Les confessions d un opiomane anglais
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Les confessions d'un opiomane anglais , livre ebook

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Description

De Quincey, dans ce recueil autobiographique, nous conte ses déboires avec l'opium sous toutes ses formes. laudanum, goutte à goutte, en grains à fumer... L'aspect récréatif laisse rapidement la place à 'angoisse, le manque, la recherche du bien être et le combat qui suit pour échapper à l'emprise. Témoignage poignant sur sa vie étudiante, faite de gallères monétaires et de rencontres fortuites, abordé chronologiquement ou par espace temps alors que sa mémoire défaille... un réel plaisir.

Sujets

Informations

Publié par
Nombre de lectures 2
EAN13 9782369551911
Langue Français
Poids de l'ouvrage 2 Mo

Informations légales : prix de location à la page 0,0019€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

AVERTISSEMENT AU LECTEUR Les incidents rapportés dans les confessions préliminaires couvrent une période dont le début et la fin sont respectivement intervenus voici un peu plus et un peu moins de dix-neuf ans; en conséquence, selon la façon dont on calcule communément les dates,on pourrait indifféremment attribuer à nombre de ces incidents dix-huit ou dix-neuf ans d’âge; et comme les notes et mémoranda qui ont servi à ce récit ont été rédigées originellement vers Noël dernier, il aparut naturel de préférer la première date. Dans la hâte qui a présidé à la composition dudit récit, bien que quelques mois se fussent alors écoulés, on a retenu partout cette date, ce qui, la plupart du temps, n’induit pas en erreur, du moins de manière qui importe. Mais dans un certain cas, là où l’auteur parle de l’anniversaire de sa naissance, l’adoption d’une date uniforme a conduit à une inexactitude positive d‘une année entière; en effet, durant le temps de la composition, la dix-neuvième année, à compter du début de la période totale, est parvenue à son terme. C’est pourquoi l’on juge bon de mentionner que
ce récit intéresse une période qui s’étend de la première partie de juillet 1802 au commencement ou au milieu de mars 1803. 1er octobre 1821.
AU LECTEUR
Je te propose, aimable lecteur, les mémoires d’une période remarquable de ma vie; grâce à l’application que j’y ai mise, j’ai confiance qu’ils ne seront pas seulement intéressants, mais aussi considérablement utiles et instructifs. Voilà dans quelle espérance je les ai couchés par écrit, voilà mon excuse pour avoir enfreint cette délicate et honorable réserve qui principalement nous empêche d’exposer publiquement nos erreurs et nos infirmités. Rien, en effet, ne répugne davantage aux sentiments anglais que le spectacle d’un être humain qui impose à notre attention ses cicatrices et ses ulcères moraux, et qui arrache cette « pudique draperie » dont le temps, ou l’indulgence pour la fragilité humaine, avait pu les revêtir; aussi, chez nous, la plupart des confessions (j’entends spontanées et extra-judiciaires)viennent-elles de gourgandines,d’aventuriers ou de filous; et, pour trouver pareils actes d’humiliation gratuite émanant de ceux que l’on peut supposer en sympathie avec cette part de la société qui a le sentiment de la décence et de la dignité, nous devons nous adresser à la littérature française ou à cette portion de la littérature allemande qu’a contaminée la sensibilité défectueuse et gauchie des Français. Tout cela, je l’éprouve avec tant de force, et je redoute si vivement de me voir reprocher pareille tendance, que je me suis demandé pendant bien des mois s’il convenait de permettre que cette partie, ou toute autre, de mon récit parût aux yeux du public avant ma mort (après laquelle, pour maintes raisons, il sera publié dans son ensemble); et ce n’est pas sans avoir anxieusement passé en revue les raisons qui militaient pour ou contre cette mesure que j’ai fini par l’adopter. Le crime et la misère reculent, par un instinct naturel, loin du regard public : ils courtisent la solitude et le secret, et, même dans le choix d’un tombeau, ils s’écartent parfois de la population commune du cimetière, comme s’ils abdiquaient tout droit à la camaraderie avec la grande famille humaine, comme s’ils voulaient (selon l’émouvant langage de M. Wordsworth) ... humblement