ÉTUDE DE L’ÉNONCIATION
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Les Fleurs du mal De BAUDELAIRE L’œuvre à l’examen oral Par Françoise Rullier-Theuret Petits Classiques Larousse -1- Les Fleurs du mal de Baudelaire SPLEEN LECTURE ANALYTIQUE Le mot SPLEEN (étude lexicologique) • Origine du mot : L’angoisse d’être au monde et de devoir vivre est si insaisissable qu’elle n’a pas de nom. Échouant à la désigner, la langue recourt à un terme étranger (emprunt) et même doublement étranger, puisque l’anglais spleen « humeur noire, bile » est un emprunt au grec splên qui désignait la rate. Le mot anglais est transposé tel quel par le français, sans adaptation graphique (à part un erratique spline chez Diderot en 1760), ni phonétique. L’emprunt n’est pas rapporté aux structures françaises, il n’est pas « assimilé » (cf. riding coat > redingote, beefsteak > bifteck, fuel > fioul, starlet > starlette). L’origine étrangère n’est pas effacée, le mot reste hors système par ses particularités graphiques et phonétiques: l’orthographe continue à maintenir la perception de l’étrangeté de ce mot, nous obligeant à le prononcer à l’anglaise. Ici, en tant que titre, il ne s’intègre même pas à la syntaxe française puisqu’il ne prend pas de déterminant. Cette étrangeté fait qu’il n’a pas un champ dérivationnel important: spleenétique (emprunt à l’anglais) entre en concurrence avec splénétique « qui souffre de la rate », attesté en moyen français. Le mot spleen a ...

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       slF  eLd  uuesr BDel maIRLADEAU E
 
 
 
 
   Petits Classiques Larousse -1-Les Fleurs du mal de Baudelaire
L’œuvre à l’examen oral  Par Françoise Ru l ier-Theuret     
    
 
   
 
S P LEE N  LECT U RE  A NALYTI Q UE    Le mot SPLEEN (étude lexicologique)  • Origine du mot : L’angoisse d’être au monde et de devoir vivre est si insaisissable qu’elle n’a pas de nom. Échouant à la désigner, la langue recourt à un terme étranger (emprunt) et même doublement étranger, puisque l’anglais spleen « humeur noire, bile » est un emprunt au grec splên qui désignait la rate.  Le mot anglais est transposé tel quel par le français, sans adaptation graphique (à part un erratique spline chez Diderot en 1760), ni phonétique. L’emprunt n’est pas rapporté aux structures françaises, il n’est pas « assimilé » (cf. riding coat > redingote, beefsteak > bifteck, fuel > fioul, starlet > starlette). L’origine étrangère n’est pas effacée, le mot reste hors système par ses particularités graphiques et phonétiques: l’orthographe continue à maintenir la perception de l’étrangeté de ce mot, nous obligeant à le prononcer à l’anglaise. Ici, en tant que titre, il ne s’intègre même pas à la syntaxe française puisqu’il ne prend pas de déterminant.  Cette étrangeté fait qu’il n’a pas un champ dérivationnel important: spleenétique (emprunt à l’anglais) entre en concurrence avec splénétique « qui souffre de la rate », attesté en moyen français. Le mot spleen a aujourd’hui disparu de l’usage sauf par évocation littéraire. Au sens médical, il a été supplanté par dépression, neurasthénie. (Signalons une occurrence remarquable dans Télérama : « des nuits spleenardes des ados ».)  • Évolution sémantique et signifié en langue: La formation de ce mot s’explique par la tradition de la médecine des humeurs qui remonte à Hippocrate. La bile noire, à laquelle les médecins attribuaient la colère, passait pour une sécrétion de la rate. Spleen est donc étymologiquement un équivalent de mélancolie, du grec melas « noire », et kholia, « bile », et un équivalent du mot de formation latine atrabile, atrabilaire, « bile noire ». Pour mélancolie, le sens psychologique a précédé le sens médical. Au contraire, spleen est demeuré proche du sens médical, il désigne une maladie physiologique et non psychologique. Le mot est emprunté un siècle avant Baudelaire. On le trouve chez Voltaire, Montesquieu et Diderot au sens de « vapeurs anglaises » et il n’est attesté qu’à propos des Anglais. Quand il est ensuite employé par les romantiques de la génération 1830, il ne désigne plus un mal spécifiquement anglais. Il ne désigne pas non plus la mélancolie romantique, mais un mal existentiel, le dégoût généralisé de la vie (Chateaubriand, Vigny, Musset). Petits Classiques Larousse -2-Les Fleurs du mal de Baudelaire
 
