Luna Verde
156 pages
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Extrait des Avertissements : "Les événements que nous allons découvrir se définissent le plus souvent par des expressions aux origines purement anglo-saxonnes. C’est à dessein que nous avons décidé de publier le journal de Ramon de Roquebert avec toutes ces transgressions qui ôtent de l’intégrité au castillan. Cependant, on ne doit en aucune façon juger cela comme un manque de considération pour la littérature."

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Date de parution 03 septembre 2018
Nombre de lectures 4
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0000€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

JoaquίC.n Beleño
LUNA VERDE
Roman traduit de l’espagnol (panaméen) parFrançois Trotet avec la collaboration de MarieCarmen Fuentez
DEPOT LEGAL : 2004/1366 ISBN : 9954-429-22-0 è r e è m e 1 im p ress io n : 2 s em es t re 2 0 1 4
ED I T I ON S AÏ N I B EN N AÏ 131, boulevard d’Anfa 20000, Casablanca, Maroc tél. : +212 22 270907- fax : +212 22 205493 e.mail :eds.aini.bennai@wanadoo.net.ma
AVERTISSEMENT
Les événements que nous allons découvrir se définissent le plus souvent par des expressions aux origines purement anglosaxonnes. C’est à dessein que nous avons décidé de publier le journal de Ramon de Roquebert avec toutes ces transgressions qui ôtent de l’intégrité au castillan. Cependant, on ne doit en aucune façon juger cela comme un manque de considération pour la littérature.
Nous estimons que les paroles possèdent une pureté magique intrinsèque lorsque, par leur évocation populaire, elles gagnent cette nudité symbolique qui mêle à la fois l’esprit et le milieu.
Au Panama, les langues anglaise et castillane, avec des emprunts à d’autres parlers et dialectes, provoquent une espèce « d’infusion linguistique », sorte de précipité, amalgame à l’influence puissante duquel fort peu d’esprits peuvent se soustraire.
L’uvre de Ramon de Roquebert, fidèle reflet de la réalité en ses diverses dimensions, ne pouvait souffrir de notre part de contestations linguistiques en faveur du castillan. En fait, notre seul apport personnel aura consisté à ordonner chronologiquement les événements, à traduire de l’anglais à l’espagnolblue moon,son titre original, et à tirer de l’oubli et de la destruction un document, lequel, en dépit de toutes ses contradictions, nous appartient à tous au même titre, et non exclusivement à l’étudiant qui expira, baignant dans son sang, le 12 décembre 1947, lorsque les forces de l’ordre mitraillèrent l’université nationale de Panama.
PREFACE
La traduction de « Luna Verde » est avant tout la rencontre, à Panama en 1987, de deux hommes, Joaquin Beleño, écrivain panaméen et de François Trotet, intellectuel français hispanisant. Ce sont deux sensibilités qui se rencontrèrent autour d’un projet très vite porté par François Trotet quand il prit connaissance de l’œuvre de Joaquin Beleño et tint à le rencontrer pendant son voyage au Panama. Le désir de traduire en français l’ouvre de J. B. fut impératif et immédiat chez F. T. comme s’il était urgent de faire connaître cette partie de la littérature sud-américaine en France et en Europe. Et de fait, il eut fallut faire paraître plus rapidement les traductions car Joaquin Beleño disparut des suites d’une maladie avant la joie de se savoir lu dans le pays des libertés. Les deux hommes eurent une émotion particulière dans leurs échanges, J. B. étant dans l’insécurité, Beleño traqué et anxieux de prime abord. Ce Colombien d’origine par son père venu de Carthagène dédie l’un de ses livres avec une phrase sans ambages : « Aux ouvriers le toutes les races, qui ont rendu possible le fait que le Canal de