The Project Gutenberg EBook of Mattea, by George SandThis eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and withalmost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away orre-use it under the terms of the Project Gutenberg License includedwith this eBook or online at www.gutenberg.netTitle: MatteaAuthor: George SandRelease Date: July 9, 2004 [EBook #12865]Language: FrenchCharacter set encoding: ISO-8859-1*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MATTEA ***Produced by Renald Levesque and the Online Distributed ProofreadingTeam. This file was produced from images generously made availableby the Biblioth que nationale de France (BnF/Gallica) at �http://gallica.bnf.frMATTEA.George SandI.Le temps devenait de plus en plus mena ant, et l'eau, teinte d'une �couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commen ait �� battre violemment les quais et entre-choquer les gondoles amarr es � �aux degr s de marbre blanc de la Piazetta. Le couchant, barbouill� de �nuages, envoyait quelques lueurs d'un rouge vineux la fa ade du palais � �ducal, dont les d coupures l g res et les niches aigu s se dessinaient� � � �en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les m ts des navires �� l'ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres gr les et �gigantesques, qu'effa ait une une le passage des nu es sur la face � � �du soleil. Les pigeons de la r publique s'envolaient pouvant s, et se � � �mettaient l'abri sous le dais de ...
The Project Gutenberg EBook of Mattea, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net
Title: Mattea Author: George Sand Release Date: July 9, 2004 [EBook #12865] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MATTEA ***
Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
MATTEA. George Sand
I.
Le temps devenait de plus en plus mena�ant, et l'eau, teinte d'une couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commen�ait �battre violemment les quais et�entre-choquer les gondoles amarr�es aux degr�s de marbre blanc de la Piazetta. Le couchant, barbouill�de nuages, envoyait quelques lueurs d'un rouge vineux�la fa�ade du palais ducal, dont les d�coupures l�g�res et les niches aigu�s se dessinaient en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les m�ts des navires �l'ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres gr�les et gigantesques, qu'effa�ait une�une le passage des nu�es sur la face du soleil. Les pigeons de la r�publique s'envolaient�pouvant�s, et se mettaient�l'abri sous le dais de marbre des vieilles statues, sur l'�paule des saints et sur les genoux des madones. Le vent s'�leva, fit claquer les banderoles du port, et vint s'attaquer aux boucles roides et r�guli�res de la perruque de ser Zacomo Spada, comme si c'e�t�t�la crini�re m�tallique du lion de Saint-Marc ou les�cailles de bronze du crocodile de Saint-Th�odore. Ser Zacomo Spada, le marchand de soieries, insensible�ce tapage inconvenant, se promenait le long de la colonnade avec un air de pr�occupation majestueuse. De temps en temps il ouvrait sa large
tabati�re d'�caille blonde doubl�e d'or, et y plongeait ses doigts, qu'il flairait ensuite avec recueillement, bien que le malicieux sirocco e�t depuis longtemps m�l�les tourbillons de son tabac d'Espagne� ceux de la poudre enlev�e�son chef v�n�rable. Enfin, quelques larges gouttes de pluie se faisant sentir�ses bas de soie, et un couptravers de vent ayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage la partie post�rieure de son manteau, il commen�a�s'apercevoir de l'approche d'une de ces bourrasques qui arrivent�l'improviste sur Venise au milieu des plus sereines journ�es d'�t�, et qui font en moins de cinq minutes un si terrible