signifier leur isolement pénitentiel. Il est bon, somme toute, et dans notre intérêt à tous, qu ‘il en soit ainsi; quant à moi, je ne voudrais pas me montrer dédaigneux de sentiments aussi salutaires, ni rien faire ou dire qui pût les ébranler. Mais, d’une part, l’accusation que je porte contre moi-même n’équivaut pas à un aveu de culpabilité, et d’autre part, quand bien même il y équivaudrait, l’avantage qu’autrui tirerait d’une expérience aussi chèrement acquise compenserait sans doute très largement toute violence faite aux sentiments dont j’ai parlé, et justifierait une infraction à la règle générale. La faiblesse et la misère n’impliquent pas nécessairement le crime. Elles s’approchent ou s’éloignent des ombres de cette noire alliance, à proportion des mobiles et des desseins probables du coupable et des circonstances connues ou secrètes qui pallient la faute; à proportion de la puissance des tentations à l’œuvre dès le principe, et selon que la résistance que l’on a opposée ou que l’on s’est efforcé d’opposer fut sérieuse ou non jusqu’à la fin. Pour ma part, je puis affirmer, sans porter atteinte à la vérité ni à la modestie, que ma vie a été dans l’ensemble la vie d’un philosophe : je fus fait dès ma naissance créature intellectuelle, et intellectuels au sens le plus élevé du mot ont été mes occupations et mes plaisirs depuis mes années d’écolier. Si c’est un plaisir sensuel que de prendre de l’opium et si je suis (1) contraint d’avouer que je m’y suis adonné à un degré qu’on n’a jamais rapporté encore au sujet d’aucun homme, il n’en est pas moins vrai que j’ai lutté contre ce sortilège avec un zèle religieux, et accompli finalement ce que je n’ai jamais ouï attribuer à nul autre - que j’ai dénoué presquejusqu’ensesultimesmaillons,lachaîne maudite qui m’enserrait. On peut raisonnablement faire valoir que pareille victoire sur soi-même contrebalance n’importe quelle sorte, ou n’importe quel degré de faiblesse : pour ne pas insister sur le fait que, dans mon cas, la victoire sur soi-même était indispensable, et la faiblesse susceptible d’un débat casuistique, selon qu’on étend le mot à des actes tendant simplement à apaiser une douleur ou qu’on le réduit à ceux qui recherchent l’excitation d’un plaisir positif. Pour criminel, donc, je ne me reconnais pas; et, si je me reconnaissais pour tel, peut-être me résoudrais-je encore à faire la présente confession, en considération du service que je rendrais par là à toute la catégorie des opiomanes. Mais qui sont-ils ? Lecteur, j’ai le regret de le dire, ils forment en vérité une catégorie fort nombreuse. J’en ai acquis la conviction, voici quelques années, en faisant le comput de ceux qui, dans une petite fraction restreinte de la société anglaise (celle des hommes que distinguent leurs talents ou qui jouissent d’un rang éminent), m’étaient connus directement ou
indirectement comme étant des opiomanes; tels, par exemple, l’éloquent et bienveillant William Wilberforce ; l’ancien doyen de Carlisle; Lord Erskine; M -, le philosophe; un ancien sous-secrétaire d’Etat - lequel, pour me décrire la sensation qui l’avait conduit originellement à prendre de l’opium, recourut aux mêmes termes que le doyen de Carlisle, à savoir qu’il avait l’impression que des rats grignotaient et écorchaient les parois de son estomac -, M.Addington; et bien d’autres, à peine moins connus, qu’il serait fastidieux de mentionner. Or, étant donné qu’une seule fraction, relativement si limitée, offrait pareils cas par dizaines et cela au su d’un seul observateur, on en pouvait inférer naturellement que l’ensemble de la population anglaise en fournirait proportionnellement autant. Je mis en doute, toutefois, la validité de cette inférence jusqu’au jour où certains faits vinrent à ma connaissance et me convainquirent qu’elle n’était point inexacte. J’en citerai deux : 1° Trois respectables pharmaciens de Londres, établis dans des quartiers considérablement éloignés les uns des autres, et chez qui il m’est arrivé d’acheter récemment de petites quantités d’opium, m’ont assuré que le nombre des amateurs d’opium - si je puis les désigner ainsi - était pour lors immense; et que la difficuité de distinguer ces personnes pour qui l’habitude avait fait de l’opium une nécessité, de celles qui en achetaient dans le