Saudade oedipienne
220 pages
Français

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Saudade oedipienne , livre ebook

220 pages
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Description

A partir de l'absence d'un père qui navigue sur les océans et de la présence d'une mére qui cabote dans la névrose, Saudade oedipienne relate le glissement progressif d'une fillette vers sa destruction psychologique. Dans cette analyse décapante, l'ironie conjure la nostalgie pendant que l'imaginaire nie la férocité du réel. Entre lucidité et mélancolie, un mode d'emploi original pour se sauver de la solitude des élevages ratés.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 01 avril 2012
Nombre de lectures 10
EAN13 9782296488540
Langue Français
Poids de l'ouvrage 16 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0900€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Saudade œdipienne
Muriel Proust de La Gironière
Saudade œdipienne
Du même auteur Nicolas Baudin ou le mirage de l’Australie, Éditions du Gerfaut, 2002. La France en Nouvelle-Zélande,un vaudeville colonial, Éditions du Gerfaut, 2002. L’informatique au village, Éditions du Gerfaut, 2004. En collaboration :Ports de guerre, Éditions du Gerfaut, 2005. 250 réponses aux questions d’un amateur de vin, Éditions du Gerfaut, 2007.
© L'Harmattan, 20125-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Parishttp://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-56972-0 EAN : 9782296569720
À Laurent Halimi, sculpteur de ma renaissance.
CHAPITRE I
BRISURES D'ENFANCE
Au bout du tunnel – Ulysse et Pénélope – Famille, je te hais – Mère ou femme ? – Le trident et le cierge – Serpent à plumes et poisson à la confiture – La caillebotte – Le zoo humain – La bouche d'ombre – Éclipse – Vaudeville chinois – Les sciences naturelles – Tératologie – Le souffle au cœur – Apartheid – Marguerite – Leçon d'anatomie comparée – Carnage – Délit de sale gueule – Les mots – La communion solennelle – Le déchet.
AU BOUT DU TUNNEL
Je m'extirpai péniblement du tunnel étroit et nauséabond, au moment où les cognements sourds du sang allaient faire exploser mes tempes. Encore une reptation puis apparut mon visage bouffi, violacé, souillé, suivi du torse gluant, entortillé dans le cordon. En bas du tronc, entre les pattes postérieures, une fente vide rendait inutile la douleur endurée par ma mère. En écho à son hurlement, je vagissais mon désarroi d'entrer dans la vie.
Un gynécologue bien intentionné avait annoncé à Viviane, au vu de son spectaculaire ballonnement, un superbe enfant mâle. Solidement ancrée dans ses
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traditions maritimes, la famille au grand complet préparait la venue de « l'amiral ». Hélas ! Je n'étais qu'une pisseuse par qui ma mère fut suppliciée pendant quarante-huit heures pour RIEN, quarante-huit interminables heures au bout desquelles elle ressemblait à une pêche ouverte à la main, ses chairs arrachées dégoulinant en fibres rouges. Rescapée de son voyage dans l'au-delà de l'humain, la génitrice multipliait les narrations tragiques. Je continuais de brailler mon angoisse sur une immense table de réfectoire où le personnel médical m'avait isolée afin que l'hôpital pût dormir. Née d'une représentation hyperbolique plutôt que d'un ventre ordinaire, je tâtonnai longtemps dans la chronologie, hésitant entre la répétition compulsive de cette tentative d'homicide avec neuf mois de préméditation, ou l'avenir sous l'espèce d'une condamnation à perpétuité.
Une quinzaine d'années plus tard sortit un film qui ne passa pas à la postérité mais défraya la chronique en osant montrer un accouchement. « Maman, je peux aller voirHelga? Ce? – Ça ne va pas, non ? » Pourquoi non film était-il le penthotal qui aurait désavoué les tirades de ma mère ?
À vingt ans, je cauchemardais à intervalles rapprochés une mort par asphyxie dans un souterrain aux parois visqueuses et palpitantes. À trente ans, lorsque je tombai enceinte, le fœtus s'accrocha comme un petit singe maladroit dans les annexes rhizomateuses de mon utérus. Un souffle l'aspira et le renvoya dans le non-être. Le « hasard » faisait bien les choses puisque les mots meurtriers de Viviane m’empêchaient de m'imaginer, physiquement, en gésine. Une grossesse extra-utérine évitait l'inadmissible carnage. Interdite de maternité, je chercherais donc à m'accomplir autrement : de l'aspirateur comme instrument de libération des femmes…
