La carpe miroir
323 pages
Français

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La carpe miroir , livre ebook

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Description

"C'est toujours avec un peu de notre insouciance, avec des haillons de notre conscience, que le bourreau essuie son hideux coutelas". En vain l'avocat du terroriste Guy Desmet a-t-il cité Victor Hugo. Charles Sommerville, qui préside la Cour d'assises, l'a condamné à mort, quelques mois à peine avant l'abolition de la peine suprême en France. La fille du magistrat, Mathilde, étudiante, ne peut admettre cette condamnation. Elle disparaît et devient à son tour une hors-la-loi.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 février 2010
Nombre de lectures 69
EAN13 9782296933354
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,1050€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

La carpe miroir
Patrice H AFFNER


La carpe miroir


L’H ARMATTAN
© L’H ARMATTAN, 2010
5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr

ISBN : 978-2-296-11424-1
EAN : 9782296114241

Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
À Virginie, Véronique,
Denise
et Emmanuel
Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence,
par un curieux renversement qui est propre à notre temps,
c’est l’innocence qui est sommée de fournir des justifications.

Albert Camus, « L’homme révolté »
Chapitre 1
Le 1 er mars 1995


Ma chère Mathilde,


Peut-être ne liras-tu jamais ces lignes. Je ne sais toujours pas où tu es, et même si je le savais, comment pourrais-je te faire porter cette lettre ? Et puis, voudrais-tu seulement la lire ? Il m’est arrivé de changer mon écriture pour que tu ouvres au moins l’enveloppe.
Il vaudrait mieux que je meure sans histoires. J’ai beau me dire qu’un homme véritable doit savoir être brave tout seul, sans témoins, je n’arrive pas à me faire à l’idée que je risque de mourir stupidement ici, au Mexique, loin de chez moi, de mes proches, dans cette région du Chiapas qui ne dit rien à personne, sans que je t’aie revue, parlé une dernière fois, dit combien je t’ai attendue et cherchée ; d’ailleurs, lorsque je dis mes proches, je n’ai que toi, tu le sais bien.
Et dire que je voulais une fille. Si tu savais : je répétais : « un garçon, je connaîtrai tous ses tours à l’avance ; tandis qu’une fille… »


Charles Somerville pose son petit crayon. Il s’était cru sauvé après avoir obtenu de son gardien du papier et ce misérable bout de crayon dont la mine casse sans cesse. Cependant, il ne trouve pas ses mots. Toute sa vie il avait cru dans les mots, les idées. Mais les mots ne viennent pas à son secours. Il cherche en vain, comme le général d’une armée en déroute à en rassembler quelques-uns. Mais il ne parvient pas à les mettre en ordre de bataille. Ils restent l’arme au pied ; ils refusent d’obéir. Ils savent qu’avec sa fille ils ne pourraient rien conquérir. Elle les connaît tous, ses soldats, cavaliers légers d’une éloquence surannée, fantassins de la raison triste et geignarde d’une guerre toujours perdue. Il faudrait qu’il mette en ligne ceux qui restent toujours en arrière, prêts à mourir sur place pour des principes inexpliqués, comme ça pour rien, par fidélité, cachant leur désespoir derrière la musique des fifres et les roulements des jeunes tambours, les mots qu’on n’ose pas prononcer, qui parlent d’amour, d’affection.
Mais comment pourrait-elle vouloir de l’affection d’un père qui n’avait pas su la protéger des dangers de la vie, lui indiquer le bon chemin, le droit chemin, pire, qui l’avait précipitée dans le malheur ? Pourtant, il n’était pas possible qu’il ne soit plus jamais l’homme adoré vers lequel elle courait, enfant, depuis le fond du jardin, avec des cris de joie, lorsqu’il rentrait, comme les hirondelles crient le soir en été, en passant devant les fenêtres ouvertes, à l’heure bleue. Cela n’était pas possible. Cependant, il fallait le reconnaître, il était devenu peu à peu, pour elle, tout simplement un homme « raisonnable », magicien démasqué des pauvres compromis, ce mot à la mode qu’elle haïssait, alibi d’hommes faibles ayant renoncé à accomplir leur destin au profit de la seule volonté d’éviter des conflits.
Comment avait-il pu en arriver là, lui, un magistrat, auteur de plusieurs essais sur les institutions politiques, le droit et la violence, chargé de cours d’histoire du droit à la faculté, pressenti par deux fois pour être ministre de la Justice. Comment lui, un juge, avait-il pu faire de sa fille une hors-la-loi ?


