Il fait allusion à l’aventure de Charles, qui a dû fuir par la ruelle alors que, suprême ironie, les policiers le confondaient avec un émeutier. Comme d’habitude, Pierre se montre provocateur. Pour lui, l’humour est politique et il n’hésite pas à dire les choses comme il les voit, au risque d’ébranler son auditoire. Pour lui, qu’on aime ou qu’on n’aime pas, l’important est de ne laisser personne indifférent. Heureusement, Charles, qui peut être susceptible à ses heures, ne se fâche pas de ce brin d’humour. Dans le soulagement général, on rit tous ensemble. Mais à voir Fabien s’impatienter, je comprends qu’il faut rapidement couper court à cette petite soirée. Le vrai travail va commencer et, comme on sait, le travail ne commence qu’une fois la bonne compagnie dehors. Au revoir, les amis, on se revoit à la manif, on se revoit au congrès, on se revoit en assemblée générale, au revoir, les amis.
Il ne reste plus au studio que l’exécutif de la CLASSE, c’est-à-dire Charles, Ariane, Pierre et moi, sans compter Fabien, qui n’est pas étudiant, mais qui a été très impliqué dans la grève de 2005 et qui agit auprès de nous à titre de conseiller informel. D’ailleurs, il est resté en retrait toute la soirée, à boire en silence en consultant son cell mille fois par minute, mais maintenant que tout le monde est parti il se lève et s’agite.
— Ça a déjà commencé. Les larbins des mass medias font tout pour salir l’image de la grève. Leur désinformation ne manquera pas de nous diaboliser en nous faisant paraître comme des casseurs aux yeux du public.
Fabien marche de long en large comme un Lénine en cage, à ressasser ses théories de conspiration que je connais par cœur : une fois notre image complètement souillée par les médias, le gouvernement aura le beau jeu de négocier avec Martine et Léo. Nos concurrents de la FECQ-FEUQ n’auront, comme en 2005, aucun scrupule à marcher sur la tête de milliers d’étudiants et d’étudiantes en lutte pour conclure une entente ridicule, sans aucun gain concret, hormis de belles carrières pour leurs chefs. Je l’ai entendue cent fois, cette rengaine, et je ne peux pas dire que j’adhère à ce discours alarmiste.
— Je suis d’accord avec toi, mais cette fois la FECQ-FEUQ semble beaucoup plus conciliante envers la CLASSE, répond Charles qui, après tout, est un éternel optimiste.
— C’est ça le pire ! reprend Fabien. Ils jouent aux innocents, feignent d’être de notre bord pour ensuite aller négocier dans notre dos !
— Qu’on les laisse faire ! s’impatiente Pierre, pour qui ce genre de questions théoriques est toujours superflu. On n’a pas besoin d’eux une seule seconde. Notre base militante hypermobilisée fera tout le travail pour nous : le gouvernement Charest ne pourra pas bêtement ignorer les dizaines de milliers de grévistes de la CLASSE. Ils seront forcés de négocier avec nous !
Ariane, la cynique de service, mais dont l’intelligence stratégique est essentielle à la poursuite de notre lutte, est la première à rire :
— Aucune chance ! D’un jour à l’autre, Martine et Léo attendent leur invitation à Tout le monde en parle. Une fois qu’ils seront sous les feux de la rampe, tes grévistes mobilisés auront beau défiler jour et nuit dans les rues de Montréal, la population, qui ne croit que ce qu’elle voit à la télé, n’aura d’yeux que pour la FECQ-FEUQ.
Fabien, dont rien ne peut faire fléchir la volonté, poursuit :
— Exactement ! Une fois que tu as ri un peu, bu un peu en compagnie de Guy A., le Québec au grand complet te considère comme un vieux chum. Pour que Gabriel soit invité, il faut conclure un cessez-le-feu avec la FECQ-FEUQ, les convaincre de renoncer à nous diaboliser dans les médias.
— Tu nous niaises, Fabien ? Gabriel va pas aller s’humilier devant les péteux de la FECQ-FEUQ !
Pierre se met presque devant moi, comme s’il voulait me protéger.
Charles se montre plus pragmatique :