Le sujet dépressif
24 pages
Français

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Description

Une femme solitaire et déprimée lutte contre la maladie avec l’aide d’un thérapeute, d’une poignée d’amis proches et d’antidépresseurs. Dans cette nouvelle issue du recueil Brefs entretiens avec des hommes hideux (Au diable vauvert), Wallace s’inspire de ses angoisses avec un humour salvateur.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 25 juin 2014
Nombre de lectures 1 022
EAN13 9782846268691
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0007€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Né en 1962 dans l’Illinois, traduit et vénéré dans le monde entier, D.F. Wallace, l’un des écrivains les plus influents de son temps, a mis fin à ses jours le 12 septembre 2008.
David Foster Wallace

Le sujet dépressif

Traduit de l’américain par J ULIE et J EAN- R ENÉ É TIENNE
Le sujet dépressif vivait dans une terrible et incessante souffrance émotionnelle et l’impossibilité dans laquelle elle était de partager ou de mettre en mots cette souffrance en était une composante à part entière, contribuait à son horreur essentielle.
Désespérant alors de décrire la souffrance émotionnelle ou d’en exprimer le caractère absolu à son entourage, le sujet dépressif relatait à la place les circonstances, passées ou présentes, dont le rapport avec la souffrance permettrait d’en documenter l’étiologie et la cause, dans l’espoir d’au moins parvenir à exprimer à autrui quelque chose de son contexte, ses – pour ainsi dire – contour et texture. Les parents du sujet dépressif, par exemple, qui avaient divorcé lorsqu’elle était enfant, s’étaient servis d’elle comme d’un pion dans les petits jeux tordus auxquels ils se livraient. Le sujet dépressif, enfant, avait eu besoin de soins orthodontiques et chaque parent avait allégué – non sans fondement, compte tenu d’ambiguïtés légales byzantines dans le jugement de divorce, insérait-elle toujours dans sa description de la douloureuse bataille qui avait opposé ses parents pour le coût de ses soins orthodontiques – que c’était à l’autre de payer. Et la hargne venimeuse de chacun devant le refus mesquin et égoïste de l’autre était déchargée sur leur fille, qui devait entendre ad nauseam de chaque parent combien l’autre était égoïste et dépourvu de tendresse. Les parents étaient tous deux aisés et chacun avait pris à part le sujet dépressif pour lui confier qu’il ou elle serait bien évidemment, s’il le fallait, tout à fait disposé(e) à financer tous les soins orthodontiques dont elle pût avoir besoin et même davantage, que c’était, au fond, non pas un problème d’argent ni de dentition, mais une « question de principe ». Et le sujet dépressif prenait toujours soin, lorsque adulte elle s’efforçait de décrire à telle amie éprouvée les circonstances de la bataille sur le coût de ses soins orthodontiques et le legs de souffrance émotionnelle laissé par celle-ci, de reconnaître que cela avait très bien pu apparaître ainsi à chacun des deux parents (c.-à-d. comme une « question de principe »), même si, malheureusement, ce « principe » ne prenait en compte ni les besoins de leur fille ni ce qu’elle ressentait en recevant d’eux le message, émotionnellement parlant, qu’ils se souciaient plus des points marqués mesquinement l’un contre l’autre que de son bien-être maxillo-facial à elle, ce qui, vu sous un certain angle, constituait une forme de négligence parentale et même d’abandon, voire carrément de maltraitance, maltraitance clairement liée – et ici le sujet dépressif ne faillait presque jamais à préciser en incise que sa thérapeute ratifiait son opinion sur ce point – au désespoir abyssal et chronique dont elle souffrait quotidiennement à l’âge adulte et duquel elle se sentait prisonnière, sans espoir de salut. Ce n’était qu’un exemple. Le sujet dépressif interpolait en moyenne quatre formules d’excuse lorsque au téléphone elle racontait aux amies qui la soutenaient ce type de circonstances passées douloureuses et traumatisantes, ainsi qu’un genre de préambule où elle s’efforçait de décrire combien il était douloureux et terrifiant, dans l’incapacité de mettre en mots l’atroce souffrance de la dépression chronique en soi, de devoir recourir à la narration d’exemples qui étaient probablement, prenait-elle toujours soin d’admettre, mortellement ennuyeux et la montraient apitoyée sur son sort ou pareille à ces personnes qui, narcissiquement obsédées par leurs « enfance douloureuse » et « existence difficile », se complaisaient dans un malheur dont elles tenaient à faire le récit interminable et laborieux aux amies s’efforçant de les soutenir et d’être là pour elles, qu’elles ennuyaient et rebutaient.
