Mademoiselle Vallantin
Reider, PaulMademoiselle Vallantin
A propos de eBooksLib.com
Copyright
1Mademoiselle Vallantin
I la boutique de Jean Dieudonné Pirlet, fabricant de
couteaux, à l'entrée de la rue souverain−pont, était une des
mieux achalandées de la ville de Liège.
Sa femme, le véritable maître du logis, mourut tout à coup,
un soir, en revenant d'un sermon où le prédicateur avait
dépeint trop crûment les supplices que le bon Dieu a
préparés en enfer pour les réprouvés.
Pendant le temps du deuil, Dieudonné Pirlet calcula son
doit et son avoir. S'étant trouvé posséder une fortune très
ronde, il fit descendre son enseigne de dessus sa porte et
remercia ses pratiques.
Il avait alors cinquante−cinq ans. C'était un homme de
petite taille, replet, rougeaud, ayant les yeux à fleur de tête,
le nez carré du bout.
Il lui restait encore toute sa chevelure, roide, courte et
commençant à grisonner.
Une fois retiré des affaires, l'ex−coutelier se donna ses
aises, largement. −il dormait tard, déjeunait de chocolat,
buvait de l'absinthe avant le dîner et n'épargnait pas son vin
de Bourgogne au dessert. Après table, aux heures où les
ouvrières sortent des magasins, il s'en allait par la ville, à
l'aventure, fraîchement rasé, coiffé d'un chapeau dans tout
son lustre, un gros brillant dans la cravate, tenant par le
2Mademoiselle Vallantin
milieu sa canne à pommeau d'argent, et tirant de sa main
gauche, étincelante de bagues, les poils de sa moustache
taillée en brosse.
On ne le rencontrait plus que vêtu de sa redingote à collet
de velours et de son gilet de satin noir, réservés jusqu'alors
pour les dimanches et les jours de fête à garder. Chez lui, il
portait une robe de chambre vert et jaune, et des pantoufles
avec lesquelles il s'entendait à peine marcher. De préférence
au bonnet grec, il s'était acheté une casquette de velours
amarante, aux oreillettes toujours soigneusement rabattues,
dans la crainte des courants d'air. En cet état, il s'accoudait à
sa fenêtre, fumait, se penchait, toussait et crachait au milieu
de la rue, quand il ne passait personne.
Comme il trouvait la vie bonne et facile, aujourd'hui ! Et
qu'il était déjà loin le temps où, réveillé en sursaut, au matin,
par sa femme qui le poussait, il descendait en hâte ouvrir ses
vitrines.
Six heures sonnaient. Il restait un instant sur sa porte,
regardait le ciel à droite et à gauche, le corps enveloppé d'un
grand tablier bleu, les pieds dans des savates de cuir,
nu−tête. Il rentrait.
Bientôt tout le monde était debout. Quelles rudes
journées ! Sans cesse poursuivi par la voix de feu Léocadie
Pirlet, qui l'appelait pour servir la pratique, l'envoyait à
3Mademoiselle Vallantin
l'atelier surveiller les ouvriers, le faisait redemander pour
chasser les gamins qui salissaient le trottoir, le chargeait
vingt fois par jour de lui retrouver sa tabatière ou ses
lunettes laissées quelque part, dans sa chambre, au magasin,
dans la salle à manger ou dans la cuisine. Jamais tranquille,
jamais ! Sa femme, ses deux filles, les ouvriers, la servante,
les livres, les payements, les marchands, les acheteurs et les
concurrents ! Il était avec cela obligé de convenir qu'il ne
maigrissait pas, au contraire.
Maintenant, quelle différence ! Mollement, en se souriant
dans le miroir, il passait au−dessus de son épaule sa bretelle
de cuir jaune, −à dix heures du matin ! Il vivait sans soucis,
sans tracas. Sa fille cadette, mariée à un rentier, nommé
Vanières, habitait Bruxelles. Il lui restait à la vérité son
aînée, Mlle Isabelle, −oh ! Tout la mère, celle−là ! −qui le
contrariait un peu, trouvant à redire à cette existence de
paresseux. Et pas un prétendant ! Il eût donné son
consentement les yeux fermés.
Pourtant, au bout de quelques mois, Dieudonné Pirlet fut
pris de la nostalgie de son activité régulière d'autrefois.
Il rentrait le soir, harassé, rongé d'ennui, l'oeil éteint. Il
passait dans le nouveau salon qu'il s'était fait arranger.
Debout, les bras derrière le dos, il considérait la tapisserie
rouge, l'or de la pendule, des candélabres, de la glace, puis
la table ronde d'acajou, le tapis bariolé, à grandes rosaces,
4Mademoiselle Vallantin
les fleurs artificielles dans de la porcelaine peinte, sous des
globes, et les longs rideaux de tulle brodé qui pendaient de
chaque côté des fenêtres, jusqu'à terre. Un bâillement lui
tordait la bouche, et il se laissait aller dans son canapé de
velours, sans prendre garde. Les oreilles à pleines mains, les
coudes sur ses larges cuisses, il se mettait alors à songer. Il
finissait quelquefois par s'endormir.
Habituellement, vers le milieu de la soirée, son ami
François Vallantin venait le trouver. C'était un marchand de
drap, de la rue petite−tour. Ils allaient ensemble au café et
faisaient la partie de whist jusqu'à onze heures, minuit assez
souvent.