dessein de se suicider, était pour eux une source quotidienne d’ennuis et de disputes. Ce témoignage ne concernait que Londres. Mais 2° - et cela surprendra peut-être davantage le lecteur -, voici quelques années, comme je traversais Manchester, plusieurs filateurs de coton m‘informèrent que leurs ouvriers étaient en train de contracter rapidement l’habitude de l’opium; si bien que, le samedi après-midi, les comptoirs des pharmacies étaient jonchés de pilules d’un, deux ou trois grains, en prévision des demandes du soir. La cause immédiate de cette pratique était la modicité des salaires qui, en ce temps-là, ne permettaient pas aux ouvriers de recourir à l’ale ou aux spiritueux; et l’on peut penser qu’elle cessera avec la hausse des salaires; mais, comme je ne suis pas prêt à croire qu’aucun homme, après avoir goûté aux divines délices de l’opium, condescende aux joies terrestres et grossières de l’alcool, je tiens pour assuré Qu’en prennent à présent ceux qui n’en prenaient po int, Que ceux qui en prenaient en prennent dapantage. En fait, même les autorités médicales qui sont le plus ennemies de l’opium reconnaissent son fascinant pouvoir : c’est ainsi, par exemple, qu’Awsiter, apothicaire de l’hôpital de Greenwich, dans sonEssai sur les effets de l’opium(publié en l’an 1763), quand il s’efforce d’expliquer pourquoi Mead n’a pas été suffisamment explicite touchant les propriétés, les contre-poisons, etc., de cette drogue, s’exprime lui-même en ces termes mystérieux «Φωναντα συνετοισι» : « Peut-être considèrait-il le sujet comme de nature trop délicate pour être vulgarisé, car en ce cas un grand nombre de gens en pourraient faire un emploi inconsidéré, la crainte et la prudence qui devraient les retenir d’expérimenter le vaste pouvoir de cette drogue s’en trouvant diminuées. Elle a en effet de multiples propriétés qui, sielles étaient connues universellement, en répandraient communément l’usage et en feraient chez nous un produit plus demandé encore que chez les Turcs eux-mêmes. Il résulterait de cette connaissance », ajoute-t-il, « un malheur public. » Que cette conclusion soit inéluctable, je ne l’admets pas absolument; mais c’est là un point que j’aurai l’occasion de traiter au terme de mes confessions, lorsque je proposerai au lecteur la morale de mon récit. -
PREMIÈRE PARTIE
CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES
S’il a été jugé opportun de débuter par ces confessions préliminaires ou par ce récit introductoirc aux aventures juvéniles qui posèrent les fondations de l’habitude contractée plus tard par l’auteur à l’endroit de l’opium, c’est pour trois différentes raisons : 1° Afin de prévenir, en y répondant de manière satisfaisante, une question qui, sans cela, surgirait de pénible façon au cours de ces Confessions d’un opiomane, à savoir : « Comment un individu raisonnable en est-il venu à se soumettre de lui-même à pareil joug de misère, à endurer volontairement une captivité aussi servile et à se charger en connaissance de cause d’une sextuple chaîne ? », question qui, si elle ne recevait en quelque lieu réponse plausible, ne laisserait guère, du fait de l’imagination qu‘elle serait susceptible de soulever contre ce qui apparaîtrait comme un acte de folie insigne, de contrevenir à ce degré de sympathie qu‘exigent en tout cas les desseins d’un auteur. 2° Afin de fournir une clef à quelques-unes des redoutables visions qui peuplèrent dans la suite les rêves de l’opiomane. 3° Afin de créer au préalable quelque intérêt personnel pour le sujet confessant, indépendamment de la teneur des confessions, intérêt qui ne saurait manquer de rendre plus intéressantes les confessions elles-mêmes. Si un homme « qui fait sa conversation de bœufs » devient un opiomane, selon toute probabilité (à moins que d’être trop épais pour aucunement rêver), il rêvera de bœufs; alors que, dans le cas qui lui est proposé, le lecteur constatera que l’opiomane se targue d’être un philosophe, et qu’en conséquence la fantasmogorie de ses rêves à lui (rêves éveillé ou endormi, rêves du jour ou rêves de la nuit) est telle qu’elle convienne à un homme qui, en cette qualité, Humani nihil a se olienum putot. Car, parmi les conditions qu’il estime indispensables pour soutenir toute prétention au titre de philosophe, ne figure pas seulement