Shmuel a 25 ans, il est hypersensible et idéaliste, en outre « corpulent, barbu, timide, émotif, socialiste, asthmatique, cyclothymique, les épaules massives, un cou de taureau, des doigts courts et boudinés : on aurait dit qu'il leur manquait une phalange ». Plaqué par sa petite amie et sans un sou en poche, il vient de décider de planter là ses études, le mémoire qu'il a entrepris sur « Jésus dans la tradition juive », pour occuper le poste d'homme de compagnie, logé, nourri, blanchi, auprès d'un vieil intellectuel invalide. Lui, c'est Gershom Wald, un grand vieillard laid, physiquement diminué mais inlassable dissertateur, érudit, sceptique, caustique. Avec lui cohabite Atalia Abravanel, la femme qui complète le trio. Autour duquel le romancier convoque aussi, au gré des pages et de l'évolution de son intrigue, nombre de fantômes : celui d'un fils disparu, d'un époux mort, d'un père renié. Et surtout, celui de Judas Iscariote, l'apôtre qui, par un baiser, livra Jésus à ses bourreaux — l'incarnation même du traître selon la tradition chrétienne qui fit de son geste son principal argument antisémite.
L’histoire se déroule en hiver, entre finet début . On y parle d’une erreur, de désir, d’un amour mal heureux et d’une question théologique inexpliquée. Cer tains édifices portent encore les stigmates de la guerre qui divisa la ville en deux, il y a dix ans. Au crépuscule, on entend en toile de fond les accords d’un accordéon ou les notes plaintives d’un harmonica derrière les volets clos. Dans la plupart des appartements à Jérusalem, des reproductions de Van Gogh,La Nuit étoiléeouChamp de blé avec cyprès, ornent les murs du salon. Des nattes recouvrent encore le sol des petites pièces et un exem plaire desJours de Tsiklagou duDocteur Jivagogît ouvert, posé à l’envers sur un canapélit en mousse tendu d’une étoffe orientale et égayé de coussins brodés. La flamme bleuâtre d’un poêle à pétrole brûle toute la soirée et une douille d’obus garnie d’un joli bouquet de chardons trône dans un coin. Début décembre, Shmuel Asch interrompit ses études à l’université. Il envisageait de quitter Jérusalem par dépit amoureux, sans parler de son mémoire de maîtrise au
point mort et, pardessus le marché, la faillite de l’entre prise paternelle qui l’obligeait à chercher un emploi. Il était âgé d’environ vingtcinq ans, corpulent, barbu, timide, émotif, socialiste, asthmatique, cyclothymique, les épaules massives, un cou de taureau, des doigts courts et boudinés : on aurait dit qu’il leur manquait une pha lange. Des poils crépus, comme de la paille de fer, lui poussaient par tous les pores des joues et du cou. Sa barbe fusionnait avec sa tignasse frisée et rejoignait les boucles de sa toison. Hiver comme été, il avait l’air survolté, en sueur. De près, on était agréablement surpris de décou vrir qu’il ne sentait pas l’aigre, mais une légère odeur de talc pour bébé. Il s’enflammait pour de nouvelles idées, pourvu qu’elles soient ingénieuses et renferment quelque paradoxe. Seulement, il avait tendance à s’épuiser très vite à cause d’une hypertrophie cardiaque et de son asthme. Il avait la larme facile, ce qui le plongeait dans la honte et l’embarras. Il suffisait qu’un chaton miaule au pied d’un mur par une nuit d’hiver–?avaitil perdu sa mère – et pose sur lui un regard attendrissant en se frottant contre sa jambe pour que les yeux de Shmuel s’embuent aussitôt. Il était suffoqué par les larmes si, à la fin d’une séance au cinéma Edison où l’on passait un navet traitant de solitude et de désespoir, le héros révélait sa grandeur d’âme sous des allures de dur à cuire. Deux parfaits étrangers, une femme maigre et un enfant pleurant dans les bras l’un de l’autre à la porte de l’hôpital Sha’arei Tsedek, pouvaient lui arracher des sanglots. Les jérémiades, c’était bon pour les filles, pensaiton en ce tempslà. Une mauviette inspirait le mépris, voire
