Vingt-sept fois de mes nouvelles
77 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Vingt-sept fois de mes nouvelles , livre ebook

-

77 pages
Français

Vous pourrez modifier la taille du texte de cet ouvrage

Description


Avec beaucoup de cocasserie et d'autodérision, Béatrice Shalit nous livre vingt-sept nouvelles racontant les mésaventures d'une femme qui ne cesse malgré elle de se mettre dans l'embarras : fous rires garantis.




Certaines personnes ont le chic pour se mettre dans les situations les plus invraisemblables. C'est le cas de la narratrice de ces nouvelles hilarantes dans lesquelles on pourrait voir, à rebours, un recueil de préceptes décrivant tous les pièges à éviter pour mener une vie paisible. Se méfier du coup de foudre pour un Don Juan qui vous a invitée à le rejoindre à Florence après une simple conversation : vous pourriez découvrir qu'il aime se travestir en femme et ne voit en vous qu'une consœur avec qui échanger ses robes ; ne jamais accepter une invitation à la campagne chez sa psychanalyste, même si celle-ci vous a assuré que votre traitement était terminé : déconvenues, transfert et contre-transferts inévitables ; s'interdire de tomber amoureuse d'un bel inconnu à la dernière minute, surtout pendant le voyage qui vous mène vers une nouvelle vie aux côtés de votre fiancé : remords assurés...
Dans ces nouvelles d'une drôlerie irrésistible, on retrouvera aisément l'influence de cet humour juif qui a fait le succès de Woody Allen, Philip Roth ou Isaac Bashevis Singer. Une influence revendiquée par l'auteur, et un héritage familial qui transparaît dans certaines de ses nouvelles où il est souvent question de voyage, de famille, d'amour et d'amitié. Volontairement rétive à toute chronologie, Béatrice Shalit explore néanmoins tous les âges de la vie de sa narratrice, de la petite fille en quête d'amour maternel à la grand-mère pas tout à fait certaine d'être à la hauteur de sa fonction, en passant par la jeune fille pressée de vivre une " première fois " inoubliable. Au final, ces vingt-sept nouvelles dressent un portrait original de femme attachante et sensible dont la mauvaise fortune est un régal pour le lecteur.





Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 07 novembre 2013
Nombre de lectures 63
EAN13 9782260020578
Langue Français
Poids de l'ouvrage 1 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0112€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Couverture

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Julliard

Famille et autres supplices, roman, 2000

Ne m'appelez plus Varsovie, roman, 2003

Merci d'être venu, roman, 2006

Qui veut tuer Rosa Hoffmann ?, roman, 2011

Aux Éditions Bernard Barrault

L'Année de Louise, roman, 1984

Le Plus Jeune Frère, roman, 1986

Comédie américaine, roman, 1987

Lisa, Lisa, roman, 1990

Chez Stock

Roi de cœur, roman, 1982

Aux Éditions Leo Scheer

Danse avec ma mère, roman, 2009

image

© Éditions Julliard, Paris, 2013
En couverture : © Ben The Illustrator

ISBN numérique : 9782260020578

Petit garçon de neuf ans croisé au supermarché :
J'habite telle rue, au numéro 17. Il réfléchit.
Je peux même te donner le code, si tu veux,
mais j'te raconterai pas ma vie privée.
J'ai décidé, contrairement à lui,
de livrer une partie de la mienne.

1

Mon nombril et moi

— Avec les femmes qui se regardent le nombril, comme vous, c'est toujours pareil, me disait hier une femme acariâtre.

Qu'est-ce qui est pareil ? Notre brève relation ayant été peu cordiale, je n'ai pas pensé à le lui demander. En même temps, dans sa grande ignorance de ce qui concerne ma personne, elle n'est pas tombée si loin que cela. Il est tout à fait vraisemblable que je me regarde le nombril ou plutôt ce qu'il y a sous ce nombril. Pour écrire, il convient de s'examiner attentivement. De quoi je parle ? De mes souvenirs, souvent dramatisés, revisités, redessinés. Comme si j'avais besoin de les réinventer pour les restituer.