La tête lourde, les yeux rougis par la fumée de tabac, la
langue épaissie par la bière et les liqueurs, ils s'en revenaient
le long des magasins fermés, en causant. On reprenait, une
dixième fois, la discussion entamée sur la dernière séance de
la chambre des représentants ; puis, on jetait un coup d'oeil
sur la situation extérieure, et enfin, il était question des
injustices du gouvernement et des actes maladroits de la
majorité du conseil communal.
Dieudonné Pirlet ne répondait pas de l'avenir « si des
mains plus fermes ne saisissaient pas les » rênes. " −ah ! Si
j'étais là, moi, s'écriait−il, les choses marcheraient
autrement, allez !
5Mademoiselle Vallantin
Il se sentait encore si guilleret, si vert, qu'il espérait bien
ne pas mourir sans avoir été l'objet des « suffrages de ses
concitoyens. » devenir un des « édiles de la cité » c'était son
rêve ! Il le faisait tout éveillé. Vallantin ne put retenir une
exclamation de surprise en apprenant le but de l'ambition de
son ami.
−oui, je veux gérer les affaires de ma ville natale, répéta
Pirlet, en le saisissant par un bouton de sa redingote.
Et il reprit : −toi, Vallantin, tu t'imagines que c'est un
métier difficile que celui de conseiller communal. Mais si je
te disais qu'il suffit pour cela d'être au courant de la
politique et d'avoir une appréciation saine et raisonnée des
choses ? ... ah !
L'ex−coutelier se fit un jour la réflexion qu'il portait seul,
depuis trop longtemps, sa chaîne de rentier. Il décida en
lui−même qu'il aurait pour compagnon son ami François
Vallantin. Lorsque, pendant la semaine, endimanché des
pieds à la tête, il traversait la rue petite−tour, il l'apercevait
dans son comptoir, en courte veste et en casquette, les mains
pleines de travail. Cela lui faisait honte. Il le pressa donc de
laisser là son commerce, et il vanta les douceurs de sa vie
nouvelle.
−« mais j'ai un fils, gémissait Vallantin hésitant, un fils qui
me mange la laine sur le dos ! Si je ne travaille plus, à ma
6Mademoiselle Vallantin
mort il se trouvera sans un sou. » −donnons−lui ma fille,
répondit un jour Pirlet.
Le marchand de drap, possesseur d'une assez mince
fortune, crut que son ami plaisantait. Mais le rentier avait
parlé sérieusement. Il s'était dit que Vallantin, une fois
débarrassé de son fils, n'aurait plus de prétexte pour
continuer à vendre ses étoffes.
Rentiers tous deux ! Quelle perspective ! Ensemble ils
dîneraient, boiraient, se promèneraient, joueraient aux cartes
et se mêleraient de politique.
Pirlet ne s'ennuierait plus.
à la saint−Dieudonné, ils s'embrassèrent. Le mariage fut
décidé ce jour−là.
Les dots étaient inégales.
Léon avait vingt−deux ans, Isabelle vingt−huit.
Il était blond, beau de visage et de corps, élégant de
manières ; elle était noire, très grande, d'un aspect de
planche, presque laide, sans grâce, de tenue vulgaire. Lui
aimait le luxe, les plaisirs ; il voyait un monde dissipé,
dépensait à tort et à travers, fréquentait le théâtre, les bals, et
n'allait pas à l'église. Mlle Pirlet, au contraire, dévote à
7Mademoiselle Vallantin
l'excès, avait des goûts simples ; d'une nature froide et peu
communicative, il lui fallait les joies de la famille, la vie
d'intérieur, toute calme. Son éducation était bornée ; elle la
tenait de sa mère, et, comme elle, aimait l'argent, le bon
ordre, l'économie.
Les beaux−pères ne triomphèrent pas facilement.
Léon montra de la répugnance, malgré la dot, à s'associer
une aussi disgracieuse compagne. Isabelle refusa net. Elle
sentait cette union impossible, et son esprit positif lui
dépeignait l'avenir sous de sombres couleurs. Il y eut des
pleurs d'un côté, quelques emportements de l'autre.
−c'est une femme d'or ! Dit le marchand de drap à son fils.
−oui, en barre, répondit Léon, en songeant à la
conformation de sa future.
Mais il s'adoucit. Ce mariage allait payer toutes ses dettes,
et lui permettre conséquemment d'en faire de nouvelles pour
un chiffre double. Isabelle plia sous la volonté d'un père que
son égoïsme rendit inexorable.
Trente cierges furent allumés à l'église paroissiale, et,
devant le parvis, après la cérémonie, défilèrent vingt
voitures emportant un couple morose et cinquante invités
8Mademoiselle Vallantin
bruyants.
Quelle belle coutellerie au repas !
M et Mme Vallantin se fixèrent à Bruxelles.
Ce qu'Isabelle Pirlet avait prévu arriva. Elle fut délaissée
au bout de quelques semaines. Après ce temps, son mari se
replongea dans la débauche.
Il eut des maîtresses, et s'afficha partout avec elles, sans
gêne aucune. à chaque instant ses excès le forçaient de se
mettre au lit. Ce ne fut bientôt plus qu'un débris de souper
fin. Sa femme le soignait. Il l'en remerciait par des injures.
Elle souffrait avec résignation, essayant par mille moyens
de le ranger un peu. Mais ses continuelles attentions, ses
prévenances, ne faisaient que l'irriter. Il s'emportait en
paroles dures, et lui riait au nez de sa douceur, qu'il disait
hypocrite. Sa dévotion surtout l'exaspérait.
Un jour, il brisa à coups de canne les statuettes, dont elle
avait orné plusieurs pièces de