Trafics
173 pages
Français

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Description

Quels liens unissent les hommes d’affaires de Manhattan, la haute société de l’Upper East Side, les travailleurs du sexe de Brooklyn, les artistes de Tribeca, les agences d’escort de Hell’s Kitchen, les dealers de Harlem et de petits marchands bangladais ?
Après avoir passé dix ans dans le ghetto de Chicago pour en percer les secrets (Dans la peau d’un chef de gang), Sudhir Venkatesh, sociologue renommé de l’université Columbia, retourne arpenter les rues de New York pour y comprendre le fonctionnement de l’économie souterraine. Épaulé par un petit baron de la drogue qui espère percer dans le marché « haut de gamme » de la cocaïne, il va de nouveau tâcher de cerner le réseau invisible de transactions illicites entre riches et pauvres qui, secrètement, raccorde toute la ville. Trafics, c’est dix ans d’enquêtes, entre échecs et découvertes, dans cette zone instable qu’est New York, où vos sujets de recherches disparaissent du jour au lendemain, où vos amis les plus proches peuvent s’avérer faire partie des pires criminels.

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 16 octobre 2015
Nombre de lectures 11
EAN13 9782211221412
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0040€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

© 2015, Globe, l’école des loisirs , Paris, pour l’édition française
© 2013, Sudhir Venkatesh Titre de l’édition originale : Floating City  (Penguin Press, New York) Dépôt légal : septembre 2015
EAN 978-2-211-22141-2
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
Pour Amanda, avec mon amour éternel.
1
Le choc des mondes

