Mademoiselle Elise
183 pages
Français

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Mademoiselle Elise , livre ebook

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Description

Les pensionnaires l'appelaient "pitit comminist" parce qu'il s'était amouraché de la Sicilienne, celle qui venait rêver et flirter près du bassin de la mégisserie. Comment un enfant peut-il grandir dans un diaconat protestant, entouré de femmes dévotes et de vieillards cacochymes, tous anciens banquiers ou parfumeurs ? L'enfant désobéissant se rapproche des pensionnaires folles et des pintades sauvages. Fasciné par les ouvrières des filatures, il rencontre Bruno le maraudeur.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 septembre 2004
Nombre de lectures 213
EAN13 9782296855151
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0650€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Mademoiselle Elise

Une enfance à Tiefental ou le
tertre de la fille morte
Timothée Schneider


Mademoiselle Elise

Une enfance à Tiefental ou le
tertre de la fille morte
Fabrication numérique : Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
Du même auteur :
Rue du Soleil Levant
Voyage dans le territoire de la Guyane
L’Harmattan, 2002
Collection Lettres des Caraïbes


Photographie de couverture :
Grenier, diaconat de Tiefental
Elsa ou la douleur de la petite bonne
Dès son arrivée, j’avais remarqué ses grandes jambes. Elle avait beau les cacher sous l’escabeau et tirer sur sa robe de toile, ses jambes prenaient trop de place. Elles dérangeaient. Elsa calait ses pieds derrière les pattes du siège et tirait, encore et encore, sur sa robe chinée pour cacher ses cuisses. Restaient les genoux bien formés, des genoux de marcheuse et de saute-ruisseau.
La directrice du diaconat avait fait asseoir la villageoise sur un escabeau, en face d’elle, pour lui expliquer la journée. Elle ne s’arrêtait pas trop sur les corvées de cuisine, le jardinage et le ménage, mais décrivait de façon colorée la fabrication des confitures, l’astiquage des casseroles au tripoli, le nettoyage des parquets à la paille de fer, et la manière de déposer un plateau chez les vieilles dames et les messieurs qui n’avaient plus toute leur tête. Toutes ces belles choses devaient permettre à Elsa de se changer en femme avisée et adroite. C’est exactement pour cela que ses parents l’avaient confiée au diaconat.
Elsa répondait invariablement : « Oui, madame ! », tout en surveillant ses genoux et sa robe qui rapetissait.
Arrête de tirer sur ta robe, je te donnerai un tablier !
La diaconesse regarda la grande fille maigre, formée comme une petite jument ; elle avait des jambes d’acrobate, qu’elle dissimulait maladroitement sous un tabouret.

