Portrait d une jeune artiste de Bona Mbella
87 pages
Français

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Portrait d'une jeune artiste de Bona Mbella , livre ebook

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87 pages
Français

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Description

Chantou, une jeune adolescente raconte à travers différents récits sa vie dans le quat, partie misérable de la ville de Bona Mbella. Elle exploite chaque son, chaque palpitation, chaque émotion, qui la pousse inéluctablement vers le point épineux de son désir de raconter l'amour pour la femme qu'elle aime.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 février 2010
Nombre de lectures 212
EAN13 9782296933293
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0450€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

PORTRAIT D'UNE JEUNE ARTISTE DE BONA MBELLA
 
Frieda Ekotto
 
 
PORTRAIT D'UNE JEUNE ARTISTE
DE BONA MBELLA
 
 
roman
 
 
 
Du même auteur
 
L’écriture carcérale et le discours juridique chez Jean Genet (essai) , L’Harmattan, 2001.
 
Chuchote pas trop (roman), L’Harmattan, 2005.
 
 
 
 
© L’HARMATTAN, 2010
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique ; 75005 Paris
 
Fabrication numérique: Socprest, 2012
Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre National du Livre
 
http://www.librairieharmattan.com
diffusion.harmattan@wanadoo.fr
harmattan1@wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-11402-9
EAN : 9782296114029
À ma mère, Augustine Naniama
 
 
La vie est courte, mais l’ennui l’allonge.
 
Jules Renard
 
 
La plus grande lâcheté des hommes étant le silence, tout devra parler à haute voix. Je voudrais que cette pièce crée un choc à l’intérieur du grand silence blanc des idées.
 
Sony Labou Tansi
 
NOTRE QUAT
 
 
Il n’y a pas un seul coin de la terre habitée de l’homme où la misère et le malheur n’aient pas leur quartier.
 
Tchicaya U Tam’si
 
 
Debout à l’angle de la rue de la Joie, je vois défiler ma jeunesse. Je ne comprends toujours pas la nécessité de revenir à cette forme de l’origine quand les souvenirs nous assaillent. Mais voilà : dans mon esprit, l’image d’une amie s’impose ; sa silhouette, peu à peu se précise. Elle se tient là, à mes côtés, à l’instant même où je l’évoque : « Je suis revenue au quat, lui dis-je. Notre rue est plus bruyante que jamais, notre quartier , le plus manifeste de tous les quats de la ville de Bona Mbella  ». C’est ainsi que je parle de Miss Bami dans mes songes. Dans ma tête, j’entends encore raisonner sa voix, qui, ouvre dans le temps une brèche fulgurante : « Chantou je m’ennuie comme d’habitude, j’en ai tellement marre de ce quat que je n’ai qu’une idée, partir, mais partir au loin, bien loin et ne plus jamais revenir dans ce trou. Chantou, dis-moi quelque chose d’intéressant, qu’allons nous faire aujourd’hui ? Ah ! Des mêmes appétits nous vivons, des mêmes maux nous souffrons. Tiens, tu sais de qui elle est cette citation ? » Muriel Barbery. Voyons ! Evidemment, comment le saurais-tu ? Les livres sont rares ici, moi, je le sais parce que mon père ne parle que des livres. Tout le sou passe dans l’achat des livres. Dès qu’il finit un livre, il le vante comme si c’est lui l’écrivain.
Cette jeune femme avait l’esprit vif et la parole facile. Elle me raconta un jour une histoire qu’elle compliquait à loisir et dont je me souviens mal sauf qu’elle la conclut par cette phrase : Il faut savoir séparer le bon grain de l’ivraie . À ces mots, je la regardai comme une cynique achevée.
Miss Bami abordait les questions – quelle que fût leur nature – de façon grave. Elle ne pouvait terminer un récit sans l’orner de quelques poncifs. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. J’aimerais la revoir ailleurs que sur la bande passante de ma mémoire, ne serait-ce que pour lui dire que ses formules à l’emporte-pièce ne m’épatent plus. Sacré Miss Bami ! À l’âge de dix-sept ans, je la trouvais déjà excentrique.
 
