Lectures complémentaires L'humanité en question I Textes de l'Antiquité

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Lectures complémentaires : L'humanité en question I-Textes de l'Antiquité Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. F. Préhac, H. Noblot et P. Veyne, Laffont, 1993. Veux-tu bien te dire que cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi ; qu'il jouit du même ciel, qu'il respire le même air, qu'il vit et meurt comme toi. Tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave ; Lors du désastre de Varus, bon nombre de personnages de la plus illustre naissance, qui comptaient sur leur carrière militaire pour entrer au sénat, ont été humiliés par la Fortune : de l'un elle a fait un pâtre, de l'autre un gardien de cabane. Avise-toi donc de mépriser un homme dont la condition peut devenir la tienne, au moment où tu lui marques ton mépris. Je ne voudrais pas me lancer dans un vaste sujet ni faire une dissertation en forme sur la conduite à tenir envers ces esclaves que nous traitons avec tant d'orgueil et de cruauté, que nous abreuvons d'outrages. Je résume ainsi ma leçon : vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécût avec toi. Chaque fois que tu songeras à l'étendue de tes droits sur ton esclave, songe que ton maître a sur toi des droits identiques. Mais moi, dis-tu, je n'ai pas de maître.

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Français

Lectures complémentaires : L'humanité en question
I-Textes de l'Antiquité
Sénèque,
Lettres à Lucilius,
trad. F. Préhac, H. Noblot et P. Veyne, Laffont, 1993.
Veux-tu bien te dire que cet être que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi ; qu'il jouit du même ciel, qu'il
respire le même air, qu'il vit et meurt comme toi. Tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave ; Lors du désastre de Varus,
bon nombre de personnages de la plus illustre naissance, qui comptaient sur leur carrière militaire pour entrer au sénat, ont été
humiliés par la Fortune : de l'un elle a fait un pâtre, de l'autre un gardien de cabane. Avise-toi donc de mépriser un homme dont la
condition peut devenir la tienne, au moment où tu lui marques ton mépris.
Je ne voudrais pas me lancer dans un vaste sujet ni faire une dissertation en forme sur la conduite à tenir envers ces esclaves que
nous traitons avec tant d'orgueil et de cruauté, que nous abreuvons d'outrages. Je résume ainsi ma leçon : vis avec ton inférieur
comme tu voudrais que ton supérieur vécût avec toi. Chaque fois que tu songeras à l'étendue de tes droits sur ton esclave, songe
que ton maître a sur toi des droits identiques. " Mais moi, dis-tu, je n'ai pas de maître. " Tu es encore dans ta belle saison : tu en
auras peut-être. Ignores-tu à quel âge Hécube et Crésus et la mère de Darius et Platon et Diogène ont vu commencer leur
servitude ? Traite avec bienveillance, avec affabilité ton serviteur. Fais qu'il ait part à ta conversation, à tes délibérations, à ton
intimité. Ici tous les snobs vont me tuer. " Quelle bassesse ! Quelle turpitude ! " Et ces mêmes gens, je les surprendrai baisant la
main de l'esclave d'autrui !
Juvénal,
Satires
, XIV, v. 15-24
Enseigne-t-il la bonté, l'humeur indulgente qui sait tolérer les fautes légères, pense-t-il que l'âme et le corps des esclaves sont faits
de la même matière que les nôtres et de pareils éléments, n'est-il pas plutôt un professeur de cruauté, ce Rutilus qui met sa joie
dans le bruit cruel des coups, pour qui le chant des Sirènes n'est pas comparable à la musique des fouets, Antiphatès et Polyphème
de son foyer tremblant, heureux chaque fois qu'il peut mander le bourreau et lui faire appliquer le fer rouge à un esclave pour deux
serviettes perdues? Quelles leçons donne-t-il à ce jeune homme, lui que remplit d'aise le grincement des chaînes, lui que ravissent
les stigmates, les ergastules, le cachot?
Sénèque
Lettres à Lucillius,
Lettre 47, (env. 63 apr. J.-C.), trad. H. Noblot et P. Veyne, Les Belles Lettres, pp. 706-707.