J'ai parcouru, ou plutôt « dépensé » plus des deux tiers de mon existence. Que s'est-il donc passé ? Il y a cinq minutes encore, j'étais une petite fille qui se demandait quel mystère se cachait tout au bout, là-bas, dans le monde des adultes. L'enfant s'est muée en une jeune femme aux cheveux longs et à la silhouette fine, dont la vie s'étendait presque à l'infini, large et prometteuse. Les gens de soixante ans étaient des vieillards, je pouvais me coucher à trois ou quatre heures du matin sans être épuisée le lendemain, j'élevais mes enfants, j'écrivais mon premier livre, j'étudiais l'hébreu à l'université... Je parcourais vaillamment dans ma 2 CV les petites et grandes routes, je n'avais jamais peur de rien, j'avais du temps pour mes enfants, mon mari, mes amis, mes parents, les forêts, la cuisine...

Les réunir toutes trois, la femme d'aujourd'hui que je suis devenue après avoir « dépensé » ma vie, et les deux autres, c'est peut-être le propos et l'ambition de ces textes qui incarnent chacun un fragment de mon expérience, de mon essence d'être humain.

Ayant été élevée dans le respect des blagues juives, j'aurais bien voulu commencer ce recueil par une pirouette. C'est parfois mieux qu'un bon dîner, un bon film, un tableau de maître, parce que c'est la vie et qu'on peut en rire.

Le problème de cette femme qui me reprochait d'être trop attentive à mon nombril est qu'elle ne connaît sûrement pas de blagues juives. Ou qu'elle ne les comprend pas.

J'aimerais que ces textes mis bout à bout se lisent comme une de ces histoires que racontait mon père. Celle-ci l'aurait-elle amusé ? Peut-être pas.

 

Une petite fille rentre de l'école.

— Papa, papa, tu connais la dernière ?

— Non, répond le père.

— Eh bien, c'est moi !

 

Même si au cours de ma vie j'ai été inspirée et transportée par quelques grands écrivains de tous horizons, j'ai sans doute écrit ces textes-ci en hommage discret à Bernard Malamud, Saul Bellow, Philip Roth, Isaac Bashevis Singer, et d'autres encore dont le style et la petite musique font écho à ces histoires qu'affectionnait mon père.

2

L'épreuve du voyage

Ma grand-mère, (« grandma ») appelait cela Reisefieber, la fièvre du voyage. Trois jours avant une de ces migrations : palpitations incontrôlables, listes en tous sens, achats désordonnés, crises de larmes, hystérie absolue... La nuit précédant le départ est presque blanche, l'excitation alternant avec la prostration. Une fois dans l'avion, le train, la voiture, le bateau... cet état hystérique disparaît et fait place à une placidité exemplaire. L'ex-semi-folle dispensant avec assurance aux voyageurs plus timorés force conseils.

Il y a longtemps, alors que je prenais l'avion pour Israël, j'ai même perdu la parole pendant quelques heures. Pourquoi ? Mes longues années d'analyse ne m'ont fourni aucune explication. Si si, j'en ai parlé ! Et même que nous avons retourné, la praticienne et moi, le phénomène en tous sens, le rôtissant, l'assaisonnant, le pimentant, quelle aubaine pour un (une) psy, un symptôme comme celui-ci vaut bien la barbe de Freud. Mais en dépit de nos investigations, l'accès de mutisme trône toujours dans le passé, inexpliqué. Sur l'analyse, je reviendrai plus tard.

