L ombre s étend
142 pages
Français

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L'ombre s'étend , livre ebook

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142 pages
Français

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Description

L'ombre s'étend est la réponse que fit en 1923 le compositeur finlandais Jean Sibelius (1865-1957) à un journaliste qui lui demandait de définir sa sixième symphonie en une seule phrase. Trois ans plus tard est créé son dernier poème, Tapiola. Le terme signifie littéralement le séjour de Tapio, le dieu sylvestre des anciens Finnois. Avec cette oeuvre, dans laquelle il fait le portrait d'une forêt mythique balayée par des vents glacials, se clôt sa carrière de compositeur. Suivront trente ans de silence.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 février 2012
Nombre de lectures 18
EAN13 9782296481411
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0600€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

L’ombre s’étend
Amarante


Cette collection est consacrée aux textes
de création littéraire contemporaine francophone.

Elle accueille les œuvres de fiction
(romans et recueils de nouvelles)
ainsi que des essais littéraires
et quelques récits intimistes.


La liste des parutions, avec une courte présentation
du contenu des ouvrages, peut être consultée
sur le site www.harmattan.fr
Nicolas Dyon


L’ombre s’étend
© L’H ARMATTAN , 2012
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-55674-4
EAN : 9782296556744

Fabrication numérique : Actissia Services, 2012
Chapitre 1
Aino regardait par la fenêtre le jardin couvert de neige. La lumière était grise et tamisée par les nuages. Elle frissonna. Pourtant il faisait chaud dans la grande maison en bois. Le salon était paisible et confortable : le feu crépitait dans la cheminée, les murs étaient ornés de tableaux colorés, les étagères ployaient sous les livres, les meubles et le parquet étaient d’une couleur de miel. On y trouvait le léger désordre de la vie quotidienne, des journaux laissés ouverts, une tasse oubliée sur un guéridon, un coussin écrasé. Elle entendait les pommes de pin craquer dans la cheminée, les bruits de la vaisselle dans la cuisine et des portes qui s’ouvraient et se refermaient à l’étage.
Une grive noire s’envola lorsque Jean ouvrit la porte d’un coup de pied et entra dans la pièce, rouge et soufflant, les bras chargés de papiers. Sans un regard pour elle, son mari laissa tomber ses papiers au sol. Il revint quelques minutes plus tard avec un autre chargement qu’il déposa de la même façon. Après plusieurs allers et retours, le sol était jonché de partitions et de notes manuscrites. Les liasses s’étaient éparpillées, mélangeant les papiers jaunis par le temps et les pages encore blanches. Il s’assit dans un fauteuil, soupira et contempla le tas. Il avait du mal à reprendre son souffle. Il semblait n’avoir pas vu sa femme qui n’avait pourtant pas quitté sa place et l’observait en silence. Elle se demandait ce qu’il lui prenait mais n’osait pas s’approcher de lui et lui caresser l’épaule comme elle le faisait depuis de longues années. Elle attendait qu’il fasse le premier pas.
Il resta immobile et perdu dans ses pensées pendant de longues minutes.
Aino, ma décision est prise, murmura Jean, la tête baissée et les épaules rentrées.
Quelle décision, Jean ? demanda-t-elle de sa voix la plus douce, elle avait compris que ce n’était pas qu’un simple moment de mélancolie comme il en était coutumier.
Je vais tout passer au feu… Je n’y arrive pas… Je n’y arrive plus…
Ce n’est pas la première fois que tu me dis cela, souviens-toi. Combien de fois as-tu été convaincu de ne plus jamais réussir à composer ? Quand tu as terminé ta Cinquième symphonie, tu avais déjà cru perdre tes facultés créatrices, pourtant cela a fini par revenir, tu as continué, tu as composé depuis des œuvres majeures. Tu as toujours su surmonter tes périodes de découragement.
Tu as raison, ma chérie, mais cette fois c’est différent.
Qu’est-ce qui a changé ? demanda-t-elle en se relevant.
Elle s’assit près de lui, lui saisit les mains et le regarda intensément. Jean releva la tête et la regarda à son tour. Depuis plus de cinquante ans il trouvait la preuve de son amour dans ses yeux, son amour qui le soutenait, l’accompagnait et le bousculait parfois. Son visage était noyé dans la brume des larmes mais il devinait le grain de sa peau si fine, ses rides, ses traits qui avaient changé avec les années, ce demi-sourire encourageant qui était toujours le même et qui était toujours pour lui. Il se demandait si elle avait compris depuis longtemps qu’il ne viendrait jamais à bout du travail qui l’occupait depuis bientôt vingt ans. Pourtant sa voix avait l’accent de la vérité quand elle lui avait demandé ce qui avait changé. Il prenait conscience qu’il avait toujours refusé de regarder la réalité en face, il n’y avait que quelques heures que la décision s’était imposée à lui.