  • Sens baudelairien:  Le mot mélancolie a été usé par l’abus qu’en ont fait les poètes romantiques. Pourquoi le choix d’un mot anglais? C’est une angoisse que le poète ne sait pas désigner dans sa langue maternelle, cf. une lettre à sa mère:  « ce que je sens c’est un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque. »  C’est un mot qui résiste aux efforts de définition, l’écriture poétique peut seulement en donner des équivalents sous forme d’images. C’est la raison pour laquelle 4 poèmes qui se suivent sont intitulés SPLEEN, mettant en place un système d’images récurrentes, saison, couleur, sons, lieux... qui forment un réseau du spleen.    La représentation du sujet spleenétique  Baudelaire n’a rien écrit qui fût étranger à sa vie et à ses émotions. C’est son moi qui sous ses multiples aspects et dans ses diverses manifestations qui forme la substance de ses poèmes. On appelle éthopée  le portrait moral (les quatre « Spleen » sont des éthopées).  Mais, héritier des romantiques, il est aussi l’élève des parnassiens, d’où le refus de l’étalage du moi (tonalité anti pathétique de « Je suis comme le roi... »). Sa poésie manifeste la difficulté à exprimer l’intériorité dans un rapport de transparence au langage et au monde.  Les poèmes se situent entre le désir de fixer une histoire personnelle et l’aspiration à l’abolition du moi ; entre l’expression de la souffrance et la réticence à dire cette souffrance.  Deux citations contradictoires :  « L’homme de génie veut être un, la gloire c’est rester un » « Le propre des vrais poètes est de savoir sortir d’eux-mêmes » On peut les mettre en relation avec la première phrase de Mon cœur mis à nu : « de la vaporisation et de la centralisation du moi : tout est là ». C’est cette tension entre la personnalité et la dépersonnalisation que fera apparaître l’analyse de l’énonciation.  L’énonciation, c’est d’abord l’acte individuel par lequel on utilise la langue. Une réflexion sur l’énonciation doit avant tout s’attacher à l’inscription du locuteur dans son énoncé, à la façon dont le discours sauvegarde l’événement de son énonciation (la Petits Classiques Larousse -3-Les Fleurs du mal de Baudelaire
  subjectivité dans le langage). Le locuteur peut être présent de manière explicite, par l’emploi du je et tous les éléments déictiques (il s’agit de signes indiciels qui réverbèrent le cadre énonciatif et visent leur référent en fonction de la situation d’énonciation) ; mais aussi de manière discrète, plus ou moins cachée.  Lyrisme : « lyre », instrument d’Orphée, symbole de la poésie et de son pouvoir. Œuvre lyrique : présentation par le poète de sa propre image, exploration des réalités subjectives éphémères qui défient le langage. Selon Molinié, « L’expression lyrique est d’abord l’expression de soi à soi sur soi ». Cela se traduit ordinairement dans le discours lyrique par une surabondance des marques de la première personne.  Presque tous les poèmes de Baudelaire sont écrits à la première personne, pourtant il répète que sa souffrance n’est pas seulement la sienne. Il regarde en lui-même l’angoisse comme si c’était celle de n’importe qui, comme si ce n’était pas la sienne (vous pouvez vous souvenir de Verlaine, « Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville »). Le sujet lyrique n’existe pas, c’est un objet fantasmatique, une créature virtuelle fabriquée par le texte et dépourvue d’identité stable. Au contraire, il se voit doté de visages nombreux. Il recrée sans cesse sa propre apparence et refait sa vie en se pensant lui-même comme objet. Les poèmes de Baudelaire sont une accumulation de fragments identitaires, de morceaux cousus et décousus (image d’Arlequin et cf. Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque ).
