La Nuit de Mahler
289 pages
Français

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La Nuit de Mahler , livre ebook

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289 pages
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Description

Michel Redon a aimé Mahler, Fauré et Chausson. Non pas seulement à travers leur musique, qui au fond aurait pu n'être qu'un pretexte à l'écriture, mais bien pour eux mêmes. Ils se retrouvent tous les trois unis dans son écriture par le fil de leur insatiable mélancolie.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 janvier 2011
Nombre de lectures 261
EAN13 9782296709768
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,1100€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris
 
Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
 
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN : 978-2-296-13138-5
EAN : 9782296131385
 
La Nuit de Mahler
 
Du même auteur
 
Romans
 
Le pensionnaire du Grand Collège , roman, Ibis rouge, Guyane, 2004
 
La saison de l’anaconda , roman, Ibis rouge, Guyane, 2005
 
Un récit guyanais , roman, Ibis rouge, Guyane, 2010
 
Essais
 
Paroles d’enfants, paroles de juges , essai, L’Harmattan, Paris, 2005
 
Michel Redon
 
 
La Nuit de Mahler
 
 
Nouvelles
 
 
L’Harmattan
 
La Nuit de Mahler
 
 
I l y a foule devant l’opéra, tout autant que les grands soirs de première, mais il n’y a ni la ronde des fiacres au bord du trottoir, ni les spectateurs qui en descendent en habit de soirée, ni même ceux plus modestes venus à pied ou par le trolley et qui attendent l’ouverture des galeries aux billets bon marché. Il n’y a pas non plus les retardataires qui se pressent devant les guichets pour tenter d’obtenir une place. Il n’y a ni les affiches placardées à l’entrée, ni les lampadaires illuminés. Il y a foule pourtant, mais tous ces gens massés sur le trottoir et qui hurlent, je ne les reconnais pas. Dans l’avenue en face de l’entrée de l’opéra, ils ont allumé un grand feu avec des planches arrachées à la palissade d’un chantier d’une rue voisine. Depuis hier, ils ont pris d’assaut tous les bâtiments publics et aussi les théâtres et les bibliothèques. Partout on dit qu’ils en sortent les bras chargés de livres, de liasses de papiers qu’ils jettent dans les feux.
 
Ils sont arrivés à l’opéra un peu avant 5 heures, il n’y avait déjà plus grand monde, puisque cela fait une semaine avant ce 12 mars 1938 que nous n’avons plus de répétition à cause des derniers évènements politiques. J’étais resté à bavarder avec Alfred Gross, mon vieux camarade de pupitre au hautbois. Un homme assez jeune, plutôt distingué, en uniforme noir très strict d’officier du nouveau parti nous a salués très convenablement et a demandé poliment où se trouvait la bibliothèque des partitions. Il tenait une liste à la main. Alfred lui a dit qu’il y en avait partout, chaque musicien les remisait à sa guise pendant les répétitions, mais que l’essentiel était classé dans un bureau au premier étage après les concerts. L’officier l’a remercié et a appelé quelques uns de ses hommes. Ils ont fouillé tout l’étage et je les ai vus redescendre les bras chargés de feuilles de musique. Ils riaient et parlaient très fort. Je crois qu’ils étaient un peu saouls. J’ai demandé à l’officier ce qu’ils faisaient et il m’a répondu d’un air très sérieux qu’ils devaient nettoyer l’opéra. J’ai dû faire une drôle de mine, car il m’a soudain empoigné par le bras en me demandant durement si j’aimais jouer de la musique dégénérée. Il a certainement vu que je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire et il m’a lâché en riant.
 
Je suis sorti sur la place. Je me suis abrité sous un arbre et depuis un bon moment j’attends. Les miliciens en uniforme noir et brassard du parti jettent des paquets de feuilles de partitions dans le feu. D’autres entrent à leur tour dans le vieux bâtiment et en ressortent également chargés. La flamme s’allonge, monte très haut et des milliers de cendres rouges font une nuée incandescente dans le soir froid et humide qui tombe sur ma ville. Un des hommes laisse tomber un gros paquet de feuilles près du feu. Il s’approche en titubant un peu et déboutonne sa braguette en rigolant. Les jambes écartées, il pisse longuement sur les partitions de musique que le vent s’apprêtait à faire voler. Quand il a fini, d’un seul coup de botte il envoie le paquet dans le feu. Son visage très jeune luit sous la flamme. Il rit et avec lui ses camarades. Dans la foule qui regarde, des gens applaudissent. On se passe des bouteilles de bière et quelques femmes dansent devant le feu avec les hommes en uniforme. L’un d’entre eux entonne une chanson militaire que tous reprennent. Il y a soudain des cris sur les marches de l’opéra. Je vois deux hommes qui traînent Alfred Gross par le cou en lui assenant des coups de pied. Un des hommes crie en brandissant un cahier de musique :
 
– Il voulait emporter de la musique juive !
 