La pire folie est de juger un homme soit sur l'habit, soit sur la condition, qui n'est qu'un habit jeté sur nous. " Il est esclave. " Mais
c'est peut-être une âme libre. " Il est esclave. " Lui en ferons-nous grief ? Montre-moi qui ne l'est pas. Tel est asservi à la débauche,
tel autre à l'avarice, tel autre à l'ambition, tous sont esclaves de l'espérance, esclaves de la peur. Je te citerai un consulaire l'humble
servant d'une vieille bonne femme, un riche soumis à une petite esclave ; je te ferai voir des jeunes gens de la première noblesse
asservis à quelque danseur d'opéra. La plus sordide des servitudes est la servitude volontaire.
II- Sur l'esclavage
CONDORCET
Jean Antoine Nicolas CARITAT de,
Réflexions sur l'esclavage des nègres,
1781
Mes amis, quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes
frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs.
Je ne parle que de ceux de l’Europe ; car, pour les Blancs des colonies, je ne vous fais pas l’injure de les
comparer avec vous ; je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos
maîtres. Si on allait chercher un homme dans les îles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de
chair blanche qu’on le trouverait… Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies ; votre
protection ne fait point obtenir de pensions ; vous n’avez pas de quoi soudoyer des avocats : Il n’est donc pas
étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que vous n’en
avez trouvé qui se soit honorés en défendant la vôtre… Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet ouvrage, et
que la douceur d’être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j’aurai satisfait mon cœur déchiré par le
spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n’emploierai point
l’éloquence, mais la raison ; je parlerai non des intérêts de commerce, mais des lois de la justice : Vos tyrans
me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n’avoir que des idées chimériques : « En effet,
rien n’est plus commun que les maximes de l’humanité et de la justice ; rien n’est plus chimérique que de
proposer aux hommes d’y conformer leur conduite ».
VOLTAIRE
,
Candide,
1759
Le héros éponyme, son valet Cacambo et le philosophe Pangloss découvrent les horreurs du monde. Arrivés
en Amérique centrale, ils sont confrontés à la réalité de l'esclavage.
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre
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étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son
habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main
droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te
voi s ? - J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. - Est-ce M.
Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? - Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne
un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la
meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la
jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant,
lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis
nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs
les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune,
mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux
que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous
enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes
tous cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une
manière plus horrible.
- Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je
renonce à ton optimisme.
- Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. »
Et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.
JEAN-CLAUDE CARRIERE,
La controverse de Valladolid
Après quoi il affirme avec la même fermeté :
- Oui, Eminence, les habitants du Nouveau Monde sont des esclaves par nature. En tout point conformes à la
description d'Aristote.
- Cette affirmation demande des preuves, dit doucement le prélat.
Sépulvéda n'en disconvient pas. D'ailleurs, sachant cette question inévitable, il a préparé tout un dossier. Il en saisit le
premier feuillet.
- D'abord, dit-il, les premiers qui ont été découverts se sont montrés incapables de toute initiative, de toute invention.
En revanche, on les voyait habiles à copier les gestes et les attitudes des Espagnols, leurs supérieurs. Pour faire
quelque chose, il leur suffisait de regarder un autre l'accomplir. Cette tendance à copier, qui s'accompagne d'ailleurs
d'une réelle ingéniosité dans l'imitation, est le caractère même de l'âme esclave. Âme d'artisan, âme manuelle pour
ainsi dire.
- Mais on nous chante une vieille chanson! s'écrie Las Casas. De tout temps les envahisseurs, pour se justifier de leur
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Terme usuel au XVIIème siècle
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mainmise, ont déclaré les peuples conquis indolents, dépourvus, mais très capables d'imiter ! César racontait la même
chose des Gaulois qu'il asservissait ! Ils montraient, disait-il, une étonnante habileté pour copier les techniques
romaines ! Nous ne pouvons pas retenir ici cet argument ! César s'aveuglait volontairement sur la vie véritable des
peuples de la Gaule, sur leurs coutumes, leurs langages, leurs croyances et même leurs outils ! Il ne voulait pas, et par
conséquent ne pouvait pas voir tout ce que cette vie offrait d'original. Et nous faisons de même : nous ne voyons que
ce qu'ils imitent de nous ! Le reste, nous l'effaçons, nous le détruisons à jamais, pour dire ensuite : ça n'a pas existé !