Il se trouve que mon mal-être, celui de l'âge « mûr », commença justement lors d'un séjour en Israël il y a trois ans. Je quittais mes cousins à Haïfa pour rejoindre à Netanya une amie très chère : c'est avec elle, Vicky, que j'ai le plus ri durant ma vie. Il aurait donc été logique que je me réjouisse de la voir. Vous avez dit logique, mais... Le trajet entre ces deux villes, dans un train bien climatisé, dure à peine plus d'une heure. Je dus rester debout, le train étant bondé, ce qui n'est pas insurmontable quand on tient encore plus ou moins sur ses jambes. J'avais avec moi une valise et un grand sac qui contenait des cadeaux que je surveillais comme le lait sur le feu. Il faisait un temps magnifique, chaud mais pas trop, le ciel était d'un bleu délavé par le soleil, un jeune soldat assis sur un des marchepieds me souriait, et je fus brusquement envahie par une angoisse presque incontrôlable. En anglais, on appelle ce phénomène panic attack, crise de panique. En ce qui me concerne j'eus soudain chaud, terriblement chaud, à la tête surtout et mon cœur battait à tout rompre. Ensuite, tandis que je tamponnais la sueur qui coulait le long de mes tempes, de ma nuque, à l'aide d'un paquet entier de mouchoirs, surgirent de noires pensées. Vicky ne viendrait pas me chercher, je n'avais même pas son adresse exacte, j'avais dû une fois de plus perdre son téléphone, je resterais seule, abandonnée. Mais si voyons, elle serait là, à la gare. Non, elle avait l'air agacée au téléphone, pas envie que je m'installe chez elle, pourquoi m'étais-je imposée... Je ressassais tant et plus quand à cette préoccupation-là, s'en ajouta une autre : je ressentis tout à coup une douleur lancinante au côté. Il fallait rester calme ou faire semblant de l'être et réfléchir posément. Au moins, je n'étais pas (pour l'instant) victime d'un AVC. Mais cette crampe, là, (mais non, pas le foie, le cœur c'est à gauche) c'était... je le savais : un infarctus. Surtout ne pas dramatiser, il devait y avoir pire, mais quoi ? Le train arriva en gare et, à peine ressuscitée, mon récent basculement dans l'au-delà m'ayant désorientée, je commis l'exploit de sortir du mauvais côté, étant ainsi contrainte de repartir en sens inverse, et de ramper avec mon chargement sous les portillons car mon billet avait disparu. Ignorant bravement le regard abasourdi d'un camarade voyageur, j'arrivai décomposée devant la gare et je ne vis tout d'abord personne. Un cri au loin, mon prénom, mon amie me hélait. Elle sortit en souriant de sa voiture et, en la voyant, je retrouvai mon calme et ne lui soufflai mot de ma désolante crise de panique. Parce que, évidemment, j'avais honte.

C'est pourtant là que tout a commencé. Ou disons recommencé. Car ma dernière « baisse » de moral (une petite baisse de moral, madame ?) datait de plus de trente ans auparavant, je dirais même quarante si ça ne faisait pas terriblement vieux. Alors ? Que représentait le voyage ? L'arrachement à ma mère ? Un peu court.

Ma mère justement était morte quelques mois auparavant. Je l'avais détestée, maudite, vouée aux gémonies toute ma vie, et voilà que, soudain, au cours de son agonie, j'écrivais un livre en hommage à notre réconciliation. Je m'étais occupée d'elle comme d'une enfant insupportable et à la fin, il lui arrivait de m'appeler « maman ». Elle était âgée et malade, il était dans l'ordre des choses qu'elle disparaisse, mais six mois plus tard, j'étais vide et anéantie. Et je le suis restée. Évidemment, après ma mère, d'autres êtres aimés sont morts à leur tour. C'est de notre âge. En dépit de toute logique, je m'enfonçai avec une délectation morbide dans un processus de deuil sans fin. Cette douleur excessive, ce refus de me séparer de mes disparus, cachent autre chose. Et sous cet autre chose qu'y a-t-il ? Poupées russes. Ah, mélancolie, quand tu nous tiens.