Panama serve aux hommes de toutes les latitudes. » Voilà introduite la pièce maîtresse de la vie et de l’œuvre de J. B., la lutte pour la reconnaissance du droit des faibles, en paraphrasant Beleño, je dirais: … les faibles de toutes les latitudes. Beleño qui n’avait pas de réelle prétention littéraire était un économiste habité par l’obsession politique. Cet homme simple qui vécut sous la dictature féroce de Noriega n’aura pas assisté, en 1999, à ce pourquoi il s’est battu à mots couverts toute sa vie. En effet le 31 décembre 1999, les Etats-Unis ont restitué au Panama le canal percé entre 1903 et 1914. A la même date sont partis les milliers de soldats américains qui« protégeaient la voie d’eau »rétrocédant définitivement une zone de 1474 kilomètres sur laquelle Washington exerçait une totale souveraineté, le «Canal Zone» … Le Panama est un étrange petit pays d’Amérique centrale dont le canal est un trait d’union entre deux océans, l’Atlantique et le Pacifique sur lequel se trouve Ciudad de Panama. Le canal transperce le pays de part en part. Les travaux avaient démarré sous l’autorité des Français mais ce sont les Etats-Unis qui feront l’essentiel de l’ouvrage. En 1979 il y avait quatorze bases et plus de dix mille soldats américains et sous couvert de protéger la voie d’eau, les installations militaires américaines ont servi de centres d’essais d’armes et de technologies militaires, de bases d’appui aux coups d’état et aux opérations de contre insurrections, aux interventions secrètes ou non en Colombie, en Bolivie, à Grenade, en Amérique centrale. Beleño écrivit en exergue d’un livre : « Aux quatre vingt sept victimes du peuple anonyme de ma patrie, qui, durant les journées du «3 novembre 1959 », se dressèrent et opposèrent leur seul héroïque courage aux troupes du pays capitaliste de plus puissant du monde. » Il est clair que J. B., ce Panaméen noir à la couronne de cheveux blancs, cet homme entre deux âges, quand le rencontre le traducteur surpris par le gestuel de celui qui est traqué, mal à l’aise. Il ne se détendra un peu que le lendemain dans son « cero », son chalet sur pilotis de la colline, donnant sur la « Selva », la forêt caractéristique de l’Amérique latine, heureux de conclure cet accord de traduction en français de son roman « Flor de Banana. ». Les romans de J. B. ont été tous édités et il fut primé à Panama et traduit en russe. Cet écrivain fait partie de ces personnages persécutés tout en étant reconnus et quasi « nationalisés » Les peuples s’identifient à eux, les Etats les persécutent mais ils sont infiniment plus emblématiques de leurs nations qu’aucun des dictateurs qui les ont écrasés, forts de l’appui de ce que Beleño appelle« la plus grande puissance de monde »…qui maintint en place tant de fantoches qui écrasèrent les hommes libres de la trempe de Joaquin… Cet « Afro-americano-latin » portait en lui la détresse de tous les pays asservis et mutilés, l’Afrique dont les enfants furent les esclaves et le continent américain du Mexique à la Patagonie… Il est porteur des germes les plus beaux de la création de l’Amérique des peuples et du particularisme panaméen compliqué encore par le bilinguisme anglo-espagnol. J. B. ne fait pas partie de l’anti-américanisme fermé mais occupe une grande place parmi les récits authentiquement américains d’expression latine, au même titre que Miguel Angel Asturias, Octavio Paz, Gabriel Garcia Marques ; il rejoint la truculence de l’auteur de Cent ans de solitude. Et cette littérature, joyau mondial, fait partie des trésors et des richesses qui font la fierté de l’humanité. J. B. est le grand écrivain par excellence du Tiers Monde, cette notion que l’on a voulu tuer, anéantir, déconsidérer.