Le cardinal, qui n'a pas interrompu le dominicain, semble attentif à cette argumentation nouvelle, qui s'intéresse aux
coutumes des peuples. Il fait remarquer qu'il s'agit là d'un terrain de discussion des plus délicats, où nous, risquons
d'être constamment ensorcelés par l'habitude, prise depuis l'enfance, que nous avons de nos propres usages, lesquels
nous semblent de ce fait très supérieurs aux usages des autres.
- Sauf quand il s'agit d'esclaves-nés, dit le philosophe. Car on voit bien que les Indiens ont voulu presque aussitôt
acquérir nos armes et nos vêtements.
- Certains d'entre eux, oui sans doute, répond le cardinal. Encore qu'il soit malaisé de distinguer, dans leurs motifs, ce
qui relève d'une admiration sincère ou de la simple flagornerie. Quelles autres marques d'esclavage naturel avez-vous
relevées chez eux ?
Sépulvéda prend une liasse de feuillets et commence une lecture faite à voix plate, comme un compte rendu précis,
indiscutable :
- Ils ignorent l'usage du métal, des armes à feu et de la roue. Ils portent leurs fardeaux sur le dos, comme des bêtes,
pendant de longs parcours. Leur nourriture est détestable, semblable à celle des animaux. Ils se peignent grossièrement
le corps et adorent des idoles affreuses. Je ne reviens pas sur les sacrifices humains, qui sont la marque la plus
haïssable, et la plus offensante à Dieu, de leur état. Las Casas ne parle pas pour le moment. Il se contente de prendre
quelques notes. Tout cela ne le surprend pas.
- J'ajoute qu'on les décrit stupides comme nos enfants ou nos idiots. Ils changent très fréquemment de femmes, ce qui
est un signe très vrai de sauvagerie. Ils ignorent de toute évidence la noblesse et l'élévation du beau sacrement du
mariage. Ils sont timides et lâches à la guerre. Ils ignorent aussi la nature de l'argent et n'ont aucune idée de la valeur
respective des choses. Par exemple, ils échangeaient contre de l'or le verre cassé des barils.
- Eh bien ? s'écrie Las Casas. Parce qu'ils n'adorent pas l'or et l'argent au point de leur sacrifier corps et âme, est-ce une
raison pour les traiter de bêtes ? N'est-ce pas plutôt le contraire ?
- Vous déviez ma pensée, répond le philosophe.
- Et pourquoi jugez-vous leur nourriture détestable ? Y avez-vous goûté ? N'est-ce pas plutôt à eux de dire ce qui leur
semble bon ou moins bon ? Parce qu'une nourriture est différente de la nôtre, doit-on la trouver répugnante ?
- Ils mangent des œufs de fourmi, des tripes d'oiseau...
- Nous mangeons des tripes de porc! Et des escargots !
- Ils se sont jetés sur le vin, dit Sépulvéda, au point, dans bien des cas, d'y laisser leur peu de raison.
- Et nous avons tout fait pour les y encourager ! Mais ne vous a-t-on pas appris, d'un autre côté, qu'ils cultivent des
fruits et des légumes qui jusqu'ici nous étaient inconnus ? Et que certains de leurs tubercules sont délicieux ? Vous
dites qu'ils portent leurs fardeaux sur le dos : Ignorez-vous que la nature ne leur a donné aucun animal qui pût le faire à
leur place ? Quant à se peindre grossièrement le corps, qu'en savez-vous ? Que signifie le mot "grossier" ?
- Frère Bartolomé, dit le légat, vous aurez de nouveau la parole, aussi longtemps que vous voudrez. Rien ne sera laissé
dans l'ombre, je vous l'assure. Mais pour le moment, restez silencieux.
