Les dégénérés
122 pages
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Les dégénérés , livre ebook

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Description

Les parents de Lucien, en pleine séparation, décident d'éloigner leur fils chez les grands-parents maternels, qui, effrayés par ce divorce, entreprennent de rabibocher les familles en partant visiter les grands-parents paternels, en région parisienne, où pullulent les racines du narrateur. Ce sera l'épisode le plus burlesque de l'épopée qui, on l'aura compris, n'est en réalité qu'un petit tour de bénitier. Il n'en demeure pas moins que l'enfant a subi un choc,quelque chose dont il ne sait pas encore quoi faire s'est révélé en lui. Il est encore obnubilé par sa principale obsession : parvenir à nouer des relations humaines satisfaisantes. Ce livre aurait donc pu s'appeler « Comment vivre parmi les hommes ? » si ça n'avait pas été un aussi mauvais titre.



Roman iconoclaste à la première personne et à la plume flamboyante, « Les dégénérés » questionne notre rapport au monde et aux autres en nous entraînant dans la famille irrécupérable et toxique d’un jeune adolescent mal dans sa peau.


Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 16
EAN13 9782366510843
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0045€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Titre
Lucien Blard
Les Dégénérés
roman
« À mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur un îlot de placide ignorance au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et sur la place effroyable que nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix
d’un nouvel âge de ténèbres. »
HP LOVECRAFT, incipit de l’Appel de Cthulhu
« Mon repas ne se termine pas lorsque je n’ai plus faim, mais quand je me déteste »
Louis CK
Dégénérés :personnes dénuées de genre au sens de déchues, difficilement identifiables voire imprévisibles.
PREMIERE SOLE: « Dévitalisé »
« Le vieux Jim finissait d’écailler une gigantesque truite, les frétillements vivaces du gros animal lui avaient donné du fil à retordre, mais il savait y faire, l’ancien, et la bête assommée gisait à présent, calme et lisse, sur le bois râpeux de la table. Sa besogne achevée, il rangea le lourd canif dans sa poche, cadeau de son grand-père pour son huitième anniversaire. Depuis qu’on avait glissé la nacre tiède dans sa petite paume tremblante, l’objet ne l’avait plus quitté. Il le retint un instant, et tandis qu’il pressait le manche ouvragé entre ses doigts craquants, des souvenirs se mirent à jaillir partout en lui. De la manière la plus charmante, d’abord, comme si un torrent de fleurs fraîches l’eut traversé, les parfums délicats aéraient sa mémoire et jouaient avec ses chagrins, qui vinrent hélas alourdir son cœur, toute rose ayant ses épines. « Les choses de l’enfance sont trop puissantes et trop dures pour de si petits êtres » observa-t-il en ressortant machinalement le couteau de sa poche. Il déplia lentement la lame brillante, « rien de ce qu’on a appris ne tient devant la vie, ce qui compte, c’est de savoir bien se défendre ». Mais en cet instant qu’il fixait l’acier tranchant, le vieil homme réalisa combien sa pensée était courte et sauvage, et, comme une graine finissant par germer dans la rocaille la plus dure, il sentit s’épanouir en lui les paroles simples et douces de son grand-père. Il repensa alors à toutes ces années d’existence gâchées par son caractère impossible qui avait ruiné tous ses liens sans toutefois le détruire. « Me voici devenu ce que je redoutais tant, tu te souviens ? » Il ne savait plus s’il adressait au vieillard, au jeune homme ou à l’enfant honnête qu’il avait été. Les trois danses que fut sa