Petits Classiques Larousse -4-Les Fleurs du mal de Baudelaire
PLUVIÔSE
 
  La représentation objective du moi  Le texte est un tissu où se défait le sujet lyrique. Refusant de s’épancher directement, il préfère se perdre dans le décor et objectiver le sentiment (dissolution de l’être, abolition des barrières qui séparent le sujet de l’objet, effacement des frontières permettant au sujet de disparaître dans l’objet).  Caractérisation impropre du paysage par des termes psychologiques : « la pendule enrhumée » ; cf. dans « J’ai plus de souvenirs », au v.15, « les boiteuses journées » (monde malade).  Personnification : « Le bourdon se lamente », « la bûche... accompagne en fausset ».  Le décor a une certaine affinité avec l’état d’âme du poète. Entre le monde et nous, il y a des affinités, des correspondances, tel sera le principe même de l’écriture symboliste. Paysage ou décor deviennent le symbole de sentiments.  Le poète s’écarte de la subjectivité lyrique centrée sur le JE, pour un « lyrisme impersonnel » (J.-P. Richard). L’âme lyrique transforme le paysage d’hiver en « décor » hyperbolique du spleen, elle traduit l’expérience personnelle en traits généraux, universels (noter la tendance à la généralisation v.4). Il efface toute distinction entre le sujet percevant et la chose perçue. On parlera de « dépersonnalisation », un concept emprunté à Hugo Friedrich, repris par Victor Brombert (« Lyrisme et dépersonnalisation »).  Dans « Pluviôse », aucune mise en scène de l’énonciateur : poème de l’absence, poème du temps de la mort (cimetière, mortalité, fantôme, défunts). Le sujet disparaît dans les objets : le chat, le fantôme-poète, le beau valet de cœur... (éparpillement de soi et dégradation par chosification), le moi se « vaporise » dans le décor, il est ce centre vide à partir duquel s’écrit le texte, il existe diffracté et dispersé : rupture avec le lyrisme des effusions. Les choses qui encombrent le poème ne valent pas pour elles-mêmes, elles sont des images du poète. Aux v.7-8, le poète dans son chant posthume (« la triste voix ») est placé au milieu exact du sonnet (6 vers – 2 vers – 6vers) : Le poète est égal à Orphée. Le jeu de cartes  dit un sujet sans cesse remis en jeu, les cartes sont des figures interchangeables, elles sont faites pour être battues et échangées, brouillées par une nouvelle « donne ». Roi d’un pays pluvieux dans le troisième spleen et beau valet de cœur ici, le sujet ne peut exister que sous des habits d’emprunt, il est à la recherche d’un destin légendaire (cf. « El Desdichado » de Nerval), engagé à la poursuite d’une image de soi, lancé à sa propre poursuite. Le poème est une fantasmatique entreprise de métaphorisation de soi, d’où la multiplication des figurations de son MOI, la multiplication des « je suis... », « mon âme est... » qu’on trouve dans tant de poèmes des Fleurs du mal .
Petits Classiques Larousse -5-Les Fleurs du mal de Baudelaire
  La dépossession du moi est une forme du spleen ;l’angoisse s’y décrit comme l’effondrement des points de repère, le monde ne se repère plus à partir d’un point central qui serait le MOI-dans-mon-corps, dont la conséquence serait la destruction de toute certitude dans notre expérience de l’espace-temps. Quand le corps a perdu son ancrage dans le monde, quand le monde n’est plus relié au corps, le proche et le lointain, le dedans et le dehors sont permutables. Perte d’orientation et dérèglement de l’expérience du temps (cf. « J’ai plus de souvenirs... » : au fond d’un Sahara brumeux, oublié sur la carte...).  Effacement des marques personnelles :  On peut relever quelques traces ténues d’une inscription personnelle : ancrage spatial (déicitique) : Au v.1, « la ville entière » l’article défini la donne comme connue et identifiable par le récepteur (l’auteur feint de croire que le lecteur connaît parfaitement les référents visés, valeur de notoriété de l’article défini), rapport métonymique avec le v.3, cimetière, et, v.4, les faubourgs (pas plus précis). Ensemble qui n’est pas défini ou délimité. Au v.3, « voisin cimetière » implique un repérage spatial par rapport au lieu où l’on est.  