Je suis née à Bona Mbella , quartier atroce, un monde à part. Je le quittai sur un deuil, celui d’une très chère amie. Je m’exilai alors dans la bibliothèque de mon père. Je m’étais procurée à son insu un double des clefs. Je me glissai dans la pièce afin d’y chiper de vieux grimoires gondolés par l’humidité. Le pauvre ! Il s’était acheté une ampoule dont le rayonnement, lui avait-on assuré, contribuerait à leur conservation. Mais force lui fut de constater que, année après année, ses bouquins se fripaient et sentaient toujours le moisi. Cet échec le rendait tellement triste. Il regrettait sa vie en Europe : là-bas, au moins, les livres ne verdissaient pas !
Déjà, toute petite, je me voyais au milieu des livres. Un sentiment sacré me saisissait à la découverte des mots d’amour que mon père semait à travers les pages. Ils nous étaient destinés, à nous, ses enfants. Quelquefois, je tombais sur des vieilles photographies.
Mon père est un être aussi insolite que mon amie Miss Bami. Un dandy, comme on dit alors ! Il collectionnait les jeunes femmes ; leurs photos – multicolores autant que variées – faisaient partie de mon patrimoine. Parfois, je dénichais dans le tas un tirage de ma mère. Elle avait le crâne rasé, telle était sa coiffure favorite. Maman n’a jamais porté de perruque, elle n’a jamais défrisé ses cheveux. Elle conjuguait le naturel. Moi, je la trouvais exquise avec ça. Bien sûr, c’est ma mère, je ne saurais rien dire d’autre. Nos parents ne peuvent être que forts et beaux ; ils sont intouchables.
J’adore mon père, il est ma flamme. Je ne raconterai pas notre histoire, elle nous appartient. Il m’a appris à lire des livres interdits – du moins, pour des gens de notre quartier. Je nous vois dans un train. Un jeune homme, dans le même wagon, absorbé par la lecture d’un de ces ouvrages aussi verdâtres que peuvent l’être ceux de la bibliothèque paternelle. Papa s’anime dès qu’il voit un lecteur dans les parages. Il se transforme ; le sourire éclaire ses lèvres. Il se tourne alors vers le jeune homme : « Quel auteur lis-tu, mon fils ? Je peux regarder ton livre ? » À la grande surprise de l’apostrophé, mon père s’empare de son volume et réalise qu’il n’a entre les mains que la moitié de Les mots de Jean-Paul Sartre. « Mon fils, que s’est-il passé avec ton livre ? » « Papa, je ne sais pas, c’est un ami de classe qui me l’a prêté ainsi. » « Dans ce cas, laisse-moi ton adresse, je t’enverrai un exemplaire tout neuf ! Tu verras combien il est éblouissant de le lire en intégralité. » Mon père a loupé sa vraie profession, celle de libraire !
Avant de me faire pénétrer dans sa bibliothèque, il déposait quelques livres dans ma chambre. Devenue adulte, je les ai tous dévorés, surtout après sa mort, quand je les ai transportés chez moi, où ils sont désormais. Lorsque je pense à lui, je les renifle, je hume le papier chanci, sors un ouvrage, le touche. De la sorte, je revois mon père en train de m’expliquer l’importance de tel ou tel livre. « Tu dois lire au lieu de te promener tout le temps ! » Heureusement, papa avait ce coin préservé. En me retirant du monde, je suis rentrée dans celui-ci… Oui, moi, l’amie de Miss Ba-mi…
 
Je suis triste de l’état de mon quartier d’enfance. Je revois les mêmes scènes, les mêmes images : elles se succèdent comme dans un film où la pesanteur atmosphérique donne le vertige. J’ai le vague à l’âme quand j’y pense. Aucun mot ne peut restituer des peintures de cette sorte : ni leur éclat d’antan, ni leur laideur actuelle. Je veux recréer l’ambiance où je me laissais porter par le rythme des voix quotidiennes. Malgré les impératifs de la survie, les gens avaient le sourire, ils manifestaient une certaine joie de vivre. Les filles qui y avortaient chaque année sans y laisser leur peau sont une indication – à coup sûr affreuse – que nous avions tout de même profité de notre adolescence. J’aimerais embrasser ce temps d’autrefois où, vêtues de petites culottes sales, nous mangions des makala de maïs savoureux. Je me souviens de leur succulence, j’en suis nostalgique, oui, j’ai le blues… et finis par chantonner pour le faire passer.
 
Grandir à Bona Mbella n’est pas une mince affaire. Les gens balancent entre joie et tristesse et, à la fin, l’extase l’emporte. La douleur se glisse dans les interstices de tout ce que nous vivons. Comme la plupart des enfants du monde, nous sommes des surexcités. Nous flânons dans les rues du matin au soir, à la recherche d’événements qui porteraient à incandescence nos jeunes nerfs. Je me perds dans les rêveries toutes les fois que je ne parviens pa

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