Parce que Beleño veut récupérer le canal pour le Panama, parce qu’il croit en la souveraineté de ce pays, parce qu’il milite pour la reconnaissance de la minorité noire, étrange infériorité dans un si étrange petit pays, il est l’un des héros des quêtes afro-américano-asiatiques s’élevant contre le historique et le colonialisme économique rampant et universel, contre la domination des peuples avilis, marginalisés, affaiblis et méprisés. Beleño mort reste Beleño présent : il aspirait à une vraie démocratie de gauche, porte parole d’un pays dont le régime fantoche était à la solde des Etats-Unis. Les régimes de gauche tiers mondistes des jeunes pays récemment indépendants sont tombés comme un château de cartes, les uns après les autres, communistes ou socialistes. Les leaders et les héros comme Salvador Allende, Che Guevara, Mehdi Ben Barka ont payé de leur vie ces convictions de libération de pays pauvres et archaïques dont les races ont été si longuement méprisées et asservies. L’Amérique a aidé tous les fantoches en détruisant les germes de la liberté. Elle se retrouve au XXI° siècle face à l’absolutisme et au fanatisme religieux. Il se veut plus déterminé que les grands écrivains, les chantres et les héros du tiers mondisme. Grâce à des passeurs comme François Trotet qui a écrit, par ailleurs, un livre sur le Panama et qui a traduit « Luna verde » et d’autres œuvres de Joaquin Beleño. Ces notions ne mourront pas. Les peuples liront les livres des disparus qui vivent dans leurs mots et leurs phrases. A terme, la liberté, l’égalité et la justice raguèrent un jour, réellement, entre tous les peuples. Joaquin Beleño a mis sa pierre sur l’édifice et François Trotet aussi tandis que nous, nous apportons celle de la foi en la pensée, en les idées et en la littérature.
Casablanca 11 octobre 2001 Rita El Khayat
LA RENCONTRE
En cette nuit du 22 décembre 1947, je sentais un étrange phénomène éveiller en moi des conflits. Avant de rentrer manger un morceau, je décidai de faire une grande promenade au long du bord de mer, du côté des quais de cabotage. Il m’était vraiment difficile de rentrer chez moi. Une sorte de pressentiment s’était mis à diriger mes actes les plus simples. Un présage inconnu guidait mes actions. C’était un appel à vagabonder dans cette direction, contre ma volonté propre. Sans le savoir, je marchais à la rencontre de quelqu’un à qui je devais présenter des excuses. Je me sentais vaseux, et j’attribuais cet état d’abrutissement à l’épuisement physique des dix derniers jours au cours desquels les étudiants, les ouvriers et les professeurs nous étions tous unis par un lien de sang pour repousser l’accord relatif aux sites de défense. Cet accord hypothéquait une grande partie du territoire panaméen aux ÉtatsUnis d’Amérique du Nord. Au terme de ces dix jours, je respirais enfin de tout mon être l’air marin. Comme c’était nuit de grande marée, la lune ne brillait pas dans le ciel, mais le firmament resplendissait d’une clarté laiteuse. Pendant tout le trajet sur les trottoirs déserts, j’éprouvais une envie intense de me faire tout petit. Aussi, afin de me donner un air plus arrogant et plus résolu, je me mis à fredonner une vieille chanson révolutionnaire. Du côté de l’océan, dans la direction où scintillaient les fanaux maritimes, s’entendaient les gargouillis des cordages empesés de sel. C’était l’heure du gréement des barques. Au large, les vents emportaient vers l’horizon les esquifs qui se mettaient à souligner les distances. Seul, appuyé à la rambarde de maçonnerie, je m’aperçus que mes jambes tremblaient et qu’un filet d’eau glacée coulait le long de ma colonne vertébrale. J’ai pensé avec juste raison que je me trouvais terriblement affaibli et que les battements de mon cur déclinaient lamentablement. J’avais réellement abusé de mes forces ces derniers temps. La conséquence en était cet état dans lequel je me sentais, comme flottant dans les eaux enchantées tissées d’écailles de lumière. Du fond de ces dansantes coquilles nacrées, on entendait nettement venir un galop. Et cette volonté obstinée que j’avais essayé en vain de réduire pour qu’elle ne me submergeât pas se renforça puissamment, provoquant un étrange et trouble plaisir qui se dilua dans l’angoisse et la peur. Tout à coup, je vis s’approcher des escaliers menant à la rambarde deux robustes indigènes à la peau plutôt claire. Ils étaient modestement vêtus, de pantalons kakis et de tricots sombres sans manches. Leurs cheveux, très noirs, jouaient sous leurs oreilles avec les petits morceaux de bois parfumé qui les traversaient. Au ras de mes