Individualisation peu caractérisée : La seule trace d’énonciation (du moi qui parle) est le possessif « mon » chat, qui implique une relation d’appartenance avec l’ énonciateur. Le glissement vers la 3 e personne se fait par l’image médiatrice du chat, intimement lié au vieux « poète de gouttière » par un transfert des caractérisants. Poème où domine la 3° pers au lieu du « je » lyrique attendu. Multiplication des figures qui fonctionnent comme autant de projections imaginaires du moi : « Pour ne point parler de soi, Baudelaire prête son rhume à sa pendule » (Jean Prévost). L’espace décrit est curieusement vide d’êtres vivants (cf. v.3-4 : les habitants du cimetière sont des morts, les habitants du faubourg ne sont pas nommés – cf. v.7 : le vieux poète, « âme qui erre », est un fantôme = un absent, un non-vivant – cf. v.13-14 : le valet et la dame sont des cartes à jouer tirées d’un « jeu » v.11 = pas doués de vie).  Inscription temporelle :  Le présent de l’énonciation (forme morphologiquement la moins marquée et sémantiquement la plus large) + son aspect inaccompli (saisit le procès en cours de déroulement) l’inscrit dans le « sans fin » de l’ennui ; le présent est le temps par excellence de l’ennui : cf. « J’ai plus de souvenirs... » : « Rien n’égale en longueur les boiteuses journées » - « Je suis comme le roi... » qui s’ennuie au présent). Au v.1, « pluviôse » suppose que le moment de l’énonciation est éloigné du moment de l’écriture (1851). Le mot est privilégié par 1) sa situation initiale, 2) la diérèse, 3) le déplacement de la césure (contre-rejet interne). Petits Classiques Larousse -6-Les Fleurs du mal de Baudelaire
  L’énoncé se situe dans un passé récent (saturé d’histoire et de violence, temps de la terreur et de la mort), mais aujourd’hui complètement aboli (monde irrécupérable, suranné). Il se situe dans un monde mort, cf. v.3-4. Le mot « héritage », v.12, renvoie à la notion de survivant, mais la survie est « héritage fatal » et renvoie à la mort : poète-fantôme v.8, dame de pique v.13 (elle annonce la mort). Le temps, ce n’est pas un moment identifiable, c’est le temps de la mort.  Le moi du premier spleen est dispersé dans le décor. Les deux spleens qui font suite à « Pluviôse » débutent par l’affirmation du « JE », mais conduisent au dédoublement (figure du dédoublement le plus complet : « L’héautontimorouménos » 83, p.116, le tête-à-tête spéculaire de l’irrémédiable 84, p.119 : « Tête-à-tête sombre et limpide Qu’un cœur devenu son miroir ! » représente le poète condamné au dialogue avec lui-même.)
Petits Classiques Larousse -7-Les Fleurs du mal de Baudelaire
J’AI PLUS DE SOUVENIRS
 
    Le premier vers pose une identité et en constate la confiscation par le souvenir (la mémoire). Constat d’inadéquation, de non-adéquation à soi-même, par le dérèglement de l’activité du souvenir. Inscription temporelle indéfinie : JE / mille ans (suppose un MOI imaginaire, non homme).  La dissociation du moi  Inflation de comparants-objets auxquels JE est confronté : en tentant de se poser comme sujet, le MOI engage le procès de sa figure. Le MOI devient la plus incertaine des choses. Le sujet lyrique est un être en résonance que sollicitent les émotions et que traversent les identités les plus changeantes (formule applicable à Hugo). Il y a beaucoup plus que lui en lui-même (formule de Michaux : « On n’est pas seul dans sa peau »). Le sujet lyrique est donc un potentiel de figures. (Attention, il ne faut pas réduire le poème à son squelette métaphorique) « un gros meuble à tiroirs » comparatif quantitative « que mon triste cerveau » (cerveau, siège des pensées = synecdoque du moi) « c’est une pyramide = caveau = fosse commune » La reprise du Cé « cerveau » par le pronom démonstratif de l’indéterminé « c’est » permet de poursuivre la confrontation du moi à des objets. Les deux premiers comparants-objets sont donnés comme inadéquats : meuble à tiroirs ; puis pyramide - ils sont jugés insatisfaisants : v.5 « moins de », v. 7 « plus de », les deux suivants – cimetièreet boudoir – sont affirmés comme