P. CHAMOISEAU,
L'esclave vieil homme et le molosse,
1997
Un vieil esclave s'enfuit d'une plantation et « marronne » à travers la jungle martiniquaise. Son maire lance à sa
poursuite un chien féroce, dressé pour pister les fuyards à l'intérieur de l'île.
Je dus pleurer longtemps, la course plaquant mes larmes sur les rosées anciennes. Je pleurais le malheur de ce
chien qui allait me détruire, mais je pleurais aussi sur cette vie retrouvée qui m'enivrait les jambes, ce vieux cœur qui
brûlait chaque seconde l'énergie de mille ans d'existence. Je pleurais cette fraîcheur découverte dans mes chairs, cette
magie de mes yeux qui enchantait le monde, cette bouche où explosaient les goûts, le sensible de mes mains et du reste
de mon corps. J'étais en appétit et j'étais déjà mort. Et je pleurais tout cela, sans tristesse ni souffrance, avec d'autant
moins de réserve – je l'apprenais ainsi – que pleurer c'était vivre et mourir en même temps.
Je voyais clair, mais j'avançais moins vite. Était-ce la fatigue où l'amas des obstacles? Se détourner des troncs.
Écarter les broussailles. Rompre l'amarrée des lianes et le vrac des branches mortes. Mes blessures n'étaient pas
calculables. Grafigné . Griji. Ecorché. Froixé. Tuméfié. Zié Boy. Blesses.
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III- Jean de la Fontaine, « Les Membres et l'Estomac »,
Fables
, III, 2
Je devais par la Royauté
Avoir commencé mon Ouvrage.
A la voir d'un certain côté,
Messer Gaster
1
en est l'image.
S'il a quelque besoin, tout le corps s'en ressent.
De travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun d'eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l'exemple de Gaster.
Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air.
Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et pour qui ? Pour lui seul ; nous n'en profitons pas :
Notre soin n'aboutit qu'à fournir ses repas.
Chommons, c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les bras d'agir, les jambes de marcher.
Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur :
Chaque membre en souffrit, les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent
Que celui qu'ils croyaient oisif et paresseux,
A l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.
Ceci peut s'appliquer à la grandeur Royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d'elle l'aliment.
Elle fait subsister l'artisan de ses peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient le Laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l'Etat.
Ménénius le sut bien dire.
La Commune s'allait séparer du Sénat.
Les mécontents disaient qu'il avait tout l'Empire,
Le pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s'en allaient chercher une autre terre,
Quand Ménénius leur fit voir
Qu'ils étaient aux membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les Fables,
Les ramena dans leur devoir.
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Messire l'Estomac ; reprise d'une expression de Rabelais
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IV- La torture
Michel de MONTAIGNE, « De la conscience »,
Essais, II, 5 (1595)
(
Traduction, A. Lanly)
C’est une dangereuse invention que celle des tortures et il semble que ce sont plutôt une épreuve d'endurance
que de vérité. Cachent la vérité et celui qui peut les supporter et aussi celui qui ne peut pas les supporter. Pourquoi, en
effet, la douleur me fera-t-elle plutôt avouer ce qui en est qu’elle ne me forcera à dire ce qui n’est pas ? Et à l'inverse,
si celui qui n’a pas fait ce dont on l’accuse est assez endurant pour supporter ces tortures, pourquoi ne le sera pas celui
qui l'a fait, quand une aussi belle récompense que celle de la vie sauve lui est proposée ? Je pense que le fondement de
cette invention est appuyé sur la considération de la force de la conscience, car, en ce qui concerne le coupable, il
semble qu’elle aide la torture pour lui faire avouer sa faute, et qu’elle l’affaiblisse, et dans l’autre côté, qu’elle fortifie
l’innocent contre la torture. À vrai dire, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger.
Que ne dirait-on, que ne ferait-on pas pour échapper à d’aussi pénibles douleurs ?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor
[ La douleur force à mentir même les innocents]
1
Pour cette raison, il arrive que celui que le juge a torturé pour ne pas le faire mourir innocent, il le fasse mourir
et innocent et torturé. Mille et mille, sous l'action de la torture, ont chargé leurs têtes de faux aveux. [...]