vie s’embrouillaient au seuil de la mort. « Tu n’es qu’un vieil ivrogne rempli de dégoût, qui mourra sans bruit et dans l’indifférence » conclut-il en se resservant un petit verre d’eau-de-vie de prune. Il sombra dans les profondeurs de l’alcool, et réalisa qu’il avait eu tort de considérer tout cela comme insignifiant — au lieu de l’enrager, ce constat le décrispa, et ses yeux devinrent même assez humides pour l’ouvrir aux richesses de la mélancolie. Du fond de cette tristesse monta une petite comptine d’autrefois qu’il se mit à réciter comme une prière, avec une telle ferveur qu’il en fut tout surpris, lui qui ne croyait plus à rien. La chanson s’enfonça assez profondément dans son âme pour y répandre bonheur et chagrin à égales mesures. Le rude gaillard du sud avait abandonné toute résistance et se laissait agréablement emporter vers cette zone secrète de lui-même où il n’avait plus eu la force de pénétrer depuis des lustres. Il s’abreuvait généreusement à cette grande fontaine qui formait à présent tout son décor. Les paroles jadis trop simples, presque idiotes, de la chanson révélaient enfin tout leur sens, et ébranlaient la morale que s’était forgée le vieux Jim au cours de sa longue histoire. Tout cela sombra doucement dans sa démission de lui-même, et il se sentit frissonner sous les lèvres de sa mère lui murmurant la berceuse au creux du cou. Il baignait dans la tiédeur de cette chair gorgée d’amour pour lui, qui débordait généreusement des dentelles pour s’écraser contre sa joue brûlante, tandis qu’il s’abandonnait à la caresse des longs doigts habilement glissés dans ses cheveux raides comme du foin. Lorsqu’il fermait enfin les yeux, et qu’un délicieux bien-être lui parcourait brièvement l’échine, maman lui retirait doucement son livre en lui baisant le front, bordait les bons draps bien rêches, soufflait la lampe et le regardait une dernière
fois avant de ne pas tout à fait fermer la porte. Le jasmin délicat flottait dans la pénombre avant de se déposer sur ses rêves, elle continuait ainsi de veiller sur lui, sur ce qu’elle croyait être un merveilleux sommeil d’enfant choyé. « Elle savait pourtant tout ! », le vieux Jim avait tapé sur la table d’un poing rageur, les brumes trompeuses se dissipèrent et lui revint la seule vraie vision de son enfance : celle de son père titubant, au loin, dans la poussière brûlante du chemin de halage. C’est peu dire qu’il l’aurait voulue sans fin, cette route, mais le « vieux » finissait toujours par rentrer, excité d’alcool, prêt à en découdre. La frêle porte en merisier s’abattait violemment, les bottes tombaient, les cris montaient, la mère était à terre, et il grimpait l’escalier, lentement, ceinturon en main, pour le soumettre lui aussi à l’interminable cauchemar. Cette image le frappait aujourd’hui plus cruellement encore qu’autrefois. Pourtant elle sentait bon, la vieille romance, tout lui revenait, l’odeur chaude de la paille mêlée aux senteurs des fleurs, les sueurs arrachées des fronts par l’implacable soleil d’Alabama, les habits moites, la torpeur écrasante de l’air, la blancheur éclatante du col du greffier à la raie si bien plaquée, l’eau fraîche de la rivière ruisselant entre ses petites mains, et même sa bonne maison de bois bleu, derrière le gros moulin à huile. Elle avait des accents traînants comme du blues, et le vieux Jim avait fini par refouler ses peines pour laisser vagabonder son cœur dans l’herbe tendre de la nostalgie. Les notes s’échappaient doucement de la modeste resserre à moitié recouverte par la treille, si bien enterrée que la chaleur n’y pénétrait jamais, et partaient s’envoler dans l’air brûlant de midi qui mûrissait les blés. Il porta son regard jusqu’au