la répulsion, un peu comme une femme à barbe. Shmuel souffrait de sa faiblesse, qu’il s’efforçait de surmonter. En vain. Au fond de luimême, il était conscient du ridicule de cette hypersensibilité. Il en était venu à se résigner à sa virilité défaillante et, par conséquent, à une existence aussi vide que stérile. Tu ne sais que t’apitoyer sur toimême, songeaitil sou vent, avec dégoût. Ce chat, par exemple : rien ne t’empê chait de le fourrer dans ton manteau et de l’emporter à la maison. Et la maman éplorée avec son petit garçon ? Tu aurais dû leur demander si tu pouvais les aider, non ? Tu aurais installé le gosse sur le balcon avec un album et quelques biscuits. Pendant ce temps, tu aurais invité la mère à s’asseoir près de toi sur ton lit et tu l’aurais incitée à raconter son histoire pour voir comment lui donner un coup de main. « Tu ressembles à un petit chien tout fou et brailleur qui passe son temps à courir après sa queue, même assis », avait déclaré Yardena quelques jours avant de le plaquer. « Ou alors c’est l’inverse, tu traînes au lit des journées entières, tel un édredon mal aéré. » Elle faisait allusion à la fatigue chronique de Shmuel, proportionnelle à son agitation frénétique qui se manifes tait par sa façon de marcher–comme s’il s’apprêtait à piquer un sprint : il montait les escaliers quatre à quatre, traversait les rues encombrées en diagonale, à fond de train, au péril de sa vie, sans regarder ni à droite ni à gauche, comme s’il se lançait dans une bataille à corps perdu, son crâne barbu et frisé en avant, prêt à se jeter dans la mêlée. On aurait dit que ses jambes s’évertuaient à rattraper son torse, lequel poursuivait sa tête ; comme si
ses pieds craignaient qu’il disparaisse au coin de la rue et les plante là. Il cavalait à longueur de journée, tout essoufflé. Il redoutait moins d’arriver en retard à un cours ou à un meeting que de ne pas achever ce qu’il avait prévu, la liste des tâches quotidiennes à accomplir avant de retrouver le havre de sa chambre. Pour lui, chaque jour que Dieu faisait était pareil à un parcours semé d’embûches, une spirale sans fin depuis le matin où il émergeait du sommeil jusqu’au moment où il retournait sous la couette. Il aimait pérorer devant qui voulait l’entendre, surtout ses amis du Cercle du renouveau socialiste : il adorait commenter, ergoter, objecter, réfuter, réinventer. Il dis sertait à l’infini, avec bonheur, esprit et fantaisie. Et au moment où on lui répondait, quand venait son tour d’écouter, il se montrait impatient, distrait, vidé au point que, les paupières lourdes, il laissait tomber sa tête hir sute sur sa poitrine. Il abreuvait Yardena de discours enflammés, ébran lant les préjugés, balayant les idées reçues, tirant une conclusion de chaque hypothèse et vice versa. Mais lorsqu’elle prenait la parole, il avait du mal à garder les yeux ouverts. Si elle lui reprochait de faire la sourde oreille et le priait de répéter ce qu’elle venait de dire, il se justifiait ou se dépêchait de changer de sujet–la bourde de Ben Gourion, par exemple. C’était un brave type, généreux, plein de bonne volonté, doux comme un gant de velours ; il se mettait en quatre pour rendre ser vice et, en même temps, il était quelque peu embrouillé et irritable. Il ne savait plus où il avait rangé sa deuxième chaussette, ce que lui voulait son logeur, ou encore à qui
il avait passé ses notes de cours. Ce qui ne l’empêchait pas de citer de mémoire sans se tromper les commen taires de Kropotkine sur Netchaïev à l’issue de leur première rencontre, voire deux ans plus tard. Et il se rappelait quel disciple de Jésus était le moins loquace. Yardena avait beau apprécier son entrain, son côté exubérant, un peu perdu–elle le comparait à un gros toutou fantasque et affectueux, qui se collait à vous pour quémander une caresse en vous bavant sur les genoux–, elle avait résolu de le quitter pour épouser Nesher Sharshevsky, son expetit ami, un hydrologue conscien cieux, taciturne, expert dans la récupération des eaux de pluie et capable d’anticiper ses désirs. Il lui avait offert un joli foulard pour son anniversaire d’après le calendrier civil et un tapis d’Orient dans les tons de vert quarante huit heures plus tard, à la date hébraïque correspondante. Et il n’oubliait jamais les jours de naissance de ses futurs beauxparents.