Tout a changé, répondit-il en baissant à nouveau les yeux. Le monde a changé. J’ai changé. Il y a cette guerre horrible. Tous ces gens qui meurent. Toutes ces mauvaises nouvelles. Cette inquiétude permanente. Je ne suis plus qu’un vieil homme au bout du rouleau. Je ne vaux plus rien. Travailler me coûte terriblement. Je sens bien que je n’en suis plus capable. Je me suis trop longtemps entêté, pour de mauvaises raisons.
De longues secondes s’écoulaient entre chacune de ses phrases. Aino le regardait attentivement et avait gardé ses mains dans les siennes. Elle savait qu’elle devait le laisser terminer, qu’il ne l’écouterait pas tant que la source ne serait pas tarie. Puis elle lui demanda quelles étaient ces raisons.
Pour faire plaisir à tous ces gens qui me réclament cette symphonie depuis tant d’années. Ils sont tellement insistants. Ils m’appellent au téléphone. Ils m’écrivent des lettres. Ils me demandent des rendez-vous. Ils me persécutent partout où je vais. Ils m’implorent. Je ne réponds rien. J’élude. Je leur dis de prendre patience. Je leur dis que je ne sais pas. Mais ils attendent tellement de moi que je suis paralysé. Je ne peux pas échouer. Je ne peux pas les décevoir. Je ne produis plus rien, je les déçois pourtant.
Mais ce n’est pas seulement pour eux que tu as continué à composer, glissa Aino qui voyait son regard se perdre dans le vague.
Non. Bien sûr que non. Pour moi aussi ! Pour me prouver que j’existais toujours. Je ne sais rien faire d’autre, Aino. Je ne sais faire que cela. J’ai raté tout le reste : je t’ai négligée, je n’ai pas été un bon père pour nos filles, je vous ai gâché la vie. Je ne pouvais pas rater cela aussi. Je n’en avais pas le droit.
Jean, ton travail a porté ses fruits ! Toutes ces partitions que tu viens de jeter au sol, il y a des notes écrites dessus, tu as composé de la musique ! Pourquoi ne vas-tu pas marcher un moment ? Peut-être jugeras-tu ton travail avec plus de complaisance quand tu reviendras ?
Non. Je ne crois pas. Ce matin j’ai cru avoir terminé le premier mouvement de ma symphonie. Je l’ai parcouru. J’y ai passé vingt ans et ça ne vaut rien. Il n’y a que des banalités dans cette partition. Je n’ai rien composé de vraiment nouveau depuis Tapiola. Je me répète. J’ai essayé, ça ne marche plus. Je ne peux tout simplement plus continuer ainsi.
Aino ne trouvait pas les mots pour lui parler. La longue expérience des crises de désespoir de Jean ne l’avait pas préparée à cette décision. Elle était désemparée mais ne pouvait pas le lui montrer. Elle avait toujours été une femme forte, elle l’avait soutenu tout au long de sa vie, de nombreuses fois elle l’avait porté à bout de bras, elle avait su reconstruire peu à peu ce que son hypersensibilité détruisait obstinément. Pour son art, elle avait tout sacrifié. Elle ne pouvait pas admettre qu’il mît ainsi un point final à tout ce qui avait été leur vie, à ce pour quoi elle avait tant souffert. Elle se sentait démunie et abandonnée.
Il faisait maintenant complètement nuit. Aino n’osait pas allumer d’autres lampes, mais elle se leva pour remettre du bois dans la cheminée. Jean était toujours prostré dans son fauteuil, les mains sur les genoux pour les empêcher de trembler, les yeux baissés vers le tapis. Elle reprit sa place auprès de lui. Après un court moment elle contraignit Jean à la regarder en lui soulevant doucement le menton. La tristesse qu’elle lut dans son regard la bouleversa. Elle resta un moment silencieuse, le temps de se dominer. Doucement, et en pesant chaque mot, elle lui demanda :
Que comptes-tu faire ?
Je suis résolu à tout mettre au feu.
Tu ne peux pas faire ça, dit-elle à voix basse mais fermement.
Je ne vois rien d’autre à faire.
Il baissa à nouveau les yeux. Malgré son grand âge et son corps imposant, il avait l’attitude d’un petit garçon malheureux. Lui qui n’était rien moins qu’un monument national, il semblait avoir perdu toute dignité. Il n’y avait qu’avec elle qu’il pouvait se permettre de se mettre ainsi à nu. Elle lui demanda s’il comprenait que cela lui brisait le cœur de le voir faire ça.
Non, tu ne t’en rends pas compte, dit-elle avec de la colère dans la voix.
Elle s’était relevée. Elle marchait dans la pièce pour calmer son agitation. Elle trouva un bibelot à remettre droit pour lui tourner le dos et lui cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle prit une forte inspiration et continua comme pour elle-même :
Comment peux-tu faire ça ? Comment peux-tu être si sûr ? Tu as écrit des pa

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