bout du grand champ doré murmurant d’insectes, dont la blondeur couvrait la moitié de la colline, c’était beau, il y avait de quoi admirer ; pourtant même ce petit paradis avait fini par le lasser. Comme le reste. Si encore il n’avait pas d’arthrose, mais dorénavant chaque geste lui coûtait. La station debout lui étant même devenue intolérable, il s’était amusé à bricoler un fauteuil à roues pour ne plus avoir à casser sa vieille carcasse en deux. Le vieil homme glissa donc jusqu’au four à bois qui cuisait si bien, pour y enfourner son délicieux poisson. Il ouvrit la petite porte de fer avec son tisonnier, les braises rougeoyantes firent un instant briller ses yeux las, pressés d’en finir avec cette interminable existence, puis il déposa amoureusement la truite, ni trop près ni trop loin des morceaux de bois incandescents. Après cela, il sentit s’abattre sur lui la lourde menace du sommeil, non, il ne fallait pas, le docteur l’avait dit : « jeunesse qui veille et vieillesse qui dort sont toutes deux bien près de la mort, couchez-vous de bonne heure, de très bonne heure même, monsieur Knipples, mais de grâce, jamais de sieste en journée ». « Vieillesse qui dort », l’expression avait déplaisamment retenti en lui, il fixait pourtant ce bon matelas où il dormait si bien, juste là, derrière, dans la fraîcheur propice de la pénombre ; « non, se dit-il, tu ne dormiras pas tout de suite, vieille carne de Jim ». Il bâilla, s’étira, se frotta un peu les yeux, et se remit à sculpter son éternel morceau de bois en maudissant sa volonté si forte qui ne le laissait pas dormir. « Allez, rien qu’un petit somme Jim, ça te requinquera », il couvait le bon lit, là-bas, dans la pénombre, d’un regard languissant, et commença même à se lever, lorsqu’il vit passer le jeune Grogan en trombe, juste devant sa porte. C’était son gentil petit voisin, un gamin de la campagne, pas très dégourdi. Le gosse clopinait en se tenant la jambe, tout couvert de sang, en haillons, hirsute et essoufflé, il semblait poursuivi par quelque dangereux animal talonné par un maître hargneux. Il faisait une chaleur abominable, le malheureux gamin boitait bien trop fort pour parvenir à s’enfuir, sa chemise sale et dépenaillée, déjà toute tachée de rouge, était trempée de sueur, il n’irait sans doute pas bien loin le pauvre petit. Le vieux l’interpella sans quitter sa table, « hep, petit,
viens un peu par ici ». Le gamin affolé tourna la tête sans comprendre, mais le vieux Jim l’invita d’un geste rassurant à entrer chez lui. Le fuyard fit volte-face et s’engouffra dans la cuisine bien fraîche, le vieil homme lui chuchota d’une voix ferme « dépêche-toi de sauter dans cette trappe et attends ! » Le gamin se jeta sans réfléchir dans la mystérieuse ouverture que le vieux Jim venait d’actionner, et tomba dans l’obscurité. Bientôt des pas lourds et menaçants se firent entendre au-dessus, accompagnés des grattements de pattes nerveux d’un molosse. Une voix tonnante, trop aiguë pour un homme, mais trop grave pour une femme, apostropha le vieillard puis aussitôt après lança à travers la trappe : « petit, tu n’aurais jamais dû descendre dans cette cave, tu vas très vite comprendre pourquoi ». Le gamin, qui s’était recroquevillé dans un coin, tremblait de tout son être derrière un vieux tas de pommes de terre coiffées de longs germes verdâtres. On ouvrit d’un geste sec la vieille planche de bois qui fit entrer un rai de lumière aveuglant, il eut juste le temps de voir passer la silhouette trapue du chien de combat qui avait sauté dans l’ouverture pour se jeter à toutes forces sur lui. Heureusement… » « Lucien, laisse ta connerie de bouquin, papa arrive, on va te soigner ». Je reposai « les