3

Maman, tu m'aimes ?
Ou pourquoi je suis paranoïaque

J'ai toujours voulu qu'on m'aime. Déjà petite probablement. Ma mère ne m'aimait pas assez ou ne le montrait pas suffisamment, le refrain est connu et mille fois rabâché. Arrivées à un âge relativement avancé, de qui croyez-vous que nous nous plaignons, certaines de mes amies et moi ? Pas de nos patrons, trop vieilles pour en avoir, ni de nos enfants ou nos petits-enfants, trop orgueilleuses pour ça, non, d'elles, de nos mères. « Et elle m'a fait couper les cheveux quand j'avais treize ans, tu te rends compte ? J'ai pleuré pendant des semaines » (des nattes absurdes qui ne m'allaient pas, rien ne m'allait lorsque j'avais treize ans). Nos étranges récriminations métamorphosent nos voix, les rendent fluettes et pointues. Des voix de petites filles. Et même lorsqu'elle a disparu, cette mère si redoutable, je lui en ai encore voulu. De quoi ? Mais de m'avoir abandonnée.

Elle qui avait si peur de la mort, elle aurait pu s'accrocher un peu, non ? L'ennemie disparue, me voilà inconsolable. Depuis qu'elle n'est plus là, je contemple au moins une fois par jour des photos d'elle et je vais jusqu'à les montrer, l'œil embué, à ma petite-fille de cinq ans qui hoche obligeamment la tête. Inutile de contredire la pauvre « Babou ». Elle ignore encore que cette affliction est une maladie directement transmissible. On ne rompt pas si facilement la chaîne des filles et de leurs mères...

De fil en aiguille, ce si terrible manque d'attention maternelle, peut-être en grande partie fantasmé, a provoqué chez moi des manifestations excessives de paranoïa dont la cure analytique n'a jamais pu enrayer le processus. En ce qui me concerne, ce que j'appelle mon complexe de persécution se manifeste lorsque je surprends un regard hostile à mon encontre. La plupart du temps, confrontée à une attitude inamicale, je parviens tout de même à contrôler mes émotions. Dans les magasins parisiens par exemple, lorsqu'une vendeuse bavarde sur son portable et me foudroie du regard parce que je l'interromps, je parviens à ne pas fondre en larmes.

Ce qui suit est un exemple des conséquences que peut avoir ce fameux complexe. Un épisode qui a mal tourné.

Après une sciatique prolongée, j'avais conservé la sensation désagréable de ne pas avoir d'équilibre. Il y a deux mois, je ratai une marche dans les escaliers du métro et dus me raccrocher à un SDF apparemment paralytique. Ma chute entraîna la sienne, son écuelle de pièces jaunes se renversa, le chaton sur ses genoux se carapata et je passai dix minutes à tenter de récupérer l'animal et à ramasser les pièces sous les insultes du SDF qui, ayant soudain retrouvé l'usage de ses jambes, se mit à me poursuivre dans les couloirs. Je fus sauvée par deux policiers qui par extraordinaire patrouillaient par là. Ils me recommandèrent de me tenir loin de ces « faux » SDF et quand je racontai ma mésaventure en détail, ils s'esclaffèrent. « Il faut vous exercer à marcher sur un fil, ma petite dame », me suggéra l'un d'eux. Un fil, oui c'est ça.

Je décidai donc de me faire faire des semelles orthopédiques (mes pieds sont pour moi un sujet de préoccupation quasi obsessionnel). M'étant brouillée avec la podologue chez qui j'allais depuis des années (susceptibilité, mère, mal-aimée... vous suivez le processus je suppose) je consultai un praticien à l'autre bout de Paris qui m'avait été recommandé par un ami. Il s'appelait Prince. Pour arriver chez monsieur Prince, il fallait marcher des kilomètres en sortant du métro et lorsqu'on souffrait comme moi d'un équilibre précaire, c'était laborieux. J'arrivai un peu fatiguée chez cet homme dont on m'avait dit des merveilles. « Gentil, compétent, de bon conseil, épouse écrivain » (seul mauvais point).

Il m'accueillit à l'heure pile. Cheveux blancs, voix douce (doucereuse ?). Après les salutations d'usage, je posai ma question.

