BUXHOVI


QUI RÉSISTE À LA PESTE
RÉSISTE AU DIABLE

Le journal de Gjon Nikollë Kazazi

Roman


Traduit de l’albanais
par Odette MARQUET


L’Harmattan
Le roman est suivi
d’un texte d’ Alexandre Zotos
et d’un entretien de l’auteur
avec Michel Rivière


Vous retrouverez la bibliographie de Jusuf Buxhovi en fin d’ouvrage


© L’HARMATTAN, 2011
5-7, me de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-12006-8
EAN : 9782296120068

Fabrication numérique : Socprest, 2012
CHAPITRE 1
A la fin du mois de mars de l’année 1747, je m’éloignai pour quelques jours de Gjakova {1} . Je me mettais en route pour la Malësi {2} afin d’y visiter quelques paroisses et d’y recueillir quelques informations pour le livre qui me trottait dans la tête depuis tant d’années. Le poids de l’épaisse couche de neige et le gel de l’hiver avaient encore laissé des traces un peu partout. Les montagnards, habitués à des hivers aussi rigoureux, ne manquaient pas de dire chaque fois qu’ils parlaient du temps : "un rude hiver apporte un bel été". Et, de fait, bien que nous ne fussions qu’aux premiers jours de mars, un vent cinglant et un chaud soleil faisaient pressentir un printemps précoce.
A mon retour, ce fut un vieux du village de Krasniq, Mic Shpend qui vint m’accompagner. Il avait pourtant fait ce parcours des centaines de fois, mais il y tenait. En effet, selon la coutume, l’honneur de me raccompagner revenait aux personnes les plus méritantes du clan. Il ne me sembla donc pas opportun de dire aux montagnards d’en trouver un plus jeune, car je savais que cela aurait été une offense envers eux et Mic Shpend. Lorsque nous nous mîmes en route, le vieux lâcha deux mulets en avant, car ils connaissaient ces sentiers de montagne aussi bien que les hommes, et il me fit signe de la main de le suivre.
Père, ces pauvres bêtes ont parcouru tant de fois ce chemin jusqu’à la ville, que lorsqu’elles se mettent en route elles arrivent toutes seules jusqu’au pont de l’ Erenik.
Le jour était ensoleillé et tout embaumait. A plusieurs endroits, la neige avait fondu et une odeur d’humidité montait de la terre. J’étais très sensible à ce changement de saison qui me plongeait dans la méditation. Comme si le vieil homme avait deviné ma soif de contemplation, il garda la silence pendant un long moment. Il marchait derrière moi, et ce n’est que de temps en temps qu’il criait après les mulets :
Ho, ho, hue, ho, pauvres bougres ! A l’heure du repas nous nous arrêtâmes pour nous reposer. Le vieil homme sortit son pain et le posa devant moi.
Père, tu dois être fatigué. Ici, l’air est vif et donne faim.
De fait, la marche et l’air m’avaient creusé l’estomac.
Après avoir tout disposé sur un torchon qui remplaçait la sofra {3} , le vieux me dit :
Bon appétit !
Je l’appelai pour que nous mangions ensemble car il s’était assis un peu plus loin et façonnait un jonc.
Viens donc, mon gaillard, que nous mangions ensemble : tout seul ça ne passe pas.
Mais il se déroba en disant qu’il mangerait ensuite. Je ne voulus pas insister car le vieux se serait senti gêné. Je commençai à manger, tandis qu’il se mettait à s’occuper des mulets, et à leur donner du fourrage. Dès que j’eus terminé, il prit dans sa main un morceau de fromage, qu’il mangeait tout en marchant. Le soleil avait commencé à décliner, à l’approche du mont Shkëlzen , lorsque le vieil homme vint vers moi et me dit :
Es-tu fatigué, Père ? Tu ferais mieux de monter sur un mulet. Nous avons encore devant nous un bon bout de chemin.
Non, non, je ne me sens pas fatigué, je tiens à marcher. C’est bon pour moi d’aller à pied.
Bien, bien, répondit le vieux, c’est ton affaire.
Il s’était rapproché de moi. Pour la première fois je vis son visage plissé de rides et de cicatrices qui ressemblaient à une brûlure. Comme s’il avait deviné ma curiosité à propos de ces sillons sur son visage, le vieil homme s’exclama :
Quand j’étais enfant, j’ai attrapé une maladie qu’on appelait "mordje", la peste… la mort, quoi.