d�g�t de vitres, de chemin�es, de chapeaux et de perruques. Ser Zacomo Spada, s'�tant d�barrass�non sans peine des plis du camelot noir que le vent plaquait sur son visage, se mit�courir apr�s son chapeau aussi vite que purent lui permettre sa gravit�sexag�naire et les nombreux embarras qu'il rencontrait sur son chemin: ici un brave bourgeois qui, ayant eut la malheureuse id�e d'ouvrir son parapluie et s'apercevant bien vite que rien n'�tait moins�propos, faisait de furieux efforts pour le refermer et s'en allait avec lui�reculons vers le canal; l�une vertueuse matrone occup�e�contenir l'insolence de l'orage engouffr�dans ses jupes; plus loin un groupe de bateliers empress�s de d�lier leurs barques et d'aller les mettre�l'abri sous le pont le plus voisin; ailleurs un marchand de g�teaux de ma�s courant apr�s sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo apr�s son excellent couvre-chef. Apr�s bien des peines, le digne marchand de soieries parvint�l'angle de la colonnade du palais ducal, o�le fugitif s'�tait r�fugi�; mais au moment o�il pliait un genou et allongeait un bras pour s'en emparer, le maudit chapeau repartit sur l'aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons, c�toyant le canal avec beaucoup de gr�ce et d'adresse. Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras sur sa poitrine d'un air constern�, puis s'appr�ta courageusement� poursuivre sa course, tenant d'une main sa perruque pour l'emp�cher de suivre le mauvais exemple, de l'autre serrant les plis de son manteau, qui s'entortillait obstin�ment autour de ses jambes. Il parvint ainsi au pied du pont de la Paille, et il mettait de nouveau la main sur son tricorne, lorsque l'ingrat, faisant une nouvelle gambade, traversa le petit canal des Prisons sans le secours d'aucun pont ni d'aucun bateau, et s'abattit comme une mouette sur l'autre rive.�Au diable le chapeau! s'�cria ser Zacomo d�courag�; avant que je n'aie travers�un pont, il aura franchi tous les canaux de la ville. En profite qui voudra! ...� Un temp�te de rires et de hu�es r�pondit en glapissant�l'exclamation de ser Zacomo. Il jeta autour de lui un regard courrouc�, et se vit au milieu d'une troupe de polissons qui, sous leurs guenilles et avec leurs mines sales et effront�es, imitaient son attitude tragique et le froncement olympien de son sourcil.�Canaille! s'�cria le brave homme en riant�demi de leurs singeries et de sa propre m�saventure, prenez garde que je ne saisisse l'un de vous par les oreilles et que je ne le lance avec mon chapeau au milieu des lagunes!� En prof�rant cette menace, ser Zacomo voulut faire le moulinet avec sa canne; mais comme il levait le bras avec une noble fureur, ses jambes perdirent l'�quilibre; il�tait pr�s de la rive, et il abandonna le pav� pour aller tomber ...
II.
Heureusement la gondole de la princesse Veneranda se trouvait l�, arr�t�e par un embarras de barques chioggiotes, et faisait de vains
efforts de rames pour les d�passer. Ser Zacomo, se voyant lanc�, ne songea plus qu'�tomber le plus d�cemment possible, tout en se recommandant�la Providence, laquelle, prenant sa dignit�de p�re de famille et de marchand de soieries en consid�ration, daigna lui permettre d'aller s'abattre aux pieds de la princesse Veneranda, et de ne point chiffonner trop malhonn�tement le panier de cette illustre personne. N�anmoins la princesse, qui�tait fort nerveuse, jeta un grand cri d'effroi, et les polissons press�s sur la rive applaudirent et tr�pign�rent de joie. Il rest�rent l�tant que leurs hu�es et leurs rires purent atteindre le malheureux Zacomo, que la gondole emportait trop lentement�travers la m�l�e d'embarcations qui encombraient le canal. La princesse grecque Veneranda