Toujours est-il que c'est, dit-on, la chose la moins mauvaise que l'humaine faiblesse ait pu inventer. Bien
inhumainement pourtant, et bien inutilement, à mon avis ! Beaucoup de nations, moins barbares en cela que les nations
grecques et romaines qui les appellent ainsi
2
, estiment qu'il est horrible et cruel de torturer et de briser un homme sur
la faute duquel vous êtes encore dans le doute. En quoi est-il responsable de votre ignorance ?
N’êtes-vous pas injustes vous qui, pour ne pas le tuer sans cause, lui faites pire que le tuer ? [...]
Je ne sais d’où je tiens le récit suivant,, mais il représente exactement la probité scrupuleuse de notre justice. Une
femme de village accusait devant un général d’armée, grand justicier, un soldat d’avoir arraché à ses enfants encore
petits le peu de bouillie qu’il lui restait pour les nourrir, cette armée ayant ravagé tous les villages aux environs. De
preuve, il n’y en avait point. Le général, après avoir sommé la femme de bien peser ses paroles parce qu'elle serait
condamnée pour cette accusation si elle mentait, et elle persistant, fit ouvrir le ventre du soldat pour s'informer de la
vérité du fait. Et la femme se trouva avoir raison. Condamnation qui sert d'instruction
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au procès !
VOLTAIRE, article «Liberté de penser»,
Dictionnaire Philosophique
(1764)
Voltaire imagine ici un entretien entre le lord anglais Boldmind (« esprit hardi et audiacieux ») et le comte Medroso (« peureux »),
« familier de l'Inquisition » : le tribunal catholique de l'Inquisition pouvait condamner au bûcher les hérétiques, les juifs, les
libres-penseurs.
BOLDMIND. Vous êtes donc sergent des Dominicains? Vous faites là un vilain métier.
MÉDROSO. Il est vrai; mais j'ai mieux aimé être leur valet que leur victime, et j'ai préféré le malheur de brûler mon prochain à
celui d'être cuit moi-même.
BOLDMIND. Quelle horrible alternative! Vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures , qui vous laissaient croupir
librement dans toutes vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu'ils étaient, ne s'arrogeaient pas le droit inouï de tenir les âmes
dans les fers.
MÉDROSO. Que voulez-vous? Il ne nous est permis ni d'écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé
d'interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un autodafé pour nos pensées
secrètes, on nous menace d'être brûlés éternellement par l'ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les jacobins. Ils ont
persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l'Etat serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus
malheureuse de la terre.
BOLDMIND. Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais qui couvrons les mers de vaisseaux, et qui
venons gagner pour vous des batailles au bout de l'Europe? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos
découvertes dans l'Inde, et qui aujourd'hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière
liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes? L'empire romain en a-t-il été moins puissant parce que
Cicéron a écrit avec liberté?
MÉDROSO. Quel est ce Cicéron ? Je n'ai jamais entendu parler de cet homme-là; il ne s'agit pas ici de Cicéron, il s'agit de notre
saint-père le pape et de saint Antoine de Padoue, et j'ai toujours ouï-dire que la religion romaine est perdue si les hommes se
mettent à penser.
BOLDMIND. Ce n'est pas à vous à le croire; car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les portes de l'enfer ne peuvent
prévaloir contre elle. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.
MÉDROSO. Non, mais on peut la réduire à peu de chose; et c'est pour avoir pensé que la Suède, le Danemark, toute votre île, la
moitié de l'Allemagne gémissent dans le malheur épouvantable de n'être plus sujets du pape.
1
Citation extraite des
Sentences
de Publius Syrius
2
Qui les appelle « barbares »
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L'instruction dans la procédure judiciaire est la phase où l'on enquête sur la réalité des faits reprochés à l'accusé.
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V- Les récits concentrationnaires
Jorge SEMPRUN,
L'Ecriture ou la vie,
1994
Déporté à Buchenwald en 1943, Semprun mettra plus de quarante ans à prendre la décision de relater son expérience.
L'alternative du titre de son libre correspond au choix difficile d'écrire fait lors de la mort de Primo Levi.