la possession d’un esprit qui fonctionne superbement pour l’analyse - domaine dans lequel l’Angleterre, depuis quelques générations, ne peut mettre en avant que de rares prétendants : du moins l’auteur ne voit-il aucun homme connu, candidat à cet honneur, qu’on puisse qualifier positivement de penseur subtil, à l’exception de Samuel Taylor Coleridge, et, (2) dans un champ de pensée plus restreint, à celle, illustre et récente, de David Ricardo - mais aussi des facultés morales constituées de telle sorte qu’elles lui donnent un regard intérieur et un pouvoir d‘intuition propres à saisir et à percer les mystères de notre humaine nature : cet ordonnancement des facultés, en bref, que d’entre toutes les générations d’hommes qui, depuis le commencement des temps, sont venues à la vie sur cette planète, nos poètes anglais ont possédé au plus haut degré, et les professeurs écossais au plus bas. On m ‘a souvent demandé ce qui m’a conduit à l’origine à devenir un véritable opiomane; et j’ai fortement souffert, dans l’opinion de mes connaissances, de la réputation qu’on me faisait de m’être moi-même attiré toutes les souffrances que j’aurai à rapporter, en me livrant de manière prolongée à cette pratique dans le seul dessein de créer artificiellement un état d’excitation agréable. C’est là, cependant, dénaturer mon cas. Il est vrai que, pendant près de dix ans, j’ai pris de temps à autre de l’opium pour le plaisir exquis qu’il me donnait; mais, aussi longtemps que j’en pris à cette fin, je fus efficacement protégé de toute fâcheuse conséquence matérielle par la nécessité d’interposer de longs intervalles entre les diverses séances, en sorte de renouveler les sensations de plaisir. Ce ne fut pas afin de me procurer du plaisir, mais afin d’atténuer une douleur extrême que je fis pour la première fois de l’opium un élèment de mon régime quotidien. Dans la vingt-huitième année de mon âge, une très douloureuse affection d’estomac,dont j’avais souffert dix ans auparavant, m’assaillit avec une grande violence. Cette affection devait son origine aux extrémités de la faim que j’avais connue aux jours de ma première jeunesse. Durant la saison d’espoir et d’abondance heureuse qui lui succéda -c’està-dire de dix-huit à vingt-quatre ans - elle s’était assoupie; au cours des trois années suivantes, elle s’était réveillée par intervalles; et voici que, sous l’empire de circonstances défavorables et d’une dépression d’esprit, elle m’assaillait avec une violence qui ne céda devant aucun autre remède que l’opium. Comme les souffrances juvéniles qui furent la cause première de ce dérangement d’estomac sont intéressantes en elles-mêmes et du fait des circonstances qui les accompagnèrent, je les
retracerai brièvement ici. (3) Mon père mourut comme j’avais quelque sept ans, me laissant aux soins de quatre tuteurs . (4) On m’envoya dans diverses écoles , grandes et petites; et je m’y distinguai de très bonne heure par mes connaissances classiques, notamment par mon savoir en grec. A treize ans, j’écrivais le grec avec aisance; et à quinze, je le possédais si bien que j’étais capable, non seulement de composer des vers grecs en mètres lyriques, mais de converser couramment et sans embarras dans ce langage, exploit que je n’ai jamais vu accomplir depuis lors par aucun érudit de mon temps et qui était dû, dans mon cas, au fait que je m’exerçais chaque jour à traduire les journaux dans le meilleur grec que je pusse produireex tempore; car la nécessité de mettre à sac ma mémoire et mon imagination pour y trouver toutes sortes de combinaisons et de périphrases qui rendissent les idées, les images et les rapports entre les choses, etc., dont disposent les modernes, me donna un registre d’expressions que n’eût jamais nécessité la morne traduction d’essais moraux ou autres. « Ce garçon-là, disait l’un de mes maîtres en appelant sur moi l’attention d’un étranger, ce garçon-là pourrait haranguer une foule athéniennne mieux que vous ou moi une foule anglaise. » Celui qui me décernait cet éloge était un lettré, et un lettré bon teint, le seul d’entre mes professeurs que j’aimasse ou révérasse. Malheureusement pour moi (et, comme je l’appris ensuite, à la grande indignation de ce digne homme), on me confia aux soins d’un niais qui tremblait perpétuellement que je