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ULYSSE ET PÉNÉLOPE
Très tôt une frontière scinda mon temps et mon espace : dans un réduit toulonnais (Toulon étant la base navale où mon père avait été affecté), réplique de la matrice obscure, dominaient l'attente et l'ennui. La liberté et le mouvement appartenaient à l'univers paternel. Cloîtrées dans notre thébaïde, les deux Pénélopes que nous étions rêvaient aux exploits d'Ulysse inhalant le vent du large sur la proue de son vaisseau. Sédentaires et envieuses, nous l'auréolions d'une gloire exagérée. Nous subissions notre passivité destinale en tendant vers l'autre côté du monde qui rend l'action possible et valorisante.
Dans le quartier, point de ruelles pittoresques où musardent les estivants, de portes cochères aux arabesques en fer forgé, de trouées bleues qui çà et là azurent le vieux Toulon de la darse. Mais la vraie vie méridionale, vocalisante et odorante, giclant des boutiques, envahissant les trottoirs, culminant au marché où Viviane conduisait ma poussette. Pourtant sur les cartes postales envoyées d'Indochine, les gerbes de palmiers explosaient avec une superbe que n'avaient pas les bouquets de mimosa, et le vert chromo de leurs éventails ternissait les petites boules de soleil. Derrière les persiennes closes, dans la pénombre du réduit, Lachésis dévidait le fuseau d'une existence en veilleuse pendant qu'Armel voguait sur les océans. Le marin se dérobait en toute impunité à ses devoirs paternels. Qu'importe ? Je n'avais pas besoin de lui. Lorsqu'une permission ramenait le hauturier à son port d'attache, boudeuse, je lui donnais du « monsieur ». Viviane me reprenait : « Dis papa ! » Je détournais la tête : « Non ! » D'abord je ne savais pas ce qu'était un père, ensuite il me volait ma mère. La présence corporelle de l'étranger me gênait : pourquoi embrasser un intrus sporadiquement débarqué au foyer, qui s'arrogeait des droits exorbitants avec l'accord tacite de maman ? Quand il franchissait la porte, une agitation brownienne brassait 9
soudain l'atmosphère : étaient-ce les phéromones d'Armel, effluves biologiques imperceptibles à l'odorat, qui polluaient l'air familier de molécules inconnues ? Conçue sans père, je n'identifiais pas son odeur, alors que celle de ma mère se mêlait à la mienne dans une émanation indivise.
Un jour Armel me prend dans ses bras. Je lui échappe et chois sur le sol. Viviane n'en finit plus de souligner la bévue et fabrique un syllogisme de son cru : Armel n'est pas un (bon) père, Meryl est ma fille, donc Armel n'est pas le père de ma fille. Elle se fout de la rupture flagrante dans la chaîne génétique. SaGestalt impossible de la famille – Armel et Meryl lui appartiennent mais ne s'appartiennent pas – relève d'une phénoménologie de l'illusion. Or Viviane agence toujours le monde comme elle le perçoit, sans tenir compte de ce qui lui est donné dans l'évidence. Et l'illusion perceptive entraîne l'illusion cognitive, au mépris de toute procédure de vérification référentielle : ainsi priva-t-elle Armel de sa paternité pour garder le monopole de l'engendrement. C'était son dû, gagné à la sueur de sa vulve.
Grand, beau, brun, ténébreux, Armel était le sosie de l'acteur Gary Cooper dont une groupie, fût-ce sa fille de droit, n'approche pas. Après l'avoir banni « pour » contumace, au fil du temps j’organisai mon imaginaire autour de sa place vacante. Grâce aux absences répétées se constitua l'arcane majeur de l'Absence. Une définition primordiale prit forme : un père est un homme hautain, lointain, qui n'a pas le droit de quitter ses antipodes pour s'acagnarder dans des pénates où l'idéalisation ne fonctionne plus, où une fée du logis lave ses slips pour mieux exhiber sur un fil la virilité en lambeaux. Incarnation de tous les hommes, en lui s'originèrent une longue quête de l'homme mythique et, corollaire logique, le goût pervers de l'amour à distance. Il fut le héros fondateur du vide et, trois décennies plus tard, une aubaine pour les voyagistes.
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