Cela me fit sourire.
La peste ?
Oui, oui, Père, c’était bien la peste qui s’était abattue sur la Malësie.
Et-tu en as réchappé ? Oui, et beaucoup d’autres avec moi.
C’est vraiment une chose incroyable : il a réchappé de la peste ! On dit même que beaucoup d’autres s’en sont sortis ! C’est vrai. Autrefois j’avais bien lu quelque chose dans certains rapports du Saint-Siège au sujet d’un miracle qui s’était produit dans la Malësie : il y a plus de cent ans la peste s’était répandue dans les Balkans et il y avait eu moins de victimes dans notre vilayet. Cependant, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’un jour, je pourrais m’interroger sur les raisons pour lesquelles cette épidémie avait été si légère ; j’aurais encore moins pu imaginer en parler moi-même avec deux montagnards. Tandis que je m’absorbais dans ces pensées, le vieil homme se rapprocha à nouveau de moi et me pria ainsi :
Père, pourquoi avons-nous pris les bêtes avec nous ? Pourquoi ? Il aurait voulu me voir grimper sur un des mulets. Il était inquiet et cela se reflétait sur son visage qui, au fur et à mesure que nous marchions, me semblait encore plus sombre. Avec ses nombreuses rides, il me faisait penser à une toile d’araignée.
Es-tu déjà allé en ville ? lui demandai-je, pour le soustraire à cette inquiétude qui me paraissait l’habiter.
Après m’avoir bien regardé, il me dit :
Oui, Père, j’y suis allé une fois, il y a quarante ans.
Une seule fois ?
Une seule fois, un point c’est tout, répondit le vieil homme qui parlait avec peine. A coup sûr, cette conversation ne lui plaisait pas, mais moi je l’orientais volontairement sur ce sujet. Peu après, il dit :
Par ma foi. Père, j’en ai tellement vu dans cette ville que depuis lors je n’ai nulle envie d’y retourner.
Le vieil homme se mit ensuite à raconter. Lorsqu’il avait pénétré dans Gjakova , en compagnie d’autres montagnards, à peine avaient-ils traversé le pont du Tabak et grimpé la Rrypa qu’une grande échauffourée s’était produite, si bien que les gardes turcs avaient mis en prison tous les montagnards. Durant quelques jours, personne n’avait su ce qui se passait. Les gens inquiets se terraient dans leur kulla {4} et personne ne parlait de ce qui était arrivé. Au bout de deux semaines, on les avait relâchés de nuit et conduits de l’autre côté du pont, en leur recommandant de se taire. Après bien longtemps, on avait appris que deux personnes avaient tué au beau milieu du marché l’adjoint du sous-gouvemeur, et s’étaient enfuies. Incapables de mettre la main sur les assassins, les gardes turcs s’étaient vengés de cette façon sur des innocents.
Depuis lors, Père, je hais cette ville. Je n’ai jamais voulu que mes pieds foulent son sol, et je serais sûrement mort sans la revoir si vous n’aviez pas été là.
Après un long silence, comme si sa langue s’était nouée, le vieil homme me dit :
Ne sais-tu pas, Père, que la ville ressemblait à une prison ? Les maisons étaient collées les unes aux autres et les ruelles étroites te suffoquaient. Je ne changerais pas mes alpages pour tous les biens de ce monde.
Et, au fur et à mesure que nous approchions de Gjakova , je voyais que le vieil homme voulait que nous y entrions plus tard dans la nuit ; visiblement, il ne désirait pas revoir la ville. Lorsque le soleil disparut derrière le Shkëlzen , nous passâmes le col de Leka. Devant nous s’étendait Reka.
Le crépuscule tombait lentement, et peu à peu dissimulait les villages, les grands arbres et les ravins, nombreux à cet endroit. La nuit envahissait maintenant toute l’étendue du plateau et tout s’évanouissait lentement sous le voile des ténèbres. Toutefois, la force de ma pensée me semblait plus puissante que celle de la nuit, car je devinais la présence des maisons, des ruelles et de tout ce qui m’était si familier dans Reka la maudite.
Aux environs de minuit, nous approchâmes de la ville. Le bruit de

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