ne misse en lumière son ignorance, puis d’un respectable érudit qui était à la tête d’une grande école de fondation ancienne. Cet homme avait été nommé à ce poste par le Collège de..., d’Oxford; et c’était un sûr, solide lettré, mais (comme la plupart des hommes de ce collège que j’ai connus) grossier, lourd et sans élégance. Il présentait à mes yeux un bien triste contraste avec l’éclat etonien de mon maître favori, et il ne pouvait faire que je ne surprisse à toute heure la pauvreté et la maigreur de son entendement. C’est une mauvaise chose pour un jeune garçon que d’être, et de se savoir, bien au-dessus de ses maîtres, et en connaissances et en puissance d’esprit. Tel était le cas, au moins pour les connaissances, et non pas seulement en ce qui me concernait, car les deux garçons qui formaient avec moi la classe de première étaient meilleurs hellénistes que le Principal, bien que leur érudition ne fût pas plus élégante et qu’ils ne fussent du tout plus habitués à sacrifier aux Grâces. A mon arrivée, je me souviens que nous lûmes Sophocle; et c’était un constant sujet de triomphe pour nous autres, docte triumvirat de première, que de voir notrearchididascalus(comme il aimait qu’on l’appelât) préparant notre leçon, avant notre entrée en classe, à grand renfort de lexique et de grammaire, afin de saper et de faire exploser (en quelque sorte) toutes les difficultés qu’il rencontrait dans les chœurs; alors que nous ne condescendions jamais, quant à nous, à ouvrir nos livres d’avance, nous occupant plutôt à composer des épigrammes sur sa perruque ou sur quelque autre grave sujet de cette espèce. Mes deux camarades de classe étaient pauvres et dépendaient, pour leurs perspectives d’avenir à l’Université, de la recommandation du Principal; mais moi, qui avais un petit patrimoine dont le revenu suffisait à mon entretien dans un collège, je souhaitais qu’on m’y envoyât immédiatement. Je fis, à cet effet, d’insistantes représentations à mes tuteurs, mais sans aucun succès. Celui d’entre eux, qui était le plus raisonnable, et qui savait le mieux son monde, habitait au loin; deux autres résignaient toute leur autorité entre les mains du quatrième; et ce dernier, avec qui j’avais à négocier, était un digne homme à sa manière, mais hautain, obstiné et impatient de toute opposition à sa volonté. Après un certain nombre de lettres et d’entrevues personnelles, je constatai que je n’avais rien à espérer, non, pas même un compromis de mon tuteur : une soumission sans réserves, voilà ce qu’il exigeait. Aussi, me préparai-je à prendre d’autres mesures. L’été arrivait alors à grands pas et mon dix-septième anniversaire approchait rapidement; or, je m’étais juré qu’après cette date, on ne me compterait plus au nombre des écoliers. L’argent étant (5) mon premier besoin, j’écrivis à une femme de haut rang qui, bien que jeune elle-même, m’avait connu enfant, et qui m’avait récemment montré beaucoup de faveur, en la priant de me « prêter » cinq guinées. Pendant plus d’une semaine, je n’eus aucune réponse; et je commençais à désespérer lorsqu’un serviteur vint enfin me remettre une double lettre, scellée d’une couronne. La lettre était aimable et obligeante : ma belle épistolière se trouvait au bord de la mer, c’est de là que venait le retard, elle m’envoyait le double de ce que j’avais demandé et donnait à entendre bonnement que, si je ne devais jamais la rembourser, elle ne s’en trouverait pas ruinée sans remède. Dès lors, j’étais prêt à mettre mon plan à exécution : dix guinées, ajoutées à deux, environ, qui me restaient de mon argent de poche, me semblaient propres à suffire pour un temps illimité; et à cet âge heureux, si aucune limite définie ne vient borner notre pouvoir, l’ardeur de l’espoir et de la joie le rend virtuellement infini. Le docteur .Iohnson fait une observation fort juste (et pleine de sentiment, ce que malheureusement on ne peut pas dire de toutes ses observations), c’est que nous ne faisons jamais