trois danses » sur une pile et sautai au cou de mon grand-père qui fit un pas de côté pour me serrer bonnement la main : « allons Lucien, calme-toi, que signifient ces manières ? De telles effusions sont déplacées, désormais ». Sachant que le papy m’embrassait comme du bon pain il n’y a pas deux semaines, j’avais dû faire quelque chose, mais quoi ? Ma mère me poussa pour aller l’embrasser en soupirant « pffiouh, m’en parle pas, je l’ai toujours connu pénible, mais méchant c’est nouveau… depuis son mal de dents, il est infernal : vicieux, mauvais, sournois, pas une tare qui lui manque, ah, sa vraie nature se dévoile… à tel point qu’hier son père a dû le, hum… molester… un peu, à peine… pour son bien ! » Voyant mon grand-père froncer les sourcils, elle ajouta : « c’était pas de gaieté de cœur… ce petit enfoiré méritait ! Comment il m’a dit Éric ? Ah oui : « les jeunes mâles ont besoin de force, c’est comme ça, j’ai pas voté les lois de la nature ! » Ce qu’il est drôle tout de même ! Non ? En tout cas, il a raison. Enfin j’en sais rien… quoi qu’il en soit, ce sauvageon est à flinguer, et encore t’en as qu’un échantillon, moi je dois me le cogner toute l’année ». Elle se tourna vers moi d’un air dur « oh c’est pas la peine de me regarder comme ça petit imbécile ; à flinguer, parfaitement ! Et tu crois qu’il en aurait profité pour arrêter de se goinfrer ? Penses-tu ! Même une rage de dents à assommer un bœuf lui coupe pas l’appétit… cet enfant me désespère… avec les emmerdes que j’ai en ce moment, c’est complet, vraiment complet… alors s’il te plaît, fais-moi le taire avant que je l’esquinte pour de bon – Quels ennuis ? demanda mon grand-père – Pas envie d’en parler, soigne-le, c’est tout ». J’étais encore sous le choc qu’on m’avait déjà ouvert la bouche et collé un gros appareil à la joue. Papy inspectait ma radio d’un air neutre et buté qui n’offrait aucune prise à ma scrutation maladive. Je croyais avoir été confronté au visage le plus impénétrable le jour où mon père m’avait trouvé des ganglions, mais c’était du pitre grimacier comparé au bronze penché sur ma gencive. En fils de médecins, j’avais grandi dans les symptômes : de l’orteil qui gratte à la rate qui gonfle, j’avais tout entendu et déduit qu’aucune règle n’ordonnançait la jungle des prémices… anodins, inquiétants, ça voulait pas dire grand-chose, les morgues s’ouvraient dans tous les cas. La seule et unique loi était de ne jamais tomber malade. Je me foutais pas mal de mes dents, mais la perspective d’une tumeur briseuse de mâchoire me redressa comme une parturiente. J’étais pétrifié, fesses en l’air, crispé sur les accoudoirs, à fixer ma mère qui déchiffrait l’arrêt de mort avec la même tête que pour l’œil du petit Lopez, le neveu de la concierge. C’était trop ! « Reste assis
toi ! », bim, claque à l’occiput, on voulait pas que je me lève, pas étonnant, vu ce qui s’ourdissait… je me laissai retomber lourdement dans le vieux cuir, et, en tâtonnant à droite à gauche, me demandai si je m’étais pas agrippé « un peu fort » tout à l’heure… « bah, on verra bien » me dis-je en rassemblant tout mon courage pour les interroger sur mon « néo ». Évidemment, personne n’entendit. J’avais pourtant parlé haut, c’est donc qu’une chose abominable allait m’arriver. Des histoires épouvantables circulaient sur le « crabe », j’allais devenir moi aussi ce squelette chauve agonisant qui terrifiait tout le monde ? Ça vous fondait dessus de nulle part et crac, on était le « chat noir ». Une nouvelle poussée d’angoisse m’ouvrit jusqu’aux entrailles. Ce qui en arriva dépassait l’entendable, les myriades que j’envoyais aux naseaux de mon grand-père auraient dû le foudroyer net, mais il était robuste, le