souliers, le haut de l’escalier portant les empreintes de coquillages qui en avaient été arrachés apparaissait et disparaissait au gré du clapotement des vagues. Le plus âgé des deux hommes descendit quelques marches, remonta les jambes de son pantalon et, les pieds nus dans l’eau, il se mit à interroger du regard la nuit claire, cherchant à distinguer les voiles triangulaires qui commençaient à se perdre dans les écailles de la mer. L’autre indigène, plus jeune et plus svelte, parut surpris de ma présence. Il me dévisagea, et je me rendis compte qu’il percevait que je n’étais plus maître de moimême, que je me trouvais possédé par un esprit plus puissant que toutes mes forces intérieures réunies. Levant la main, il prit un ton menaçant pour dire :
 Chumaquilagarra ! Aussitôt son compagnon s’interposa entre le poing vengeur et ma personne. Ce geste parut calmer l’indigène furieux. Le vieux me fixa alors à son tour du regard perçant de celui qui est habitué à jauger les êtres avant de leur adresser la parole ; puis, avec un grand calme, il me dit :  Vous, n’avoir pas peur lui être mon fils lui voir beaucoup de choses bizarres dans sa tête Que m’atil dit ?  Chumaquilagarra. Et qu’estce que cela signifie ? demandaije, d’autant plus intrigué que j’étais certain d’avoir déjà entendu cette expression quelque part. Dans notre langue, ça vouloir dire : « Moi être un homme ». C’est curieux, je suis sûr d’avoir déjà entendu ces mots. En plus, j’ai l’impression que j’ai connu votre fils Si vous avoir travaillé dans la zone du Canal, on sait pas, vous l’avoir peutêtre connu. Lui travailler dans un endroit qui s’appeler Milla Uno ou Milla cuatro. Moi être chef d’une tribu, très grande, à Jaqué, là où se trouver campement de soldats blancs que les Panaméens pas pouvoir gouverner. Eux mettre du sable noir sur la terre et, vous savoir, les avions arriver, monter et descendre. Un jour, eux venir à MojaLarga chercher des hommes pour le travail. Moi dire non, mais eux apporter beaucoup de rhum, beaucoup, et eux promettre donner encore plus quand être à Balboa. Alors, moi vouloir faire plaisir à mon fils, René, et moi donner permission pour douze mois, et après revenir avec tous les hommes. Mais René Conquista oublier les paroles du chef PariPari, et lui rester làbas. Comme lui désobéir, les pierres de la carrière lui casser le crâne. Et depuis ça, lui seulement dire : «chumaquilaguarra». Souvent, lui se mettre à rire, et après rester en silence. Les hommes qui savent, à l’hôpital, dire que René avoir maintenant la peau des fesses sur le front, pour remplacer. Mais eux ne pas pouvoir faire bouger la langue. René jamais demander, ne pas comprendre, jamais dire rien Je suis sûr que je le connais, disje, conscient de ce que j’avançais. On sait pas Lui être bon fils. Mais homme mauvais lui dire un jour qu’il pouvoir mettre à lui toutes les dents en or René Conquista être intéressé, alors lui rester làbas. Ah, oui ! Les dents en or ! Vous savez, René Conquista me connaît. Dès qu’il m’a vu, il s’est mis en colère. Vous savez qu’il me connaît, je m’appelle Kupka Non, non, ce n’est pas ça Je suis Clemente Hormiga mais non ! non plus ! Peutêtre que je suis Ramon de Roquebert Inconsciemment, je me sens avoir traversé la frontière de ma propre vie et me trouver en train de gravir la côte abrupte conduisant au réservoir en bois de Milla Cuatro. Oh, merveille bleue et verte, folle splendeur, tourbillon de lumière aux mille couleurs ! Au loin, la mer, divine création, de cette même transparente clarté que celle de mon âme ! Brusquement, reportant mon regard sur René Conquista, je lui dis : René René Conquista, tu sais fort bien qui je suis. Nous nous sommes connus il y a bien des années, au fond d’une bouteille de seco Je suis Ramon de Roquebert Avant de travailler, poussé par la faim, je m’étais fait embaucher sur les quais de Balboa, juste pour pouvoir arborer le macaron jaune. Normal, c’était la mode ! J’ai chargé du bois et du ciment sur les cargos suédois, japonais et nordaméricains. La nuit, je dormais derrière les fourgons, et j’entendais au loin le tintement des wagons de marchandises qui s’entrechoquaient. Je n’étais pas encore intoxiqué par la passion des plaisirs. Si j’ai fait ça, c’est parce que Chilo, Ñato Goyo et Papi Lindo, en plus des autres camarades du Comercio et Liceo, s’en allaient travailler à la grue des quais 17 et 18, après les cours à l’Institut national. J’ai travaillé parce que tout le monde parlait des comisariatos et du Clubhouse de La Boca. Ça m’était égal d’être docker à dixhuit centavos de l’heure ! J’ai mangé la pâte de farine et de beurre que mangent les porteurs ; j’ai mangé le « domplin » avec akee des créoles antillais, et je me suis gavé des gâteaux du restaurant de La Boca, à m’en étouffer. Et qu’estce que j’en avais à faire ? Tous les matins, je m’endormais sur le banc de la salle de classe et je ne savais pas ma leçon. Et après ? En septembre, Herbert est mort. Il travaillait toutes les nuits sur le quai 18. Des cargos arrivaient avec d’étranges chargements destinés aux paysans de la