La foule gronde. Alfred s’abrite comme il peut le visage de ses mains. Après l’avoir frappé, l’homme le pousse violemment et le fait tomber. L’officier qui les commande s’approche et prend le cahier. Il le regarde, sourit et d’un geste large le lance vers le feu. Puis il fait se relever poliment Alfred mais soudain d’un violent coup de pied dans le derrière le projette brutalement contre le mur. Je vois Alfred partir en boitant. La foule l’insulte et je n’ose pas me montrer.
 
Le feu lance de grosses volutes brûlantes. Pour le raviver, des miliciens y ont jeté deux ou trois vieilles chaises paillées prises dans les couloirs de l’opéra. Il répand maintenant une forte chaleur qui ne serait pas désagréable s’il n’y avait pas cette odeur âcre de papier brûlé. Je jette un regard vers la rue derrière moi : Alfred Gross a disparu, longeant les murs, avalé par la nuit.
 
Je suis resté longtemps à regarder. Maintenant, les flammes retombent, n’ayant plus de papier à dévorer. L’air est plein de cendres chaudes. Il y en a partout, petites notes noires emportées par le vent glacé. La foule se disperse lentement. La neige se remet à tomber, fine et légère comme celle qui annonce chez nous le printemps prochain. Elle s’écrase tendrement sur le feu qui s’endort doucement. La place se déserte, les hommes en uniforme sont partis vers d’autres flambées brûlantes ou peut-être vers les tavernes près de leurs casernes. Je m’approche prudemment et du pied je fourrage un peu dans le tas de cendres que la neige mouille. Sur une page noircie et avant qu’elle ne s’effrite en minuscules cendres grises, je peux lire son nom en grosses lettre ; le nom de celui que j’ai d’abord voulu comme les autres haïr et puis que j’ai tellement aimé. Je serre mon manteau et je recule. Je viens enfin de comprendre ce qu’ils ont osé faire.
 
Je suis rentré chez moi dans mon appartement, dans la Johannesgasse. Je suis assis à la table de la cuisine. Je n’ai pas faim et je suis tellement glacé que j’ai gardé mon manteau. Je revois ses lunettes de myope, son visage suppliant tendu vers moi ce bel après-midi d’octobre et sa main aux doigts très fins tenant à peine la baguette, ses sourcils inquiets puis soudain son sourire quand j’ai donné le très long la majeur qu’il attendait. Je le revois parfaitement, chassant alors d’une main la mèche tombée sur son front et la sueur qui perle sur ses tempes et son souffle retenu jusqu’à ce que s’élève lentement le son grave, continu et très lent de ma note. J’avais cru pouvoir l’oublier. Et il a fallu ce feu et soudain son nom dans les cendres pour que je me souvienne. Lui, dont je crois avoir été parfois l’ami, dont je sais tant de choses que je n’ai jamais dites. Même son nom, je crois ne l’avoir plus jamais prononcé depuis tout ce temps… Je le dis à haute voix maintenant qu’ils ont brûlé toute sa musique :
 
– Mahler, Gustav Mahler…
 
 
Je m’appelle Joseph Braun. Je suis viennois. J’ai soixante-deux ans, enfin presque soixante-trois, dans deux mois, le 20 mai 1938 prochain. Je suis instrumentiste à l’opéra de Vienne ainsi qu’au Philharmonique, parmi les plus anciens musiciens de notre orchestre national. Je n’avais pas encore trente ans quand je l’ai connu. Il était alors depuis quelques années notre directeur et chef d’orchestre attitré au Hofoper et au Philharmonique de Vienne. C’était juste au début du siècle, quelques années à peine avant la Grande Guerre. La première fois que je l’ai vu, et je m’en souviendrai jusqu’à ma mort, il m’avait fait une drôle d’impression, celle d’un de ces jeunes chefs prétentieux qui, à peine nommés à la tête d’un orchestre, veulent chambouler toutes les règles établies ; j’ai même plusieurs fois pensé qu’il était fou. Il criait trop fort, n’était jamais satisfait et nous faisait reprendre sans arrêt les répétitions jusqu’à nous épuiser. Il nous arrivait pourtant d’être très satisfaits de notre travail, mais même quand le public nous applaudissait, le seul à être éternellement mécontent, c’était Mahler. Personne ne l’aimait et je crois bien que tout l’orchestre le détestait, moi le premier. Et pourtant c

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