Il avait tourné les talons et m'accompagnait jusqu'au châlit de Maurice Halbwachs.
-
Dein Herr Professor
, avait-il chuchoté,
kommt heute noch durch's Kamin !
J'avais pris la main de Halbwachs qui n'avait pas eu la force d'ouvrir les yeux. J'avais senti seulement une
réponse de ses doigts, une pression légère : message presque imperceptible.
Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de
sa substance, arrivé au stade ultime de dysenterie qui l'emportait dans la puanteur.
Un peu plus tard, alors que je lui racontais n'importe quoi, simplement pour qu'il entende le son d'une voix
amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles.
Mais aussi une flamme de dignité, d'humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle d'un regard qui constate
l'approche de la mort, qui sait à quoi s'en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux,
librement : souverainement.
Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice
Halbwachs, conscient de la nécessité, pourtant d'une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de
maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C'est la seule chose qui me vienne à
l'esprit.
Ô mort, vient capitaine, il est temps, levons l'ancre...
Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s'étonner.
Je continue de réciter. Quand j'en arrive à
… nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,
un mince frémissement s'esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs. Il sourit, mourant, son regard sur moi,
fraternel.
BAUDELAIRE, « Le Voyage »,
Les Fleurs du Mal
VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !
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Primo LEVI,
Si c'est un homme,
1947
Ce n'était pas le Vorarbeiter, ce n'était que Jean, le Pikolo de notre Kommando. Jean était un étudiant alsacien. Bien
qu'il eût déjà vingt-quatre ans, c'était le plus jeune Hafthng du Kommando de Chimie Et c'est pour cette raison qu'on
lui avait assigné le poste de Pikolo, c'est-à-dire de livreur-commis aux écritures, préposé à l'entretien de la baraque, à
la distribution des outils, au lavage des gamelles et à la comptabilité des heures de travail du Kommando.
Jean parlait couramment le français et l'allemand, dès qu'on reconnut ses chaussures en haut de l'échelle, tout le
monde s'arrêta de racler:
– Also, Pikolo, was gibt es Neues?
Qu'est-ce qu'il y a comme soupe aujourd'hui?
De quelle humeur était le Kapo9 Et l'histoire des vingt-cinq coups de cravache à Stem 9 Quel temps faisait-il dehors?
Est-ce qu'il avait lu le journal? Qu'est-ce que ça sentait à la cuisine des civils? Quelle heure était-il?
Jean était très aimé au Kommando Il faut savoir que le poste de Pikolo représente un échelon déjà très élevé dans la
hiérarchie des prominences: le Pikolo (qui en général n'a pas plus de dix-sept ans) n'est pas astreint à un travail
manuel, il a la haute main sur les fonds de marmite et peut passer ses journées à côté du poêle «c'est pourquoi» il a
droit à une demi-ration supplémentaire, et il est bien placé pour devenir l'ami et le confident du Kapo, dont il reçoit
officiellement les vêtements et les souliers usagés. Or, Jean était un Pikolo exceptionnel Il joignait à la ruse et à la
force physique des manières affables et amicales. tout en menant avec courage et ténacité son combat personnel et
secret contre le camp et contre la mort, il ne manquait pas d'entretenir des rapports humains avec ses camarades moins
privilégies, et de plus il avait été assez habile et persévérant pour gagner la confiance d'Alex, le Kapo.