gaillard, je crois bien qu’il avait bossé en maison d’arrêt dans le temps… « drôle de métier » songeai-je en serrant l’accoudoir dont les franges duvetées et caressantes m’enjôlèrent instantanément l’attention. « C’est doux comme de la plume, me dis-je… ça doit coûter bonbon ». Je rêvassais en propulsant des odeurs abominables qui partaient imprudemment s’engouffrer dans les sinus maternels. Au lieu de discrètement les humer en attendant que ça se tasse, maman tint absolument à connaître le propriétaire de l’orifice récalcitrant. « C’est toi papa qui nous intoxiques comme ça ? C’est un gazage en règle ma parole ! Tu t’es cru à Auschwitz ou bien ? » Mon grand-père n’était pas content, mais alors pas content du tout, il était rare qu’il se tienne tout guindé comme ça, dans la position du lieutenant qui essuie les injures d’un capitaine ivrogne. Pour un homme bien élevé de sa génération, le comportement de sa fille était une offense permanente, il peinait à croire qu’elle fût son prolongement naturel, mais sa grande indulgence s’expliquait par l’admiration secrète qu’il vouait à la brutalité. Il suffisait pourtant d’assez peu de force pour soumettre maman, mon père l’avait pigé d’emblée. Elle renifla jusqu’à moi en se pinçant le nez, et me fit valdinguer les coudes d’un geste sec. Ô stupeur ! Ma mère était tellement effarée par le massacre du cuir qu’elle porta les deux mains à sa bouche dans un mouvement « girly » qui lui ressemblait si peu que j’en restai moi aussi bouche bée. On se fixait, gueules ouvertes, lorsqu’elle prit les choses en mains, si je puis dire, car elle se rua sang aux yeux sur ma crinière pour la secouer de toutes ses forces. J’étais presque rassuré de la voir reculer, satisfaite, une touffe dans la main. Elle se campa, les deux poings sur les hanches, bien arrogante, bien hurlante : « non mais dites-moi que je rêve ! On n’a pas encore effleuré le groin de ce verrat qu’il se chie dessus en massacrant le matériel ! Une toute petite pulpite de rien du tout et ce jean-foutre part en foire ! Sais-tu combien coûte un fauteuil dentaire, espèce de dégénéré ? » Elle me désignait à son père pour qu’il se rende bien compte, mais il s’était volatilisé à l’autre bout du cabinet. « On va être obligé de le remplacer, connard de merde ! Deux ans d’argent de poche, au bas mot, petit crétin, quand je vais dire ça à ton père, crois-moi qu’il va t’appeler Arthur ! » Je me frottai piteusement les paupières et pleurnichai un bon coup pour l’apitoyer pendant qu’elle m’agonissait d’injures bien blessantes, mais au fond de moi j’étais tranquillisé – c’était pas une tumeur. Après avoir gueulé, maman était vidée. Elle s’affala comme une chiffe sur le petit tabouret, orpheline, les yeux fixes ; avec un regard que je ne lui connaissais pas, un  1 regard de folle, un regard d’Irma Grese . Et puis ça lui revint, elle se dressa toute raide face à moi, ses grandes fesses plantées sur ses pattes de poule, les bras croisés sous sa grosse poitrine dont jamais lait n’était sorti, cette salope me toisait de toute sa morgue. « Arrête de chougner, ça va, je dédommagerai ton grand-père, et toi, je te ponctionnerai jusqu’à ce que t’aies tout remboursé, affaire classée ». Mon aïeul