sciemment pour la dernière fois, sans une tristesse au cœur, ce que nous avons depuis longtemps accoutumance de faire. Je sentis profondément cette vérité, quand j’en vins à quitter un lieu que je n’aimais pas et où je n’avais pas été heureux. Le soir qui précéda le jour où je devais le fuir pour (6) jamais, j’entendis avec tristesse résonner dans la vieille et haute salle de classe la prière du soir : car je l’entendais pour la dernière fois; et la nuit venue, quand on fit l’appel, mon nom ayant été, comme d’habitude, appelé le premier, je m’avançai et, passant devant le Principal qui était présent, je le saluai; je le regerdai curieusement au visage et je pensais en moi-même : « Il est vieux et infirme, et je ne le reverrai plus en ce monde, » J’avais raison, car je ne l’ai pas revu et je ne le reverrai jamais. Il me regarde complaisamment, avec un bon sourire, me rendit mon salut ou plutôt mon adieu, et nous nous quittâmes, sans qu’il s’en doutât, pour toujours. Je ne pouvais pas éprouver un profond respect pour son intelligence, mais il s’était toujours montré bon pour moi; il m’avait accordé maintes faveurs, et je souffrais à la pensée de la mortification que j‘allais lui infliger. Le matin arriva où je devais me lancer sur la mer du monde, matin d’où toute ma vie subséquente a pris, en grande partie, sa couleur. Je logeais dans la maison du Principal, et j’avais obtenu, dès mon arrivée, la faveur d’une chambre particulière, qui me servait également de chambre à coucher et de cabinet de travail. A trois heures et demie, je me levai, et je considérai avec une profonde émotion les anciennes tours de l’église du collège, parées des premières lueurs, et qui commençaient à s’empourprer de l’éclat radieux d’une matinée de juin sans nuages. J’étais ferme et inébranlable dans mon dessein, mais troublé cependant par une appréhension vague d’embarras et de dangers incertains; et si j’avais pu prévoir la tempête, la véritable grêle d’affliction qui devait bientôt s’abattre sur moi, j’eusse été à bon droit bien autrement agité. La paix profonde du matin faisait avec ce trouble un contraste attendrissant et lui servait presque de médecine. Le silence était plus profond qu’à minuit : et pour moi le silence d’un matin d’été est plus touchant que tout autre silence parce que la lumière, quoique large et forte, comme celle de midi dans les autres saisons de l’année, semble différer du jour parfait surtout en ceci que l’homme n’est pas encore dehors; et ainsi la paix de la nature et des innocentes créatures de Dieu semble profonde et assurée, tant que la présence de l’homme, avec son esprit inquiet et instable, n’en viendra pas troubler la sainteté. Je m’habillai, je pris mon chapeau et mes gants, et je m’attardai quelque temps dans ma chambre. Depuis un an et demi, cette chambre avait été « la citadelle de mes pensées »; là, j’avais lu et étudié pendant les longues heures de la nuit; et bien qu’à dire vrai, pendant la dernière partie de cette période, moi qui étais fait pour l’amour et les affections douces, j’eusse perdu ma gaieté et mon bonheur dans la lutte fiévreuse que j’avais soutenue contre mon tuteur, d’un autre côté cependant, un garçon comme moi, amoureux des livres, adonné aux recherches de l’esprit, ne pouvait pas n’avoir pas joui de quelques (7) bonnes heures, au milieu même de son découragement . Je pleurais en regardant autour de moi le fauteuil, la cheminée, la table à écrire, et autres objets familiers que j’étais trop sûr de ne pas revoir. Depuis lors, jusqu’à l’heure où je trace ces lignes, dix-huit années se sont écoulées et, cependant, en ce moment même, je vois distinctement, comme si cela datait d’hier, le contour et l’expression de (8) l’objet sur lequel je fixais un regard d’adieu : c’était un portrait de la séduisante... , qui était suspendu au-dessus de la cheminée, et dont les yeux et la bouche étaient si beaux, et toute la physionomie si radieuse de bonté et de divine sérénité, que j’avais mille fois laissé tomber ma plume ou mon livre pour demander des consolations à son image, comme un dévot à son saint patron. Pendant que je m’oubliais à la contempler, la voix profonde de l’horloge proclama qu’il était quatre heures. Je me haussai jusqu’au portrait, je le baisai, et puis je sortis doucement et je refermai la porte pour toujours ! Les occasions de rire et de larmes s’entrelacent et se mêlent si bien dans cette vie, que je ne puis sans sourire me rappeler un incident qui se produisit alors et faillit faire obstacle à l’exécution immédiate de mon plan. J’avais une malle d’un poids énorme; car, outre mes habits, elle contenait