— Je voulais avoir votre avis. Ai-je besoin de semelles, monsieur ?

Il se contenta de me toiser, un sourire énigmatique au bord des lèvres.

Lorsque j'insistai, il haussa les épaules et dit patiemment :

— D'après la manière dont vous vous tenez, je ne donne pas cher de l'état de votre dos ni de celui vos pieds. Évidemment qu'il vous en faut.

Puis il entreprit de m'examiner.

— Votre bassin est très stable.

Un bassin stable ? Très bien. J'avais quelques bons points dans mon escarcelle, finalement. Il me fit grimper sur une tablette éclairée par en dessous de manière à bien inspecter l'aspect de mes malheureux pieds, prit quelques notes et ce fut tout. Je demandai, un peu surprise.

— Votre examen est terminé ?

— Oui. Votre cas est simple, vous savez. Vous ne tenez pas debout mais vous n'êtes pas la seule. Revenez dans une semaine. Vos semelles seront prêtes.

Je vous passe le prix qui semble assez excessif pour une paire de morceaux de simili-carton. Je repartis donc de chez monsieur Prince moyennement contente. Quelque chose me gênait. Mais quoi ? Son air un peu suffisant ? La concision de l'examen ? Sa voix ? La triste vérité était que ce type ne m'était pas sympathique parce qu'il ne m'aimait pas, tout simplement. Je ne demandais surtout pas qu'il abandonne sa femme écrivain pour moi, non, mais un peu de considération m'aurait fait chaud au cœur. Rien. Juste : « Votre bassin est stable. »

Toujours est-il que des circonstances extérieures indépendantes de ma volonté m'amenèrent à manquer les deux rendez-vous suivants. D'accord, la situation géographique du praticien et les deux changements en métro eurent quelque influence sur ces empêchements.

Je parvins enfin à retourner chez lui sans renverser qui que ce soit. Monsieur Prince m'attendait avec les deux bouts de bois en forme de plantes de pieds. Il les mit dans mes chaussures, je lui fis un chèque et je décidai de partir ainsi chaussée. Dès la première correspondance, je me laissai tomber sur un banc. Mes pieds étaient en feu. Mon bassin si stable menaçait de se rompre. Ma colonne vertébrale, si j'en avais encore une, semblait ployer sous mon poids. Étrangement soumise aux conseils de monsieur Prince, je gardai les semelles et parvins à rentrer chez moi sans l'aide de police secours.

Le surlendemain, je fis une nouvelle tentative. Je repris imprudemment le métro, semelles aux pieds, et trottinai bizarrement jusqu'à ma destination. Ce jour-là, je cherchais une tenue adéquate pour le mariage de ma fille. « Tenue adéquate » et « mariage de ma fille » sont évidemment incompatibles. Mais je voulais surtout éviter de déclencher le processus exposé plus haut : de mère mal aimée à fille mal aimée etc. Donc je me donnai du mal. Et me fis du mal avec ces satanées semelles qui à présent alourdissaient ma hanche droite de manière inquiétante. Je rentrai chez moi sans tenue et découragée.

Je n'appelai monsieur Prince que quelques jours plus tard. Je lui exposai de ma voix la plus aimable mon souci. Dos en compote, etc. Il me répliqua sèchement, sa voix « douce » soudain méconnaissable.

— Je savais bien que j'aurais des ennuis avec vous. Votre dos, madame, est en piètre état. Et je n'y suis pour rien. Mes semelles et j'en fais depuis trente ans, agissent sur les pieds, pas sur le dos.

— Mais j'ai eu une sciatique...

— Justement. Ne mettez pas mes semelles et votre sciatique reviendra dans quinze jours. Vous l'aurez à vie !

— Vous refusez de les modifier ?

— Vous devez les porter un mois pour qu'elles se fassent à vos pieds.