eut un geste de dénégation, mentionna l’existence d’une assurance qui couvrait ce genre de dégradations, mais ma mère lui opposa : « c’est mon fils, je fais ce que je veux, il me doit la vie, je peux la lui reprendre ». Son père resta muet, « jamais d’histoires », c’était sa devise. Il astiquait énergiquement ses instruments, tandis que ma mère s’était subitement mise à examiner sa « marguerite » qui avait plus ou moins heurté mes lunettes. On peut dire que ça l’inquiétait, elle l’examinait sous tous les angles, suspectait des rayures scélérates… c’était son cadeau de fiançailles, en cas de dégâts mon père allait sanctionner… heureusement, je n’avais pas abîmé le bijou, je n’aurais rien à débourser. Sur ces entrefaites, papy, qui s’était grimé en vrai « praticien », avec la blouse, le masque, et tout, m’invitait à me relaxer d’une voix très assurée : « tu sais mon gars, la douleur s’évacue dans le relâchement, respire un bon coup, souffle, et laisse-toi faire », m’avait-il conseillé en trempant ses appareils dans une solution antiseptique. Pour lui, on accédait aux voluptés de la décontraction par une simple pression de volonté ; pour moi, c’était absolument impensable. Pourtant, ma famille me pensait directement décalqué de mon grand-père dont le caractère avait dû m’être insufflé par les anges puisque mes parents ne s’occupaient jamais de moi. Après tout, songeaient-ils, la nature en certains endroits prolifère de beaux fruits sucrés qui tombent tout seuls, aussi le bienheureux Lucien n’a-t-il qu’à se donner la peine de vivre pour les révéler, l’éduquer serait pour ainsi dire superfétatoire. Dans leur bienveillante mansuétude, et au prix d’efforts démesurés, mes parents laissaient croître ma personnalité à l’ombre de leurs dos, telles ces plantes grasses qui ne s’épanouissent que privées de soins. Tous deux songeaient pourtant à ce moment où mes dons, lentement mûris dans quelque recoin de leur oubli, éclateraient une bonne fois à la face du monde et leur procureraient bénéfice. Pour être bien tranquilles, ils me ressassaient que j’étais mon grand-père « copie conforme », « franc comme l’or et plus brave qu’un lion », mais j’étais tout de même bien placé pour savoir qu’un abîme de trouilles nous séparait. On semblait si bien goûter la ressemblance que je me contorsionnais à m’en esquinter pour que tout colle bien. Mais aujourd’hui, « bas les masques », ça ne collait plus et ma mère venait de le comprendre… on m’avait cru  2 Théodecte , j’étais le jeune Werther… car j’avais beau chercher, du courage, j’en avais pas. Peut-être que j’aurais dû essayer, en funambule, sans regarder en bas, mais rien à faire, j’étais fermé au monde entier… dans un film, les gangsters se seraient éloignés de moi en disant « laissons-le, les gars, on n’en tirera plus rien… » On commença. Les photons du scialytique déchirèrent mes rétines, les stérilisants m’infectèrent les bronches, et la voussure du fauteuil esquinta ma si délicate colonne vertébrale. La torture médicale abattait sa lourde impunité sur ma grosse personne. Ma pensée me déporta tout naturellement vers Beauvais, sous les colombages, à déambuler au pilori entre les caquètements de poules, les couinements de gorets à cul noir, les excréments variés, et les abominables gueux qui me tiraient le nez. À mes pieds, un chat maculé de boue lapait les résidus de mon œil crevé, au loin, sur la « grand’place » montaient, au son aigrelet d’un fifre, les immenses flammes de mon bûcher. Ballotté à grands coups de pied d’une ruelle à l’autre, on finissait par me jeter tout bigorné dans ce brasier, et je suffoquais au milieu d’une farandole bariolée et chantante. Quand je revins à moi, l’impassible masque de protection du dentiste me brillait juste au-dessus, derrière ce miroir tremblaient deux prunelles pâles, pas très sûres de la meilleure façon d’abraser ma prémolaire. Mon grand-père semblait posséder une main de cire dans laquelle on aurait glissé un instrument en marche. Pourquoi laissait-il sa fraise turbiner à vide dans ma bouche ? Je m’impatientais en mon for « allez, reste pas comme ça, tape dedans, fais-moi mal !
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