Gica�tait une personne sur l'�ge de laquelle les commentateurs flottaient irr�solus, du chiffre quarante au chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un corps balein�, d'une rigidit�majestueuse. Pour se d�dommager de cette contrainte o�, par amour de la t�nuit�, elle condamnait une partie de ses charmes; et pour para�tre encore jeune et fol�tre, elle remuait� tout propos les bras et la t�te, de sorte qu'on ne pouvait�tre assis pr�s d'elle sans recevoir au visage�chaque instant son�ventail ou ses plumes. Elle�tait d'ailleurs bonne, obligeante, g�n�reuse jusqu'�la prodigalit�, romanesque, superstitieuse, cr�dule et faible. Sa bourse avait�t�exploit�e par plus d'un charlatan, et son cort�ge avait�t� grossi de plus d'un chevalier d'industrie. Mais sa vertu�tait sortie pure de ces dangers, gr�ce�une froideur excessive d'organisation que les pu�rilit�s de la coquetterie avaient fait passer�l'�tat de maladie chronique. Ser Zacomo Spada�tait sans contredit le plus riche et le plus estimable marchand de soieries qu'il y e�t dans Venise. C'�tait un de ces v�ritables amphibies qui pr�f�rent leur�le de pierre au reste du monde, qu'ils n'ont jamais vu, et qui croiraient manquer�l'amour et au respect qu'ils lui doivent s'ils cherchaient�acqu�rir la moindre connaissance de ce qui existe au d�j�. Celui-ci se vantait de n'avoir jamais mis le pied en terre ferme, et de ne s'�tre jamais assis dans un carrosse. Il poss�dait tous les secrets de son commerce, et savait au juste quel�lot de l'Archipel ou quel canton de la Calabre�levait les plus beaux m�riers et filait les meilleures soies. Mais l�se bornaient absolument ses notions sur l'histoire naturelle terrestre. Il ne connaissait de quadrup�des que les chiens et les chats, et n'avait vu de boeuf que coup�par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait des chevaux une id�e fort incertaine, pour en avoir vu deux fois dans, sa vie�de 'certaines solennit�s o�, pour divertir et surprendre le peuple, le s�nat avait permis�des troupes de bateleurs d'en amener quelques-uns sur le quai des Esclavons. Mais ils�taient si bizarrement et si pompeusement enharnach�s, que ser Zacomo et beaucoup d'autres avaient pu penser que leurs crins,�taient naturellement tress�s et m�l�s de fils d'or et d'argent. Quant aux touffes de plumes rouges et blanches dont on les avait couronn�s, il�tait hors de doute qu'elles appartenaient�leurs t�tes, et ser Zacomo, en faisant�sa famille la description du cheval, d�clarait que cet ornement naturel�tait ce qu'il y avait de plus beau dans l'animal extraordinaire apport�de la terre ferme. Il le rangeait d'ailleurs clans l'esp�ce du boeuf, et encore aujourd'hui beaucoup de V�nitiens ne connaissent pas le cheval sous une autre d�nomination que celle de boeuf sans cornes, _bue senxa corni . _ Ser Zacomo�tait m�fiant�l'exc�s quand il s'agissait de risquer un sequin dans une affaire, cr�dule comme un enfant et capable de se ruiner quand on savait s'emparer de son imagination, que l'oisivet�avait rendue fort impressionnable; laborieux et actif, mais indiff�rent �toutes les jouissances que pouvaient lui procurer ses b�n�fices;
amoureux de l'or monnay , et dilettant en qu'il la � e_ e di musica_, bi�t voix fausse et battit toujours la mesure�contre-temps; doux, souple, et assez adroit pour r�gner au moins sur son argent sans trop irriter une femme acari�tre; pareil d'ailleurs�tous ces vrais types de sa patrie, qui participent au moins autant de la nature du polype que de celle de l'homme. Il y avait bien une trentaine d'ann�es que M. Spada fournissait des �toffes et des rubans�la toilette effr�n�e de la princesse Gica; mais il se gardait bien de savoir le compt�des ans�coul�s