Il reverrait toujours cette scène où elle était partie de la maison, ce soir du 30 avril 1980 où Guy Desmet avait été condamné à mort ; où « il » avait condamné Desmet à mort, comme elle disait. Pour elle, les deux autres juges et les neuf jurés qui composaient la cour d’assises ne comptaient pas. Il présidait la cour, cela suffisait. Les jurés, les gens du peuple étaient donc des imbéciles ? Ça va, ça va, elle devenait insolente, bien sûr, ils sont abrutis par tous les slogans et les phrases de bon aloi auxquels ils ne comprennent rien ; et puis ils ont peur, vous leur faites peur, vous, les gens instruits, ceux qui sont au courant, toi, avec ta robe rouge et ton hermine. C’est ça, se défendait-il, ils ont peur des bonnes gens et n’ont pas à craindre ceux qui manient le pistolet et la bombe.
Desmet, issu de la mouvance de la gauche prolétarienne, avait déclaré la guerre à la société moderne et froidement abattu un petit industriel du Nord, Daniel Vieljeux, père de famille, de plusieurs balles de revolver dans un parking. Selon un témoin, la victime allongée par terre avait levé la main pour implorer le tueur. Mais il avait répondu par une balle définitive, logée en pleine tête.
Ils dînaient seuls tous les deux, dans cette petite salle à manger ornée de quantité de meubles de famille qu’il vénérait, assez horribles disait-elle, où il essayait de conserver un semblant de vie de famille depuis la mort de sa femme survenue deux ans auparavant. Les premiers temps, après son décès, Mathilde continuait à mettre son assiette, lorsqu’elle mettait le couvert, avec sa serviette bien pliée dans son rond en bois. Pour qu’elle continue à participer à la discussion, disait-elle. Pour se mettre encore sous la protection de sa mère, pensait-il, pour l’empêcher, lui, de venir sur son territoire, d’aborder des discussions où ils ne seraient pas d’accord.
Ce soir-là, elle ne disait rien, hostile. Elle refusait de manger. Il avait essayé :
« Tu ne sais pas ce que c’est que juger, tu ne sais rien de la charge que cela représente de juger une affaire comme celle-là. »
Mais il n’avait pas eu le temps de lui parler, de lui faire comprendre qu’il ne pouvait lui dire ce qu’il avait décidé en secret, que même les autres juges et jurés ne savaient pas. Leur dispute avait tout de suite éclaté. D’un seul coup, elle avait crié, des larmes dans la voix :
« Comment peux-tu parler de la mission du juge ? Mais tu ne vois pas qu’ils te manipulent ? »
Elle s’était mise à vociférer : les juges n’étaient rien, rien du tout. Ils n’étaient que des fonctionnaires qui gagnaient un petit salaire, avec des primes ridicules et deux mois de congés, qui attendaient jalousement leur promotion dans l’ordre de la légion d’honneur et pensaient être au cœur de la cité, alors qu’ils ne faisaient qu’appliquer la loi des forts aux faibles, la loi des nantis, avec une marge de manœuvre toute petite, appelée modération, pour se donner bonne conscience et partager la miséricorde qui n’appartient qu’à Dieu. Et comme il n’y avait plus de Dieu, on n’allait pas bien loin. Comment peut-on condamner à mort un homme dont le premier crime est d’abord de vouloir changer la société ?
Il était resté pétrifié. Jamais elle ne l’avait mis en cause, lui, comme cela, directement, lui, l’oracle intouchable, lui dont on respectait l’intelligence et le savoir, lui surtout, croyait-il, qu’on aimait au-delà de tous les désaccords. Il avait déplié et replié plusieurs fois sa serviette de table ; il avait remis tous les morceaux de pain dans la corbeille, un à un. Alors, elle avait ajouté très vite :
- Je ne parle pas pour toi, bien sûr.
Mais il était trop tard. Une fois de plus la salle à manger avait été transformée en salle d’audience :
- La pureté du mobile n’excuse pas le crime, avait-il clamé, il l’aggrave. Et puis, arrêtons de manger la soupe gagnée par un fonctionnaire. Oui, il était un fonctionnaire, oui, il servait l’État et il rendait la justice sans considération d’argent ; oui, il ne gagnait pas un gros salaire ; oui, il l’avait élevé avec difficulté. Mais la justice ne se monnayait pas ; oui, il rendait simplement la justice de son mieux, et ce n’était pas facile. Loin d’obéir au pouvoir en place, le juge était le garant de la protection des citoyens, et le juge devait aussi tenir le glaive. Le glaive frappait mais aussi protégeait. Combien de fois ne lui avait-il pas cité la phrase du président du tribunal révolutionnaire, au peuple qui avait envahi son tribunal, avec ses piques, ses sabres, ses manches retroussées pleines de sang, lors des massacres de septembre, alors qu’il jugeait Bachmann, le colonel des gardes suisses : « Respectez la loi et l’accusé qui est sous mon glaive ; il est sous ma protection. » Les assassins s’étaient retir

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