Zone. Ils accostaient, en plein cur de la nuit et levaient l’ancre à l’aube. On pressentait la guerre. C’est alors que Herbert est devenu fou. Il est mort à Corozal, avec 42° de fièvre. Pendant son agonie, il n’a pas arrêté de protester, hurlant que la grue avait déjà hissé bien haut le chargement, et qu’il allait laisser tomber les caisses de jus de fruits sur la tête du crieur. La mort de Herbert m’a beaucoup touché et c’est alors que j’ai décidé d’abandonner Chilo, Loco Lindo et tous les autres camarades qui déchargeaient les tiges de fer, les caisses de fruits, le ciment et le foin, pour les déposer dans le timberyardet dans les wagons du train de marchandises  Vous, parler comme un homme qui avoir aussi la fièvre ! remarqua le vieil indigène. Vous, être panaméen ? Oui, je suis étudiant à l’université Ah, moi comprendre. Vous vouloir devenir homme savant Je suis étudiant. Je crois être venu de Rio Hato. Je ne me souviens plus très bien de ma vie Je ressemble à René Conquista, avec un esprit qui m’habite. Il faut absolument que j’arrive à savoir qui je suis, car je suis là pour lui transmettre un message. C’est comme s’il s’agissait de la rencontre de deux fantômes de Milla Cuatro, sur la mare trouble d’une mer ensorcelante, sans rive ni fond. Je dois lui dire quelque chose, mais quoi ? Moi penser que le monsieur voir trop de choses dans sa tête Il désigna son fils. René Conquista, au front haut couturé de cicatrices, regardait la mer. Emplis de silence, ses yeux amers et lointains, comme deux étoiles noires, épousaient la nuit et le large, sans plus d’hier ni de demain que ce méridien qui lui partageait le crâne. Oui, c’est que je suis comme René Conquista, un déraciné qui ne parvient pas à recoudre ses souvenirs. Je peux comprendre, déduire et raisonner, mais seulement sous la contrainte que m’impose une sournoise influence. Toutes mes facultés sont libres pour agir, mais elles se trouvent assujetties à une sorte de caprice. Aimantées, elles ne font qu’osciller vers le magnétisme de mon pôle intérieur. Vous me comprenez ? Non, monsieur. Non, moi pas comprendre. Alors René Conquista, lui, doit me comprendre. Lui jamais comprendre les choses Le vieux me tourna le dos pour appeler un batelier qui éclaboussait de paillettes lumineuses la peau luisante de la mer. Je replongeai alors mon regard dans les yeux de René Conquista, l’y laissant se reposer pour tenter de retrouver mon identité. Mais c’était inutile. Dans ces yeux, je ne décelais pas la moindre lueur de compréhension. Une amulette en or pendait à son cou, et, dans ses oreilles, les petits morceaux de bois avaient les reflets de lanternes marines et la phosphorescence vivante des écailles de la mer. C’était une amulette en or, redoutable et inoffensive à la fois. Dans ce regard sans vie, on pouvait contempler les plus lointaines étoiles. Le chef indigène continuait à appeler le « panguero ». Moi, je continuais à être persuadé que toutes mes facultés se trouvaient sous l’emprise d’un esprit inconnu qui souhaitait communiquer quelque chose à René Conquista. J’ai alors laissé échapper un appel pressant : René ! René Conquista ! Le ponton métallique du quai anglais grinça. René Conquista esquissa un sourire qui lui fit entrouvrir les lèvres. Et ce fut comme si sa bouche s’était convertie en une amulette d’or. Je ne sais par quel étrange pouvoir la beauté dorée de cette bouche me fit reculer, à moitié envoûté. Je voulais fuir, disperser mon angoisse et hurler ma douleur dans toutes les venelles des quais, mais je ne pouvais bouger. Je sentais dans mes jambes ces chatouillis d’eau glacée que l’on ressent dans la jouissance, ou sous le violent coup d’une matraque. J’étais plein de honte et le remords transparut sur mon visage. J’étais semblable à l’acteur anonyme qui regarde la scène de derrière le rideau. Quand j’ai essayé de réagir contre cette émotion qui n’était liée ni à mon passé ni à ma conscience, il était trop tard. Ayant suspendu le mouvement de la rame, le « panguero » approchait de l’escalier. René Conquista et son père PariPari sautèrent sur la « pangua » et s’éloignèrent.