Il me donna un rendez-vous auquel je ne me rendis pas. Une chute, deux changements interminables dans le métro, des semelles immettables... Tout cela pour voir quelqu'un à qui j'avais offert 155 euros, qui ne m'en était aucunement reconnaissant et qui de plus m'agressait. Au lieu de cela, je le gratifiai d'une lettre recommandée le sommant de faire son travail et lui énumérant ses diverses fautes professionnelles. Je ne mis pas dans la lettre que j'avais cru discerner chez lui un manque d'empathie à mon égard. Depuis, lorsque je pense à ce prince tout sauf charmant, mon dos s'inflamme et mes plantes de pieds brûlent. Je crois même qu'il m'a jeté un sort car je me suis tordu un genou en me levant d'une chaise. Du mauvais pied ?

4

L'analyse, l'analyste, le transfert...
Mais où est passé le divan ?

Elle m'avait été recommandée par une amie, elle-même psychanalyste, il y a déjà un certain nombre d'années. Lorsque je fis mon rapport à celle-ci, lui disant que j'étais emballée, elle sembla dubitative.

— Tu aurais dû en voir plusieurs ! Je ne suis pas sûre qu'elle te convienne vraiment.

C'était il y a fort longtemps. Comme celle de Woody Allen (sans le génie ni les films), mon existence ressemble à une longue analyse entrecoupée de quelques phases de vie. D'accord, j'exagère un peu, mais c'est tout de même assez proche de la réalité. Et qu'est-ce que la réalité ? La question menant droit au divan, j'interromps-là ma réflexion. Donc j'ai passé beaucoup d'heures dans ce cabinet qui était à l'origine un restaurant chinois. Je l'ai découvert à travers un rêve où mon analyste parlait chinois et dégustait du chat rôti (peut-être le mien) avec des baguettes.

Des années et quelques morts plus tard, je suis arrivée au bout de la cure. Qu'en reste-t-il ? Je ne sais pas. Une passionnante aventure hors du temps. Mais justement terriblement hors de tout... Dans la vie normale, celle de tous les jours, lorsqu'on se dispute avec son mari parce qu'il a une maîtresse, et qu'il vient de découvrir que vous lui avez fait les poches, on ne réagit pas en courant s'allonger sur le canapé pour décortiquer le rêve de la nuit précédente. Je ne dénigre pas la psychanalyse qui m'a permis de faire un beau voyage (sans Reisefieber) mais je me permets de douter de ses vertus immédiatement consommables. Ci-dessous un exemple de son aspect peu pratique. Évidemment la situation est extrême et il faut avoir des nerfs que je n'ai pas pour expérimenter sereinement ce qui suit.

Elle, ma psychanalyste, avait décidé de cesser ses activités pour se consacrer à autre chose. La « cure » étant terminée depuis un moment, nous avons tissé des liens d'amitié. Nous avons pris le thé ensemble, nous avons pleuré côte à côte à l'enterrement de notre amie commune et je lui ai présenté mes petits-enfants. Un été fort récent, elle me proposa de passer quelques jours dans la maison familiale de son mari. J'acceptai avec enthousiasme, preuve que la thérapie ne m'avait pas enseigné la prudence, et rendez-vous fut pris. Je devais rester trois jours. Je savais qu'il y aurait du monde, certains de leurs vieux amis. Fin août, je pris donc le train. Ma « nouvelle » amie que j'appellerai M (comme « maman ») m'attendait à la gare, vêtue d'une robe d'été très simple et décolletée qui la rajeunissait. Ses cheveux épais et bouclés avaient changé de couleur mais son sourire était toujours aussi chaleureux et ses yeux, qu'auparavant je ne voyais jamais plus d'une seconde, aussi bleus. Je découvris une grande maison entourée d'un parc. Je précise que je me sentais particulièrement vulnérable cet été-là. Dès mon arrivée, le fameux malaise que je ne connaissais que trop bien s'empara de moi. Une calamité de plus que la cure avait échoué à régler. Mes bras et jambes deviennent lourds, je me sens gauche et maladroite, je me cogne partout et ainsi de suite. Ignorant délibérément les bleus que je m'infligeais, je fis bonne figure et m'extasiai en toute sincérité sur la maison, le jardin, les chambres, les vastes cuisines. Elle m'installa dans une chambre à l'ancienne avec un lit à baldaquin et un joli cabinet de toilette, il faisait un temps magnifique, c'était parfait. Je défis mon sac et je redescendis pour le déjeuner en essayant de ne pas dégringoler l'escalier. On me présenta aux autres, ils étaient tous charmants et se connaissaient depuis quarante ans. M ne perçut pas mon trouble, ce qui me surprit. Le maître de maison nous servit un très bon vin, nous étions dans une célèbre région viticole, je mangeai avec appétit et réussis enfin à me détendre. L'après-midi, je paressai au bord de la piscine tout en lisant John le Carré que je ne remercierai jamais assez de m'avoir accompagnée au cours de ces trois jours.