lorsqu'il avait l'honneur de causer avec elle, ce qui lui arrivait assez souvent, d'abord parce que la princesse se livrait volontiers avec lui au plaisir de babiller, le plus doux qu'une femme grecque connaisse; ensuite parce que Venise a eu en tout temps les moeurs faciles et famili�res qui n'appartiennent gu�re en France qu'aux petites villes, et que notre grand monde, plus collet-mont�, appellerait du comm�rage de mauvais ton. Apr�s s'�tre fait expliquer l'accident qui avait lanc�M. Zacomo�ses pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans fa�on aupr�s d'elle, et le for�a, malgr�ses humbles excuses, d'accepter un abri sous le drap noir de sa gondole contre la pluie et le vent, qui faisaient rage, et qui autorisaient suffisamment un t�te-�-t�te entre un vieux marchand sexag�naire et une jeune princesse qui n'avait pas plus de cinquante-cinq ans. �Vous viendrez avec moi jusqu'�mon palais, lui avait-elle dit, et mes gondoliers vous conduiront jusqu'�: votre boutique.�Et, chemin faisant, elle l'accablait de questions sur sa sant�, sur ses affaires, sur sa femme, sur sa fille; questions pleines d'int�r�t, de bont�, mais surtout de curiosit�; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours dans l'oisivet�, n'auraient absolument rien�dire le soir�leurs amants ou�leurs amis si elles ne s'�taient fait le matin un petit recueil d'anecdotes plus ou moins pu�riles. Ser Spada, d'abord tr�s-honor�de ces questions, y r�pondit moins nettement, et se troubla lorsque la princesse entama le chapitre du prochain mariage de sa fille.�Mattea, lui disait-elle pour l'encourager �r�pondre, est la plus belle personne du monde; vous devez�tre bien heureux et bien fier d'avoir une si charmante enfant. Toute la ville en parle, et il n'est bruit que de son air noble et de ses mani�res distingu�es. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d'elle comme�l'ordinaire? Il me semble que vous avez quelque chagrin, et je gagerais que c'est�propos de Mattea; car, chaque fois que je prononce son nom, vous froncez le sourcil comme un homme qui souffre. Voyons, voyons; contez-moi cela. Je suis l'amie de votre petite famille; j'aime Mattea de tout mon coeur, c'est ma filleule; j'en suis fi�re. Je serais bien f�ch�e qu'elle f�t pour vous un sujet de contrari�t�, et vous savez que j'ai droit de la morig�ner. Aurait-elle une amourette? refuserait-elle d'�pouser son cousin Checo?� M. Spada, dont toutes ces interrogations augmentaient terriblement la souffrance, essaya respectueusement de les�luder; mais Veneranda, ayant flair�l�l'odeur d'un secret, s'acharnait�sa proie, et le bonhomme, quoique assez honteux de ce qu'il avait�dire, ayant une juste confiance en la bont�de la princesse, et d'ailleurs aimant�parler comme un V�nitien, c'est-�-dire presque autant qu'une Grecque, se r�solut�confesser le sujet de sa pr�occupation. �H�las! brillante Excellence (chiarissima); dit-il en prenant une prise de tabac imaginaire dans sa tabati�re vide, c'est en effet ma fille qui cause le chagrin que je ne puis dissimuler. Votre seigneurie sait bien que Mattea est en�ge de songer�autre chose qu'�des poup�es. --Sans doute, sans doute, elle�tant�t cinq pieds de haut, r�pondit