presque toute ma bibliothèque. La difficulté était de la faire transporter chez un voiturier. Ma chambre était située à une hauteur aérienne et, ce qu’il y avait de pis, c’est que l’escalier qui conduisait à cet angle du bâtiment aboutissait à un corridor passant devant la porte de la chambre du Principal. J’étais adoré de tous les domestiques, et, sachant que chacun d’eux s’empresserait à me servir secrètement, je confiai mon embarras à un valet de chambre du Principal. Il jura qu’il ferait tout ce que je voudrais; et quand le moment fut venu, il monta l’escalier pour emporter la malle. Je craignais fort que cela ne fût au-dessus des forces d’un seul homme; mais ce groom était un gaillard doué D’épaules atlastiques, faites pour supporter Le poids des plus puissantes monarchies. et il avait un dos aussi vaste que les plaines de Salisbury. Il s’entêta donc à transporter la malle à
lui seul, pendant que j’attendais au bas du dernier étage, plein d’anxiété. Durant quelque temps, je l’entendis qui descendait d’un pas ferme et lent, mais malheureusement, par suite de son inquiétude, comme il se rapprochait de l’endroit dangereux, à quelques pas du corridor son pied glissa et le puissant fardeau, tombant de ses épaules, acquit une telle vitesse de descente à chaque marche de l’escalier, qu’en arrivant en bas il roula, ou plutôt bondit tout droit, avec le vacarme de vingtdémons, contre la porte de la chambre à coucher de l’archididascalus. Ma première idée fut que tout était perdu et que ma seule chance pour exécuter une retraite était de sacrifier mon bagage. Néanmoins, un instant de réflexion me décida à attendre la fin de l’aventure. Le groom était dans une frayeur horrible pour son propre compte et pour le mien; mais, en dépit de tout cela, le sentiment du comique s’était, dans ce malheureux contretemps, si irrésistiblement emparé de son esprit, qu’il éclata de rire, - mais d’un rire prolongé, étourdissant, à toute volée, qui aurait réveillè les Sept-Dormants. Aux sons de cette musique de gaieté, qui résonnait aux oreilles mêmes de l’autorité insultée, je ne pus m’empêcher de joindre la mienne, non pas tant à cause de la malheureuse étourderie de la malle, qu‘à cause de l’effet nerveux produit sur le groom. Nous nous attendions tous les deux, très naturellement, à voir le docteur s’élancer hors de sa chambre; car, généralement, s’il entendait remuer une souris, il bondissait comme un mâtin hors de sa niche. Chose singulière, en cette occasion, quand nos éclats de rire eurent cessé, aucun bruit, pas même un frôlement, ne se fit entendre dans la chambre. Le docteur était affligé d’une infirmité douloureuse qui le tenait quelquefois éveillé, mais qui, peut-être, quand il parvenait à s’assoupir, le faisait dormir plus profondément. Encouragé par ce silence, le groom rechargea son fardeau sur ses épaules et effectua le reste de sa descente sans accident. J’attendis jusqu’à ce que j’eusse vu la malle placée sur une brouette et en route pour la voiture. Alors, « sans autre guide que la Providence », je partis à pied, emportant sous mon bras un petit paquet avec quelques objets de toilette, un poète anglais favori dans ma poche et, dans l’autre, un petit volume in-douze contenant environ neuf pièces d’Euripide. (9) Mon intention première avait été de gagner le Westmoreland , tant pour l’amour que je portais à ce pays que pour d’autres raisons personnelles. Mais un incident imprima une direction différente à mes vagabondages, et je me tournai vers les Galles du Nord. Après avoir erré quelque temps dans le Denbigsbire, le Merionetshire et le Caernarvonshire, je pris un logement dans une petite maison fort propre à Bangor. J‘aurais pu rester là fort agréablement pendant de longues semaines, car on s’approvisionnait à bon marché à Bangor, du fait qu’il y avait peu d’autres débouchés propres à absorber le surplus de production de cette vaste région agricole. Un incident, toutefois, m’en chassa - bien que ce fût peut-être à tort que je me crus offensé - et me fit reprendre mon vagabondage. Je ne sais si mon lecteur a pu en faire la remarque, mais, quant à moi, j’ai souvent observé que la catégorie de gens la plus orgueilleuse de l’Angleterre (en tout cas celle dont l’orgueil est le plus apparent) est constituée par les familles d’évêques. Les aristocrates en effet, et leurs enfants, ont dans leurs titres mêmes de quoi notifier suffisamment leur rang. Bien plus, leurs seuls noms (et ceci s’applique aussi bien aux enfants de nombreuses maisons sans titres) dénotent souvent, pour une oreille anglaise, une haute naissance ou une haute ascendance. Sackville, Manuers, Fitzroy, Paulet, Cavendish, et bien d’autres encore, parlent d’eux-mêmes. De tels personnages, par conséquent, trouvent partout, déjà établi, le juste sentiment de leurs privilèges, hormis chez ceux que leur propre obscurité rend ignorants du monde, « ne pas les connaître prouvant que l’on est soi-même inconnu ». Leurs manières en prennent un ton, un coloris avenants; et, pour une fois qu’ils jugent nécessaire d’imposer à autrui le sentiment de leur importance, ils ont mille occasions de modérer et de tempérer cette impression par des témoignages de courtoise condescendante. Avec les familles des évêques, il n’en va pas de même : c’est pour elles tout un travail que de faire reconnaître leurs prétentions; car la proportion de prélats venant de familles nobles n’est jamais considérable; et la succession à cette dignité s’opère si rapidement que l’oreille du public a rarement le temps de se familiariser avec eux, à moins qu’ils ne soient associés à quelque réputation littéraire. De là vient que les enfants d’évêques affectent un air austère et distant, trahissant des prétentions généralement non reconnues, une façon d’être du genrenoli me tangere, pénétrée d’une crainte nerveuse de toute approche trop familière, et qui les fait reculer aussi ombrageusemcnt qu’un goutteux devant tout contact avec Οέ πολλοτ. Sans aucun doute, une intelligence puissante ou un bon naturel peu commun préservera toujours un homme de pareille faiblesse; mais, en général, on reconnaîtra la vérité de ce que j’avance : l’orgueil, s’il n’est pas enraciné plus profond en de pareilles familles, apparaît du moins davantage à la surface de leurs manières. L’esprit de ces manières se communique naturellement à leurs domestiques et aux autres personnes de leur dépendance. Or, ma propriétaire avait été femme de chambre, ou bonne d’enfants, dans la famille de l’évêque de Bangor, qu’elle n’avait quittée que depuis peu afin de se marier et de «
s’établir » (comme disent pareilles gens) pour la vie. Dans une petite ville comme Bangor, le simple fait d’avoir vécu dans la famille de l’évêque conférait quelque distinction, et ma bonne dame avait plus que sa part de l’orgueil dont j’ai fait mention à ce propos. Ce que « Mylord » disait, ce que « Mylord » faisait, combien il était utile au Parlement, indispensable à Oxford, était son refrain quotidien. Je supportais fort bien tout cela, car j’étais d’un trop bon naturel pour rire au nez de qui que ce fût, et faisais amplement sa part au bavardage d’une vieille servante. Cependant, je devais paraître très insuffisamment pénétré à ses yeux de l’importance de l’évêque, et c’est peut-être pour me punir de mon indifférence,à moins que ce ne fût par accident, qu’elle me répéta un jour une conversation qui me concernait indirectement. Elle était allée au palais épiscopal présenter ses respects à la famille et, le dîner fini, avait été convoquée dans la salle à manger. En décrivant l’économie de sa maison, elle était venue à mentionner qu’elle avait loué ses appartements. Sur quoi le bon évêque (à ce qu’il semblait) en avait profité pour lui conseiller la prudence dans le choix de ses locataires : « Car, dit-il, il faut vous souvenir, Betty, que cet endroit est placé sur la grand-route de Holybead, de sorte qu’il doit vraisemblablement servir d’étape à une foule d’escrocs irlandais qui fuient leurs créanciers d’Angleterre, et d’escrocs anglais qui se sauvent duns l’ile de Man pour échapper aux leurs. » Ce conseil n’était certainement pas dénué de fondements raisonnables, mais il était mieux fait pour être entreposé dans les méditations intimes de Mme Betty que pour m’être particulièrement rapporté. Ce qui suivit, toutefois, pouvait passer pour pire : « Oh, monseigneur, avait répondu ma propriétaire (selon sa propre version), je ne pense vraiment pas que ce jeune gentleman soit un escroc, car... - Vous ne pensez pas que je sois un escroc...
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