Le fils d Agatha Moudio
139 pages
Français

Le fils d'Agatha Moudio , livre ebook

139 pages
Français

Description

Ouvrage des Éditions Clé en coédition avec NENA

Paru en 1967, Le Fils d'Agatha Moudio a obtenu, en 1968, le Grand Prix littéraire de l'Afrique noire. En 1976, il en était déjà rendu à sa cinquième édition et était traduit en anglais, en allemand et en polonais. Le Fils d'Agatha Moudio représente un renouvellement important de l'esthétique romanesque africaine.
Au centre de ce roman, un jeune Africain qui se trouve « au carrefour des temps anciens et modernes » et dont Francis Bebey conte l'histoire dans la meilleure tradition des aèdes africains.

Francis Bebey est décédé le 28 mai 2001 à l'âge de 72 ans.

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Nombre de lectures 905
EAN13 9782917591864
Langue Français

Extrait

Extrait
Notre village gardait le pied de la colline d’où descendait la rue grise venue de la ville lointaine. La matinée avait la robe ensoleillée des jours de repos et le calme tranquille d’un dimanche de juin. La paix continua de régner jusqu’au moment où, soudain, on entendit une détonation, bientôt suivie de deux ou trois autres. Pourtant, malgré leur air tout à fait insolite, elles n’inquiétèrent personne dans le village. Elles venaient de la forêt tout proche. Personne n’y fit attention ; personne, sauf Moudiki. Qu’avait-il donc à se faire du souci à cause de ces coups de fusil tirés loin de notre village, et qui laissaient les autres habitants dans la plus complète indifférence ?

Moudiki entra.

– Tu les as entendu arriver, Mbaka ? demanda-t-il en fermant la porte derrière lui. Tu as entendu arriver leur voiture ?

– Sûr que je les ai entendu arriver. Je ne suis pas sourd, qu’est-ce que tu crois donc ? Je te dirai même que j’ai entendu deux ou trois de leurs coups de fusil il y a un instant. Ils chassent déjà. Ekéké est avec eux, je suppose ?

– Oui, Ekéké est avec eux, répondit Moudiki.

Puis il se tut. Il avait encore quelque chose à dire, mais il hésitait à parler. C’était délicat, le genre de question qu’il voulait poser. Les deux hommes se regardèrent un moment en silence, réfléchissant chacun de son côté.

à la fin, Moudiki se décida :

– Il y a tout de même quelque chose qui me tracasse, Mbaka, dit-il.

– Quelque chose qui te tracasse ? Qu’est-ce que c’est ?

– écoute, Mbaka, tu es le chef de notre village, c’est-à-dire notre chef à nous tous. Tu ne dois pas nous tromper. Je viens te demander ce qui se passe avec ces gens-là.

– Comment, ce qui se passe avec ces gens-là ?

Que veux-tu dire par là ? Je ne te comprends pas.

– Ce que je veux dire par là, ce que je veux dire… Réponds-moi : si je te pose clairement ma question, tu ne te fâcheras pas ?

– Pourquoi veux-tu que je me fâche ?


Mbaka était de plus en plus intrigué. Ce devait être quelque chose de grave. Pourquoi Moudiki venait-il le voir ce dimanche matin, et se montrait-il si mystérieux et si réservé tout d’un coup, lui qui en temps ordinaire personnifiait la simplicité et la verve ?

– Non, je ne vais pas me fâcher, pose ta question, je vais te répondre… s’il y a une réponse à te donner, dit le chef Mbaka.

– Eh bien, voici : dis-moi, est-ce que ces blancs, qui viennent chasser chez nous, est-ce qu’ils t’ont donné quelque chose ?

– Donné quelque chose, comment ça ?

– Oui, tu comprends bien : est-ce qu’ils t’ont récompensé ?

– Récompensé ? Et en quoi faisant ?

– Si je comprends bien, insista Moudiki, ils ne t’ont pas donné un peu de … tu vois, un peu d’argent ?

– De l’argent, mais quelquefois, tu parles comme si tu ne voulais pas te faire comprendre : quel argent ? Et pour quoi faire ?


– Chef Mbaka, j’ai toujours eu l’impression que ton sens pratique n’était pas placé au bon endroit, mais cette fois-ci, je crois que je ne me trompe pas. Je vais t’expliquer ce que je veux dire : ces gens-là, ce ne sont pas des gens de chez nous ; ce sont des étrangers. S’ils viennent chasser ici, nous ne pouvons pas leur permettre de le faire gratuitement. Ils devraient payer quelque chose, et tu sais, eux qui…

– Je te coupe la parole, Moudiki, parce qu’il y a une chose que tu commences à oublier, avec ton sens pratique. Tu commences à oublier que ce sont ces gens-là qui nous commandent, toi, moi, tous les habitants du village, de même qu’ils commandent notre forêt, notre rivière, notre fleuve, et tous les animaux et tous les poissons qui y vivent. Dis-moi donc comment tu pourrais demander à des gens comme ceux-là de te payer de l’argent, parce qu’ils vont chasser dans ta forêt ?

– C’est vrai, Mbaka, et moi aussi j’ai pensé à cela. Mais ce sont ces gens-là qui ont inventé l’argent. Ce sont eux qui le fabriquent. Ils en ont beaucoup pour eux-mêmes. Ils doivent donc en avoir pour nous aussi… Je veux dire : pour nous en offrir un peu, par amitié, pour nous donner au moins l’impression qu’ils sont contents de venir chasser chez nous. Ne crois-tu pas qu’il serait raisonnable… et juste de leur suggérer de nous en faire un petit cadeau de temps en temps ? Pour nous tous, Mbaka, pas pour moi seul. C’est toi le chef, qui devrais penser à cela, pour le bien de tes administrés. Je te répète que ce n’est pas pour moi seul, mais pour nous tous.

Mbaka alla s’asseoir sur une vieille chaise, près de la fenêtre, prit sa tête dans ses mains, et se mit à réfléchir. Pourquoi, mais pourquoi n’avait-il donc pas songé à ses administrés depuis que les blancs venaient chasser dans notre forêt ? Mbaka reconnaissait dans son for intérieur la justesse de la démarche que Moudiki proposait de faire.

– Oui, tu as raison, dit-il à la fin. Tu as parfaitement raison, Moudiki. Ces gens-là ne peuvent pas venir chasser chez nous ainsi, sans jamais donner quelque chose.

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