Je suis arrivé en avance à la galerie, aussi nerveux qu’excité. Shine allait entrer dans mon monde.
Cela faisait cinq ans, depuis mon arrivée à New York, en 1997, que je m’efforçais de décoder l’économie souterraine de cette ville, un univers d’ombres souvent méconnu, peuplé de fraudeurs, de hors-la-loi et de gens capables des idées les plus folles pour une poignée de dollars. À strictement parler, le métier que j’exerce est celui d’« ethnographe », un joli mot pour désigner un sociologue qui passe sa vie à observer le quotidien des autres – dehors, sur le terrain, précisément, et non pas via des sondages ou des questionnaires de journaliste. Le temps fait toute la différence ; voilà ma théorie. Le temps qu’il faut pour voir ce que cachent habituellement les gens, pour les entendre dire ce qui leur fait honte, instaurer le sentiment de sécurité dont ils ont besoin afin de révéler ce qui leur fait peur, tisser des liens de confiance. Mes dix années passées à Chicago au cœur d’un gang de dealers de crack avaient donné lieu à mon livre précédent, Dans la peau d’un chef de gang .
Le défi était le même à présent : trouver un moyen d’approcher de l’intérieur  ; et ce moyen s’appelait Shine.
Figurant déjà parmi les plus gros dealers de Harlem lorsque je l’ai rencontré, Shine était parti à l’assaut de nouveaux marchés depuis que son business, le crack, ne faisait plus recette. Autrement dit, il officiait désormais dans le centre de Manhattan, sur Wall Street, dans l’East Village ou l’Upper East Side. À force de suivre son parcours d’un extrême à l’autre de la société, j’ai été amené à découvrir un éventail de personnes qui gagnaient leur vie en marge de la légalité – prostituées, proxénètes, maquerelles, réalisateurs de films X, passeurs de clandestins, et tout un tas de petits gars qui gravitaient autour pour gratter quelques dollars. Parfois, ces rencontres étaient l’occasion d’études formelles, du même type que mes travaux sur les ventes à la sauvette dans Harlem, réalisés grâce à des subventions, ou l’interview de plus de cent cinquante prostituées que j’avais faite dans le cadre d’une collaboration avec l’Urban Justice Center, le Centre pour la justice urbaine. Mais j’en ressortais chaque fois frustré, avec l’intuition que certaines choses étaient liées, sans que je parvienne à voir comment. Ce sentiment-là n’a jamais été aussi fort qu’au moment où Shine s’est mis à rencontrer des gens que je fréquentais dans la vraie vie – au moment où les frontières se sont brouillées et que mon travail n’a plus simplement porté sur un « sujet intéressant », mais sur une réalité douloureuse.
La fête battait déjà son plein quand je suis arrivé. Des objets en tout genre – bouts de ferraille, boulets de démolition… – remplissaient l’immense loft blanc. Je n’étais peut-être pas le mieux placé pour juger, après dix ans passés à investiguer sur la pègre et les pauvres, néanmoins, à mon sens, ce lieu tenait plus du chantier à l’abandon que de la galerie d’art.
De l’autre côté de la salle, j’ai repéré la cousine de Shine, Evalina, que je connaissais depuis quelques années. Pendant mon enquête sur l’économie illicite, Evalina avait toujours surgi dans les endroits les plus inattendus. Petite mais voluptueuse et débordante d’énergie, elle avait travaillé pour Shine quand elle était au lycée avant de disparaître sur la côte Ouest pour faire le point sur sa vie. Arrêtée pour vol de voiture et vol à l’étalage, elle avait fini par revenir à New York, où Shine l’avait autorisée à vendre de la cocaïne à condition qu’elle reprenne le chemin de l’école. Au bout du compte, elle avait trouvé sa voie dans la photographie, puis la sculpture. Elle exposait à la galerie, ce soir-là. Je commençais à penser qu’il ne serait peut-être pas inintéressant de suivre son parcours, à elle aussi.
– C’est génial, hein ? a-t-elle lâché en m’approchant. L’hallu’ totale. Je suis fan, pas toi ?
– Euh, génial, ouais. Bravo d’avoir pu exposer.
Elle m’a souri et semblait sincèrement contente, mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’elle en faisait un peu trop. Comme moi, elle détonnait dans cette marée de visages blancs. Shine m’avait dit qu’elle admirait les milieux arty de Soho et Chelsea, qu’elle espérait un jour ouvrir sa propre galerie. En attendant, il la laissait garder 30 % sur tout ce qu’elle vendait à Manhattan. Evalina était peut-être fière d’avoir rameuté tous ses nouveaux amis si formidables, mais il lui manquait toujours la technique pour les faire passer à la caisse. En fait, c’était l’une des raisons principales qui avaient motivé Shine à venir à ce vernissage. S’il voulait survivre dans ce monde inconnu, m’avait-il confié, il lui fallait trouver un moyen de faire cracher au bassinet ces artistes à deux balles. Il se tenait dans l’embrasure de la porte, en jean, sweat à capuche et baskets blanches hors de prix. Il s’est arrêté pour parcourir la salle des yeux, comme tout bon marchand. C’était un beau mec, grand, sûr de lui – en total décalage avec les lieux. Avec trois personnes de couleur présentes, l’endroit battait ce soir-là tous les records en termes d’« intégration » dans ce genre de sauteries à Soho. Shine a eu l’air d’hésiter un instant. Un doute, peut-être ; je n’en suis pas sûr. Puis il a avancé sans se presser vers les boulets de démolition, suspendus à quelques mètres du sol grâce à des câbles transparents. Peints dans des tons vert et noir affreux, ils étaient assez gros pour qu’un homme de bonne taille puisse disparaître derrière. Je me suis glissé à ses côtés.
– Curieux, tous ces trucs.
– Ah oui ? Tu trouves ?
J’ai levé les yeux au ciel.
Shine semblait réfléchir, le regard rivé sur les énormes boulets suspendus.
– Franchement, ça déchire.
Cinq ans que je le fréquentais. Je l’avais vu les doigts en compote après des bastons, je l’avais vu protéger des membres de sa famille qui s’étaient mis dans de sales draps, je l’avais vu convaincre des jeunes d’entrer dans le dangereux trafic du crack, et bien d’autres choses encore. Venant de lui, rien ne pouvait plus me surprendre. Mais ça ! C’était à se demander s’il ne me faisait pas marcher.
–  Ça  ? Ça déchire ?
Shine a hoché la tête.
– Ça rappelle un peu une maladie, ou des bulles de savon. Tu sais, les bulles, comme quand on était gosses.
Shine a souri à cette idée, plus enthousiaste tout à coup.
– Le genre de truc qui peut te tuer ou te rendre heureux. Ouais, ça déchire. Le mec qui a fait ça a tout compris.
Cette remarque m’avait un peu agacé. Ici aussi, le baron de Harlem dictait donc sa loi ? Puis j’y ai réfléchi à deux fois. J’étais à ses côtés quand Shine avait commencé à explorer de nouveaux marchés, dans les bars de Wall Street et de Soho. Je mesurais le courage, la capacité d’analyse qu’une telle entreprise requérait, je savais que les gens comme lui étaient de véritables visionnaires . J’en avais croisé des dealers, mais jamais d’aussi déterminés à aller toujours plus loin. Vu sous cet angle, Shine n’était-il pas un jeune Américain bourré d’ambition qui courait après son rêve et se battait dur pour y arriver ? Plutôt que de m’agacer, j’aurais dû prendre des notes sur le génie de ce type, capable de s’adapter à toutes les situations.
 
Parmi ces explorateurs urbains, Shine n’était pas le seul que je surveillais, cependant. Les postes d’observation que j’avais choisis pour scruter l’économie souterraine et la jeunesse dorée m’avaient permis d’évaluer les mutations que subissait l’ensemble de New York. Hell’s Kitchen *1 s’était embourgeoisé à vitesse grand V et profitait de l’argent du tourisme depuis le grand ménage opéré par Rudy Giuliani *2 . Les multinationales recommençaient à s’implanter dans le centre de Manhattan. Et à Wall Street, le boom que connaissait le secteur des services financiers frisait la folie. Fait historique, les classes moyennes et supérieures se remettaient à migrer vers la banlieue. Chacun le constatait,

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