possibles, amenant le triomphe de la 3 e personne sur la 1 re (réduite à un pronom). Métaphore in praesentia (attributive) = identification : « je suis un cimetière » (le Ca prend les dimensions d’un paysage) « je suis un vieux boudoir » (retour au premier Ca, en passant du meuble à la pièce). Or l’équivalence n’est pas acceptable = « je suis un lieu de mort » (animé-1 re  pers. / lieux-3 e pers ?), les Ca sont trop lointains pour coïncider avec le sujet d’énonciation. Ce qui relie ces objets disparates, c’est qu’ils sont des objets-contenants (réceptacles d’absence, lieux où l’on enferme quelque chose de mort), voués aux reliques de l’existence, donc à la mort : le souvenir est paperasse ou cadavre ou flacon débouché. Le poète traite le JE en sujet perdu, cf. les « tombeaux » de Mallarmé qui consacrent « la disparition élocutoire » du sujet lyrique. Écrire un tombeau consiste à édifier un monument de paroles où se trouvent enfermés les souvenirs. Les objets qui fonctionnent comme comparants sont caractérisés par l’encombrement et le désordre : « encombré de bilans / De vers, de billets doux, de procès, de romances » et cheveux dans les quittances... les paperasses les plus hétérogènes y voisinent comme les éléments épars d’une autobiographie, dans un rapport hétéroclite et provocant entre l’intime et le financier. Même les cheveux (lieu par excellence de la
Petits Classiques Larousse -8-Les Fleurs du mal de Baudelaire
  rêverie érotique baudelairienne) sont enveloppés dans des quittances – amours vénales ? (où l’on entend aussi le verbe quitter  et la fin d’une histoire d’amour). Le désordre, c’est l’absence de sens. Dans cette énumération ouverte, c’est tout le domaine du MOI qui se voit parcellisé et dégradé, rendu illisible en tant qu’histoire (absence de lien, pas d’inscription dans une temporalité) mais rendu sensible comme fragments. Les souvenirs sont ainsi chosifiés (et l’âme aussi) ; de spirituels, ils deviennent matériels (# le balcon), ils ne sont plus de l’ordre des essences, mais de l’ordre des choses.  Au v. 19 une apostrophe solennelle met en évidence un dédoublement achevé : le MOI s’adresse à lui-même comme à un TU (il se pose en face du moi – la quantité d’altérité que chacun porte en soi - et le tutoie), un TU qui à son tour devient IL : « tu n’es plus, ô matière vivante / Qu’un granit / Un vieux sphinx... ». Les mots « matière vivante » : indiquent que le MOI a perdu sa forme corporelle et spirituelle. Ce qui reste vivant en lui est victime d’une matérialisation, le MOI du poème est menacé d’une complète solidification. Inscription spatio-temporelle de plus en plus vague : « entouré d’une vague épouvante », « dans le fond d’un Sahara brumeux », « Oublié sur la carte » (perte de tous les repères spatio-temporels), qui a surtout pour fonction de nier le monde familier pour poser l’image dans un absolu. La métaphore in praesentia dit la mort du sujet, non plus par putréfaction, mais par pétrification (le granit, c’est l’inverse de la chair périssable). On atteint ce cœur de pierre qui est au cœur du moi. À l’activité du souvenir s’est substituée celle du « chant » (c’est donc une image du poète-Orphée). À l’inverse de la statue du pharaon Memnon, fils de l’Aurore, le sphinx-poète chante « aux rayons du soleil qui se couche ». C’est la lumière qui suscite le chant au moment où elle meurt : image du chant poétique, parole minérale qu’un rayonnement fait naître. Parole qui sort du tombeau que le poète porte en lui, qui naît de son étrangeté à lui-même. Maintenant (on parlera d’effet de rétroaction), qui dit « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » si ce n’est le sphinx qui décrit son propre devenir et investit le JE-qu’il ne fallait pas lire comme une expression du MOI, mais comme une figure du moi ?  Il reste maintenant à montrer que le poème ne se réduit pas à une série d’équivalences métaphoriques successives, établies entre le cerveau et un meuble, un monument, un lieu, une pièce. Il faut voir comment cet empilement métaphorique se combine avec la structure du poème, avec ses blancs, ses tirets...