Alex avait tenu toutes ses promesses Il avait amplement confirmé sa nature de brute violente et sournoise, sous une
solide carapace d'ignorance et de bêtise sauf pour ce qui était de son flair et de sa technique de garde-chiourme
consommé Il ne perdait pas une occasion de vanter la pureté de son sang et la supériorité du triangle vert, et affichait
un profond mépris pour ses chimistes loqueteux et affamés. «Ihr Doktoren, Ihr Intelhgenten!», ricanait-il chaque jour
en nous voyant nous bousculer, gamelle tendue, à la distribution de la soupe Avec les Meister civils, il se montrait
extrêmement empressé et obséquieux, et avec les SS il entretenait des rapports de cordiale amitié
Il était visiblement intimidé par le registre du Kommando et le petit rapport quotidien des travaux et prestations, et
c'est par ce biais que Pikolo s'était rendu indispensable Les travaux d'approche avaient été longs, prudents et
minutieux, et l'ensemble du Kommando en avait suivi les progrès pendant tout un mois en retenant son souffle, mais
finalement la défense du porc-épic avait cédé, et Pikolo s'était vu confirmer dans sa charge a la satisfaction de tous les
intéresses
Bien que Jean n'abusât pas de sa position, nous avions déjà pu constater qu'un mot de lui, dit au bon moment et sur le
ton qu'il fallait, pouvait faire beaucoup; plusieurs fois déjà il avait pu ainsi sauver certains d'entre nous de la cravache
ou de la dénonciation aux SS. Depuis une semaine, nous étions amis: nous nous étions découverts par hasard, à
l'occasion d'une alerte aérienne, mais ensuite, pris par le rythme impitoyable du Lager, nous n'avions pu que nous dire
bonjour en nous croisant aux latrines ou aux lavabos.
Robert ANTELME, Avant-Propos,
L'espèce Humaine
Je rapporte ici ce que j'ai vécu. L'horreur n'y est pas gigantesque. Il n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni
crématoire. L'horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent.
Le ressort de notre lutte n 'aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester,
jusqu'au
bout,
des
hommes.
Les héros que nous connaissons, de l'histoire ou des littératures, qu'ils aient crié l'amour, la solitude, l'angoisse de l'être
ou du non-être, la vengeance, qu'ils se soient dressés contre l'injustice, l'humiliation, nous ne croyons pas qu'ils aient
jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime d 'appartenance à l'espèce.
Dire que l'on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l'espèce, peut apparaître comme un
sentiment rétrospectif, une explication après coup. C'est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment
sensible et vécu, et c'est cela d'ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité
d'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine. Elle sert ensuite à
méditer sur les limites de cette espèce, sur sa distance à la nature et sa relation avec elle, sur une certaine solitude de
l'espèce donc, et pour finir, surtout à concevoir une vue claire de son unité indivisible.
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Hannah ARENDT,
Eichmann à Jérusalem,
1961
Hannah Arendt suit en 1961 le procès d'Eichmann, fonctionnaire nazi responsable de la déportation des
juifs durant la deuxième guerre mondiale.
Pendant tout le procès, Eichmann
essaya, sans grand succès, de clarifier cette deuxième partie de sa
justification : « Non coupable au sens de l'accusation. » L'accusation supposait non seulement qu'il avait agi
intentionnellement - ce qu'il ne niait pas ; mais aussi que ses mobiles avaient été abjects et qu'il avait
parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes. En ce qui concerne les « mobiles abjects », il
était persuadé qu'au plus profond de lui-même il n'était pas ce qu'il appelait un
innerer Schweinehund
, un
véritable salaud ; quant à sa conscience, il se souvenait parfaitement qu'il n'aurait eu mauvaise conscience
que s'il n'avait pas exécuté les ordres - ordres d'expédier à la mort des millions d'hommes, de femmes et
d'enfants, avec un grand zèle et le soin le plus méticuleux. De l'aveu général, tout cela était difficile à
accepter. Une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu'il était « normal ». « Plus normal, en tout cas,
que je ne le suis moi-même après l'avoir examiné », s'exclama l'un d'eux, paraît-il, [...] Pire, ce n'était
sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d'antisémitisme fanatique, ni d'endoctrinement d'aucune
sorte. Lui, « personnellement », n'avait jamais rien eu contre les Juifs ; au contraire, il avait de nombreuses
« raisons personnelles » de ne pas les haïr. […]
Hélas, personne ne le crut. Le procureur ne le crut pas, parce que ce n'était pas son rôle. […] Et les juges ne
le crurent pas, parce qu'ils étaient trop bons, et peut-être aussi trop conscients des fondements mêmes de leur
métier, pour admettre qu'une personne moyenne, « normale », ni faible d'esprit, ni endoctrinée, ni cynique,
puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal.
Traduit par A. Guérin, Gallimard, 1966
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