Nous étions chargés d’aller chercher la laitue dans le potager, tout à l’autre bout. Elsa me précédait et portait la corbeille sur sa hanche. Près du hêtre, j’essayai d’entraver son pas. Je voulais qu’elle dépose son panier et se jette sur l’herbe encore humide, comme à l’accoutumée. Elsa allongeait le pas, elle était chargée de la laitue et des tomates.
La jambe dépliée découvrait le creux du genou. Une moucheture secrète apparaissait et disparaissait et jurait avec la couleur toute brune du mollet. Je respirais une très légère odeur de transpiration, d’herbe mâchée et de framboise sauvage. A chaque pas, les plis serrés du tissu de la camisole découvraient l’épaule droite, à cause du panier en osier assis sur sa hanche.
J’essayais de ralentir l’allure en boitillant mais renonçais, la cadence accélérait le plaisir ; en ralentissant, elle ne dépliait plus sa jambe avec autant de légèreté, et la hanche ne roulait plus sous le panier avec autant de hardiesse.
Soudain, près du taillis de sureau, la corbeille roule dans l’herbe, Elsa se jette sous les branches et se moque :
Tu marches derrière moi et tu traînes !
A cette allure, on arrivera trop vite. J’ai mal aux jambes.
Tu aimes trop les filles. Tu me regardes comme un effronté !
Elsa jouait à la grande fille et me donnait des leçons de vocabulaire. Le vocabulaire des fruits qui rougissent ou bleuissent les lèvres. Elle ne s’embarrassait pas de préambules ou de préparatifs. Elle attaquait gentiment.
Ferme les yeux, petit vaurien du diaconat. Enfant des villes et de l’usine à cartons. Nous sommes dans la niche d’un chien, dans la paille fraîche de la grange, ou encore, dans la fenaison qui monte à la tête. Imagine ! Garde les yeux fermés. Nous sommes un peu gris. Nous avons pris du kirsch. C’est mieux que l’odeur de la saccharine et des veilles boîtes de tisane. Personne ne nous voit. Eux tous, les cuisinières, les éplucheuses, les jardiniers et les tricoteuses pensent que c’est la niche du chien. Ils ne sentent pas l’odeur de la pomme verte et ce parfum d’abricot. Parce que tu sens l’abricot presque mûr. Tu ne le savais pas ? Je te le dis. L’abricot encore ferme, avec son goût d’amande que personne n’ose cueillir par peur du scandale. C’est ton odeur ! Et moi, et moi, mon odeur ? Raconte-moi mon odeur, lorsque tu marches derrière moi, lorsque tu as des vertiges et mal aux jambes, comme tu dis ! Raconte-moi.
Elle m’invitait, près d’elle, à l’abri des tiges de sureau rouge. L’ombre projetée des feuilles et des grappes, un friselis lumineux sur ses longues jambes étalées dans l’herbe et non plus coincées sous le tabouret de la cuisine.
Ne te presse pas, nous avons le temps. Nous sommes en avance. Je veux que tu racontes, toi aussi, que tu racontes mon odeur. C’est pour cela que je marchais si vite, tout à l’heure. A la cuisine, elles sont en train de laver les tasses et d’essuyer les plateaux. Elles en ont pour un moment. Nous, on cherche les salades.
Parfois, c’est l’odeur de la pomme reinette, avec le goût de la chicorée. Ça, c’est la nuit quand je ne dors pas. Mais quand je marche derrière toi, quand tu fais exprès de ne pas ralentir ton allure, de forcer tes enjambées pour me fatiguer, c’est la pulpe de l’aubépine que je sens dans ma bouche. Ce que Mlle Elise appelle les épines blanches. J’aime ce goût. Le soir quand j’y songe, près du poulailler, je me dis que ce parfum a un envers et un endroit. Comme une fleur de gardénia, comme un pétale de cette fleur. Au-dessus, là où se posent les gouttes de rosée et les abeilles, c’est une odeur légèrement piquante qui s’accroche, on dirait du vin frais à peine fermenté, et puis, sous les pétales, la graine de pavot et le houblon. Ce qui fait dormir et rêver.
Ça me plaît ! Tu racontes bien. Tu dors toujours dans la chambre de ta mère ?
Et toi, dans ta mansarde ?
Je serrais ma tête sur ses genoux. J’essayais de la faire lourde, très lourde.
Ils te chasseraient Elsa ! Je les connais, ils sont méchants. Dès qu’ils ont vu tes jambes, dès qu’ils ont vu que tu cachais tes jambes sous le tabouret, ils ont eu envie de te chasser. Ils ont peur.
Elsa se leva brusquement, me tira par la main et reprit son panier de ménagère :
Viens, viens vite, on va arracher les salades, les radis, les pissenlits, les poireaux, tout le jardin, on va tout mettre sens dessus dessous !
On court vers le potager comme vers un champ de bataille, pressés de commettre le sacrilège. Saccager les aubergines et les petites tomates. Nous sommes côte à côte, nous courons vite, très vite, c’est à qui arrivera le premier ! Détruire le bel alignement, faucher les groseilles, piétiner la rhubarbe. Seuls les jolis abricotiers seront épargnés. A cause de leur timidité. Ensuite, pour nous punir, le jardinier nous enfermera dans la cage de son chien, avec de la paille fraîche, pour l’éternité.
Nous nous arrêtons, pile, au seuil du potager. L’homme est là. Avec sa bêche et sa bedaine. Sans un mot, Elsa se dirige vers le carré de salades vertes et remplit son panier. Moi, je passe les racines sous l’eau du robinet pour ne pas rapporter de terre à l’office. J’essaie d’être méticuleux. Je me souviens des petits fruits du hêtre, des faînes marron que j’ai aperçues à côté du genou d’Elsa. Je songe à leur forme et à leur couleur amarante. Je hais la laitue, la chicorée et même la romaine, qui d’habitude trouve grâce à mes yeux, à cause de son nom de femme. Je hais toutes les salades du monde.
Elsa surveille le jardinier bonhomme, et me glisse en aparté :
Ne maltraite pas trop les salades, sinon tout le monde saura. Fais l’enfant sage. Ils ne se méfient pas des enfants propres qui rapportent, dans leur panier, de jolies salades fraîches.
Sur le chemin du retour, Elsa essaie de me distraire. Elle fait la clocharde qui boite. Traîne la patte, clopine et joue à la vieille toute ratatinée. Elle fait mine de s’envoler et disparaît derrière un arbre. Le panier de salades reste bloqué au milieu du chemin. Elsa ne supporte pas la tristesse.
Il ne faut pas leur montrer notre chagrin !

Je suis follement amoureux d’Elsa.

Nous revenons toujours à la cuisine avec un air préoccupé et affairé, comme si nous avions réalisé une tâche importante : cueillir et laver de la laitue en s’éclaboussant les pattes ! Elsa est embauchée pour aligner les plateaux, peler les oignons et vider les cendres de l’immense cuisinière. Elle se fait lointaine, fronce son nez ; elle ne veut pas me voir tourner autour d’elle, à l’office ou près des fourneaux. Je m’éclipse et regagne l’intimité de la porcherie désaffectée. Plus tard, elle me dira :
« Les autres vont se méfier. Elles ne disent rien mais elles voient tout. Il faut que tu restes un petit garçon sage et moi la petite bonne. C’est ainsi ! »
Installé sur une caisse, je surveille le passage par la porte entrouverte. Els

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