Petits Classiques Larousse -9-Les Fleurs du mal de Baudelaire
JE SUIS COMME LE ROI
 
     Les marques de la première personne  « Je » + le verbe être de la définition (et non « avoir », comme « j’ai plus de souvenirs ») n’est pas défini en lui-même, aucune indication sur sa personne. Simplement défini par référence à un autre  qui n’est pas lui : identité d’emblée appréhendée en termes d’altérité ( Je est un autre ). « JE » ouvre le poème (unique occurrence), immédiatement remplacé par un IL (ROI) (3 e personne, délocutif, personne de l’absence). Effacement textuel du « je » qui laisse la place à un tableau du « roi ». Rupture avec le lyrisme de l’effusion romantique à la 1 re personne. Le poète ouvre son texte sur une définition énigmatique de lui-même (comparaison non motivée). Le comparant « roi d’un pays pluvieux » = imaginaire + lieu indéfini. Le « motif », le « prédicat commun » qui explicite le lien entre le Cé et le Ca, est postposé (v.2, 4 adjectifs en association antithétique). Après toutes les images multiples que les poèmes précédents nous ont proposées, je  aurait-il enfin trouvé son équivalent imaginaire ? Le « je » vu comme un roi ? Un seul « comme » v.1, puis plus un seul outil de comparaison : la suite du poème tend donc à faire oublier qu’il s’agit du développement d’un comparant. Le sujet lyrique semble réduit au prédicat minimal d’existence « je suis ». Le comparant envahit totalement le texte, figurant l’envahissement du moi  par ses fables. Effacement textuel de je = figure de la dépossession du moi qui n’existe que dans ses projections imaginaires.  Cas du « NOUS » v.15 « Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent » (démonstratif de notoriété cataphorique) + Quel rapport avec je du v.1 ? Nous ne recouvre pas JE . Point de vue omniscient ( nous  des savants ?), qui manifeste un savoir historique : commentaire, énoncé gnomique (ces... qui : opérateur didactique, introduisant une référence culturelle).  La dissociation du moi : « je est un autre »  Le « moi » commence par sortir de soi. Ici, le moi n’existe que dans des projections imaginaires, il est traité comme un objet de fiction (il est fictionnalisé) : le « roi » est une figure chargée d’incarner les postulations du sujet lyrique.   
Petits Classiques Larousse -10-Les Fleurs du mal de Baudelaire
 
 Image du roi  (Starobinski : deux mythes romantiques interviennent dans la représentation du moi, la figure délibérément dérisoire du bouffon, cf. Fantasio de Musset, ou la figure noble du roi, cf. « El Desdichado » de Nerval « Je suis… le prince d’Aquitaine »). Par la comparaison avec le roi, l’image du moi a d’emblée un statut mythique (vs le prosaïsme du « gros meuble à tiroirs », boudoir-fouillis, jeu de cartes oublié sur une table : deux manières différentes de représenter le moi sous le signe de l’autre). Le roi est une représentation mythique de l’artiste, un alter ego spectaculaire et travesti, projection imaginative : le poète projette (image inversée) son déclassement social dans la condition princière (qu’il faudra lire comme une hyperbole ). Les structures sociales d’un univers révolu et réduit au rang de légende lui permettent de choisir un rôle extrême, où son mal-être se mue en image esthétique. C’est un prince dépossédé, condamné à l’incompréhension (« El Desdichado »  se définit tout entier par le manque : « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, / le prince d’Aquitaine à la tour abolie », cf. Hamlet, qui doit sa gloire romantique au fait qu’il est un prince spolié), dont l’échec vient contrarier la supériorité de la position. Le rôle ainsi imaginé est celui d’un être d’exception dont la destinée est la solitude. Un sujet débouté de son identité sociale, qui paraît détenir son pouvoir d’une perte. « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux » C’est un rôle joué, un masque, un répondant allégorique du poète.   Procédures de fictionnalisation du MOI-ROI (objet d’une construction narrative : comment il devient personnage)  - inscription de l’image du roi dans le temps :  v.8 et 11 : « ne...plus » suppose un avant, un ordre ancien opposé au présent. v.13, v.17 : « n’a jamais pu », « il n’a su » : passé composé qui met en rapport le passé avec le présent v.9 : « son lit... se transforme en tombeau » (inscription dans le temps : dégradation). De plus les alexandrins se suivant en rimes plates, l’abandon de toute forme fixe participent à donner au poème une dimension linéaire.  - inscription dans une scénographie :  Présence de personnages qui illustrent le rapport de moi à autrui. Le roi attend des autres qu’ils lui donnent l’énergie vitale (par le sang = image du vampire, cf. « l’Espérance, comme une chauve-souris »). v. 7 : Le roi forme un couple-contraste avec le bouffon (ici, un jeune roi moribond associé à un bouffon inefficace). Le bouffon est souvent évoqué dans Les Fleurs du mal . Voir Starobinski, « Sur quelques répondants allégoriques du poète » et Portrait de l’artiste en saltimbanque  (expo Grand Palais ?).
Petits Classiques Larousse -11-Les Fleurs du mal de Baudelaire
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