Ainsi débuta la première soirée. Agréables prémices. Mais, alors que nous étions tous réunis sous un tilleul autour d'une table ronde à l'heure de l'apéritif, ni pastis ni vin blanc à l'horizon. Le mari de M qui était l'intendant des vins, travaillait dans son bureau à l'autre bout de l'immense maison. Nous bavardions, je fixais de temps à autre la chemise en soie parme d'un des convives, un écrivain comblé traduit en dix-sept langues. Après avoir échangé quelques considérations sur le « métier » une heure plus tôt, nous avions, suite à un accord tacite, cessé notre laborieux bavardage et nous nous évitions du mieux que nous pouvions. Et toujours pas d'apéritif. M arriva de la cuisine et nous demanda avec un désarmant sourire de petite fille et d'une voix hésitante (ma psy ?) si nous préférions du jus de papaye, du thé, du sirop. J'en ai encore des palpitations. Pour tenir le coup et ne pas manifester mon angoisse de manière trop intempestive, il me fallait une petite dose d'alcool. La perspective de passer toute une soirée et deux autres encore au régime sec me parut intolérable. J'allais inventer une excuse pour partir. Mais M me connaissait par cœur, elle détecterait le mensonge. D'ailleurs, elle parlait de ma famille et de mes amis comme s'il s'agissait de vieilles connaissances, les appelant par leur prénom.

— Jacques, que fait-il ? Il est toujours à Paris ? Et ça s'arrange avec son fils ?

Ma mère faisait la même chose, ce qui me mettait hors de moi.

— Et Bernard, qu'est-ce qu'il pense de ton roman ?

— Rien, maman, il ne pense rien !

Y aurait-il des similitudes entre M et ma mère ? Aïe...

Car oui, nous étions passées au tutoiement ! Tutoyer sa psychanalyste en début de soirée en buvant du jus de papaye n'est pas quelque chose que je recommande aux névrosés. Nous voyant enfin tous silencieux et presque prostrés, elle actionna une cloche qui devait servir autrefois à appeler les serviteurs et son mari apparut avec une bouteille d'excellent vin blanc.

Le repas fut délicieux, nous bavardâmes jusque tard dans la nuit, M et moi, en buvant de l'eau et en nous tutoyant, et je montai me coucher. Et comme vous le devinerez aisément, je passai une nuit blanche ou presque. Le choc de découvrir une vraie femme sous le personnage presque asexué de la psychanalyste avait été trop violent. La voir en maillot de bain effectuer un plongeon parfait dans la piscine me parut parfaitement irréel. J'étais en présence d'une nouvelle personne et pour ma propre tranquillité, je préférais l'autre. Qu'on me la rende ! Il m'aurait fallu une psychanalyste pour m'aider à traverser ces trois jours. Le problème c'est que j'étais déjà chez elle. Quelle confusion.

Je ne dormis pas non plus les deux nuits suivantes. Peut-être étais-je vraiment alcoolique et avais-je besoin de ma dose pour dormir ? Voilà un sujet qui n'avait pas été traité ou très peu au cours de la cure. Et si j'en parlais à un psy ?

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents