Il y a donc quatre mois que la France, qui devait être écrasée, en quinze jours, par l’invincible armée allemande, non seulement lui tient tête, mais encore l’a reconduite, en la battant en toutes rencontres, des portes de Paris aux bords de la Marne, puis aux rives de l’Aisne, et enfin à la frontière du Nord. Il y a juste trois mois, nous étions, ma femme, mes enfants et moi, au bord de la mer, à Dieppe. Nous nous apprêtions à assister au tournoi de tennis annuel, préparé par le Président Lemercier. On nous annonçait l’arrivée de raquettes brillantes : Germot, le comte Salm, le champion anglais Dixon et la charmante Mlle Broquedis. Il faisait un temps agréable, ni trop chaud, ni trop froid. Et le golf sur la falaise, avec l’admirable panorama de Pourville-Varangeville offrait ses tapis verts aux joueurs de tous les pays.
Brusquement une petite note dans les journaux amène l’inquiétude : un ultimatum a été adressé par l’Allemagne à la Russie. Puis le nuage qui pointait à l’horizon, s’étend, noircit, s’emplit d’éclairs et, en trois jours, la situation devient si menaçante que mon gendre, qui était à Paris, nous téléphone de revenir sans attendre un jour.
En deux heures les malles sont faites, les dépenses payées, et ma femme avec tous les domestiques prend le train pour Paris, tandis que ma fille, ses enfants et moi, avec l’auto nous prenons la route de terre et faisons du soixante à l’heure. À midi et demi, nous sommes tous réunis à Paris, et le soir même nous allons coucher à la campagne où nous restons trois jours.
Mais, la mobilisation paraissant imminente, nous craignons d’être bloqués, sans moyens de rentrer à la ville, et nous repartons, avec tous nos bagages, au milieu de la nuit. Oh ! ce lugubre retour vers la capitale, où nous allons nous enfermer, remplis d’appréhension, en pleine chaleur de Juillet, avec la tristesse du départ prochain de mon gendre, qui est capitaine d’artillerie !
J’ai déjà vu l’horrible siège en 1870. Vais-je avoir la douleur de revoir les Allemands dans la banlieue ? Que va faire Paris, devant la menace d’une guerre ? Les socialistes vont-ils s’insurger, décider la grève générale ? Saboter la mobilisation, comme ils l’ont annoncé tant de fois ? La Révolution va-t-elle nous livrer désarmés à l’invasion allemande pendant que nos alliés Russes et Anglais assisteront impuissants à notre agonie ?