Les amies vers lesquelles se tournait le sujet dépressif pour bénéficier de leur soutien, auxquelles elle essayait de se livrer et de faire partager au moins le contour contextuel de ses calvaire psychique et sentiment d’isolement incessants, étaient au nombre d’une demi-douzaine environ, et soumises à une certaine rotation. La thérapeute du sujet dépressif – titulaire à la fois d’un diplôme de fin de troisième cycle et d’un titre de médecine, partisane revendiquée d’une école thérapeutique préconisant que tout adulte souffrant de dépression endogène construisît, s’appuyât sur, et reçût le soutien d’une communauté de semblables tout au long de son cheminement vers la guérison – appelait ces amies, toutes des femmes, l’Échafaudage émotionnel du sujet dépressif. Les six membres (±1) composant cet Échafaudage émotionnel en constante reconfiguration étaient en général d’anciennes connaissances d’enfance du sujet dépressif, ou alors des filles avec qui elle avait partagé une chambre à divers stades de son parcours scolaire, des femmes généreuses et bienveillantes, relativement intactes, maintenant disséminées dans toutes sortes de villes différentes, que le sujet dépressif, dans bien des cas, n’avait pas vues en personne depuis de nombreuses années, qu’elle appelait souvent tard le soir à l’autre bout du pays pour trouver une écoute, un soutien, et rien que quelques mots choisis avec soin pour l’aider à mettre en perspective les tourments de la journée écoulée, se recentrer et rassembler la force d’affronter le calvaire émotionnel du jour suivant et auprès de qui enfin lorsqu’elle leur téléphonait, elle commençait toujours par s’excuser de peut-être les déprimer, de leur paraître ennuyeuse, apitoyée sur son sort ou rebutante ou encore de les arracher à la vie active, pétillante et sans douleur qu’elles menaient à l’autre bout du pays.
Le sujet dépressif prenait en outre bien garde, lorsqu’elle se tournait vers les membres de son Échafaudage émotionnel, à ne jamais mentionner les circonstances telles que la bataille sans fin de ses parents sur le coût de ses soins orthodontiques comme la cause de son incessante dépression d’adulte. C’était trop facile de jouer à « La faute à qui », disait-elle, c’était pathétique et méprisable ; en outre, elle en avait eu sa dose, du petit jeu de « La faute à qui », à force d’écouter ses foutus parents pendant toutes ces années, les reproches et récriminations incessants que les deux avaient échangés à son propos et par-dessus sa tête, se servant de ses sentiments et besoins (c.-à-d. ceux du sujet dépressif enfant) comme de munitions, comme si ses sentiments et besoins légitimes n’étaient rien de plus qu’un champ de bataille ou un théâtre d’affrontements, comme d’armes dont ils pouvaient user l’un contre l’autre. Ils avaient fait montre de beaucoup plus d’intérêt, de passion et de disponibilité émotionnelle dans leur haine l’un de l’autre qu’aucun d’eux n’en avait jamais manifesté à son égard à elle quand elle était enfant, c’est ce que ressentait encore parfois, de son propre aveu, le sujet dépressif.
La thérapeute du sujet dépressif, dont l’école rejetait la relation de transfert comme ressource thérapeutique et par conséquent excluait délibérément toute forme d’affrontement direct, bannissait de son discours le verbe devoir à tous les temps et à tous les modes et s’interdisait toute théorie érigée en norme, jugement ou autorité, cela au profit d’un modèle bio-expérientiel axiologique-ment plus neutre et de l’usage créatif de l’analogie (autorisant, mais n’exigeant pas, le recours à des marionnettes, à des accessoires et jouets en polystyrène, au jeu de rôle, à la sculpture humaine, à la synchronisation, à la thérapie par le théâtre et, le cas s’y prêtant, à de véritables Reconstitutions de Scènes d’Enfance méticuleusement scénarisées et story-boardées), avait déployé l’éventail thérapeutique suivant pour tenter d’aider le sujet dépressif à trouver un soulagement à son malaise affectif aigu et à progresser sur le long chemin qui la (c.-à-d. le sujet dépressif) conduirait vers la jouissance d’un semblant de vie adulte normale : Paxil, Zoloft, Prozac, Tofranil, Welbutrin, Elavil, Metrazol associé à des électrochocs unilatéraux (dans le cadre d’une cure en internement volontaire de deux semaines proposée par une clinique régionale dédiée aux troubles de l’humeur), Parnate avec et sans sels de lithium, Nardil avec e

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