Tel un chant, les clapotements réguliers des rames se mirent à dessiner comme autant de portées musicales sur l’épidermique surface de l’eau. Oui, à présent je me souviens bien ! J’ai scruté la nuit laiteuse, pétrissant les souvenirs avec les années de sueur, de sang, de rhum et de ciment Mai. Transparence grise
CHAPITRE I
 1 
Comme je me souviens bien ! Mai. Transparence grise. Palomitas de San Juan, dans un ciel bas annonçant la pluie. Ce sont les semailles. La campagne fraîchement parée de vert est toute parfumée. Par le chemin tortueux, machete sur l’épaule, le paysan revient, sautillant pardessus les incertitudes du sentier. Il exhale à chaque pas une peine qui déborde sa poitrine. Les charrettes brinquebalantes s’éloigent avec leur charge de bois que mouilleront les premières averses. Sur la pente d’une colline, chevauchant au vent, un homme coiffé d’un chapeau coloré approche. Du seuil de la maison du peuple, je l’ai reconnu : Don Cheno. Quelques instants plus tard, il est là, et sautant à bas de sa monture, il me dit : et saintes journées, mon petit. Que Dieu te procure la santé Qu’estce qu’on Bonnes devient chez mon compère Porfirio ? On va tous bien, Don Cheno, je lui réponds. Qu’estce qui vous amène par ici ? Ça recommence ! Les terres que le gouvernement m’avait allouées, hé bien, il va me les reprendre pour les donner aux gringos ! Ça alors ! Comment c’est possible ? Expliquezmoi, Don Cheno. Hé bien, regarde ! Aujourd’hui, le maire m’a fait dire que je devais vendre mes terres parce que les gringos les veulent pour construire dessus un club d'officiers. Et je n'ai même pas pu protester puisque ce sont eux qui m'avaient attribué ces terres. À présent, les voilà qui m’ordonnent de les vendre. Je n’ai rien pu faire d’autre que de signer leur papier. Maintenant, ça y est, je n’ai plus rien. Je m’en vais au plus tôt, à Panama. On dit que làbas il y a beaucoup de travail et qu’on peut y gagner pas mal d’argent. Mon cur tressaille à entendre prononcer ce nom magique de « Panama ». À mon esprit se mettent à briller les images d’une ville immense, avec de grands immeubles, des lumières, des voitures, des femmes merveilleuses, des hommes bien mis. Sans même penser au malheur de Don Cheno, je lui dis : Si vous allez à Panama, vous pouvez m’emmener, Don Cheno ? Aïe, mon petit ! me répondil. Le peu d’argent que j’ai ne suffira même pas pour les miens Grand’père paiera ce qu’il faut Non, Monchi, non. Un homme ne doit jamais abandonner sa terre ! Ce sont les derniers mots qu’il me dit. Il se remet en selle et s’éloigne en trottinant dans la rue pierreuse. Je sais bien où il va : il se dirige vers la sortie du village où se trouve l’épiceriebar de Chino León.
Minuit.
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