la princesse, la plus, belle taille qu'une femme puisse avoir; c'est pr�cis�ment ma taille. Cependant elle n'a pas plus de quatorze ans; c'est ce qui la rend un peu excusable; car, apr�s tout, c'est encore un enfant incapable d'un raisonnement s�rieux: D'ailleurs le pr�coce d�veloppement de sa beaut�doit n�cessairement lui donner quelque impatience d'�tre mari�e. --H�las! reprit ser Zacomo, votre seigneurie sait combien ma fille est admir�e, non-seulement par tous ceux qui la connaissent, mais encore par tous ceux qui passent devant notre boutique. Elle sait que les plus �l�gants et les plus riches seigneurs s'arr�tent des heures enti�res devant notre porte, feignant de causer entre eux ou d'attendre quelqu'un, pour jeter de fr�quents regards sur le comptoir o�elle est assise aupr�s de sa m�re. Plusieurs viennent marchander mes�toffes pour avoir le plaisir de lui adresser quelques mots, et ceux qui ne sont point malappris ach�tent toujours quelque chose, ne f�t-ce qu'une paire de bas de soie; c'est toujours cela. Dame Loredana, mon�pouse, qui certes est une femme alerte et vigilante, avait�lev�cette pauvre enfant dans de si bons principes que jamais jusqu'ici on n'avait vu une fille si r�serv�e, si discr�te et si honn�te; toute la ville en t�moignerait. --Certes, reprit la princesse, il est impossible d'avoir un maintien plus convenable que le sien, et j'entendais dire l'autre jour dans une soir�e que la Mattea�tait une des plus belles personnes de Venise, et que sa beaut��tait rehauss�e par un certain air de noblesse et de fiert�qui la distinguait de toutes ses�gales et la faisait para�tre comme une princesse au milieu d'un troupeau de soubrettes. --Cela est vrai, par le Christ, vrai! r�p�ta ser Zacomo d'un ton m�lancolique. C'est une fille qui n'a jamais perdu son temps�s'attifer de colifichets, chose qui ne convient qu'aux dames de qualit�; toujours propre et bien peign�e d�s le matin, et si tranquille, si raisonnable, qu'il n'y a pas un cheveu de d�rang��son chignon dans toute une journ�e;�conome, laborieuse, et douce comme une colombe, ne r�pondant jamais pour se dispenser d'ob�ir, silencieuse que c'est un miracle, �tant fille de ma femme! enfin un diamant, un vrai tr�sor. Ce n'est pas la coquetterie qui l'a perdue; car elle ne faisait nulle attention�ses admirateurs, pas plus aux honn�tes gens qui venaient acheter dans ma boutique qu'aux godelureaux qui en encombraient le seuil pour la regarder. Ce n'est pas non plus l'impatience d'�tre mari�e; car elle sait qu'elle a�Mantoue un mari tout pr�t, qui n'attend qu'un mot pour venir lui faire sa cour. Eh bien! malgr�tout cela, voil�que du jour au lendemain, et sans avertir personne, elle s'est mont�la t�te pour quelqu'un que je n'ose pas seulement nommer. --Pour qui? grand Dieu! s'�cria Veneranda; est-ce le respect ou l'horreur qui glace ce nom sur vos l�vres? est-ce de votre vilain bossu gar�on de boutique; est-ce du doge que votre fille est�prise? --C'est pis que tout ce que Votre Excellence peut imaginer, r�pondit ser Zacomo en s'essuyant le front: c'est d'un m�cr�ant, c'est d'un idol�tre, c'est du Turc Abul! --Qu'est-ce que cet Abul? demanda la princesse. --C'est, r�pondit Zacomo, un riche fabricant de ces belles�toffes de soie de Perse, broch�es d'or et d'argent, que l'on fa�onne�l'�le de Scio, et que Votre Excellence aime�trouver dans mon magasin. --Un Turc! s'�cria Veneranda; sainte madone! c'est en effet bien d�plorable, et je n'y con�ois rien. Amoureuse d'un Turc,�Spada! cela ne peut pas�tre; il y a l�-dessous quelque myst�re. Quant�moi, j'ai �t�, dans mon pays, poursuivie par l'amour des plus beaux et des plus
riches d'entre eux, et je n'ai jamais eu que de l'horreur pour, ces gens-l�. Oh! c'est que je me suis recommand�e�Dieu d�s l'�ge o�ma beaut�m'a mise en danger, et qu'il m'a toujours pr�serv�e; Mais sachez que tous les musulmans sont vou�s au diable, et qu'ils poss�dent tous des amulettes ou des philtres au moyen desquels beaucoup de chr�tiennes renient le vrai Dieu pour se jeter dans leurs bras. Soyez s�r de ce que je vous dis. --N'est-ce pas une chose inou�e, un de ces malheurs qui ne peuvent arriver qu'�moi? dit M. Spada. Une fille si belle et si honn�te! --Sans doute, sans doute, reprit la princesse; il y a de quoi s'�tonner et s'affliger. Mais, je vous le demande, comment a pu s'op�rer un pareil sortil�ge? --Voil�ce qu'il m'est impossible de savoir. Seulement, s'il y a un charme jet�sur ma fille, je crois pouvoir en accuser un inf�me serpent, appel�Timoth�e, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d'interpr�te entre lui et moi; car ces mahom�tans ont une t�te de fer, et depuis cinq ans qu'Abul vient�Venise, il ne parle pas plus chr�tien que le premier jour. Ce n'est donc pas par les oreilles qu'il a s�duit ma fille; car il s'assied dans un coin et ne dit mot non plus qu'une pierre. Ce n'est pas par les yeux; car il ne fait pas plus attention�elle que s'il ne l'e�t pas encore aper�ue. Il faut donc en effet, comme Votre Excellence le remarque et comme je l'avais d�j�pens�, qu'il y ait une cause surnaturelle�cet amour-l�; car de tous les hommes dont Mattea est entour�e, ce damn�est le dernier auquel une fille sage et prudente comme elle aurait d�songer. On dit que c'est un bel homme; quant�moi, il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue barbe noire. --Mon cher monsieur, interrompit la princesse, il y a du sortil�ge l�-dedans. Avez-vous surpris quelque intelligence entre votre fille et ce Grec Timoth�e? --Certainement. Il est si bavard qu'il parle m�me avec _Tisb�_, la chienne de ma femme, et il adresse, tr�s-souvent la parole�ma fille pour lui dire des riens, des�neries qui la feraient b�iller dites par un autre, mais qu'elle accueille fort bien de la part de Timoth�e; c'est au point que nous avons cru d'abord qu'elle�tait amoureuse du Grec, et comme c'est un homme de rien, nous en�tions f�ch�s. H�las! ce qui lui arrive est bien pis! -Et comment savez-vous que c'est du Turc et non pas du Grec que votre -fille est amoureuse? --Parce qu'elle nous l'a dit elle-m�me ce matin. Ma femme la voyant maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pens�que c'�tait le d�sir d'�tre mari�e qui la tourmentait ainsi, et nous avions d�cid� que nous ferions venir son pr�tendu sans lui rien dire. Ce matin elle vint m'embrasser d'un air si chagrin et avec un visage si p�le que je crus lui faire plaisir en lui annon�ant la prochaine arriv�e de Checo. Mais, au lieu de se r�jouir, elle hocha la t�te d'une mani�re qui f�cha ma femme, laquelle, il faut l'avouer, est un peu emport�e, et traite quelquefois sa fille trop s�v�rement.�Qu'est-ce�dire? lui demanda-t-elle; est-ce ainsi que l'on r�pond�son papa?--Je n'ai rien r�pondu, dit la petite.--Vous avez fait pis, dit la m�re, vous avez t�moign�du d�dain pour la volont�de vos parents.--Quelle volont�? demanda Mattea.--La volont�que vous receviez bien Checo, r�pondit ma femme; car vous savez qu'il doit�tre votre mari; et je n'entends pas que vous le tourmentiez de mille caprices, comme font les petites personnes d'aujourd'hui, qui meurent d'envie de se marier, et qui, pour jouer les pr�cieuses, font perdre la t�te�un pauvre fianc�par des
fantaisies et des simagr�es de toute sorte; Depuis quelque temps vous �tes devenue fort bizarre et fort insupportable, je vous en avertis,� etc., etc. Votre Excellence peut imaginer tout ce que dit ma femme, elle a une si brave langue dans la bouche! Cela finit par impatienter la petite, qui lui dit d'un air tr�s-hautain:�Apprenez que Checo ne sera jamais mon mari, parce que je le d�teste, et parce que j'ai dispos�de mon coeur.�Alors Loredana se mit dans une grande col�re et lui fit mille menaces. Mais je la calmai en disant qu'il fallait savoir en faveur de qui notre fille avait, comme elle le disait, dispos�de son coeur; et je la pressai de nous le dire. J'employai la douceur pour la faire parler, mais ce fut inutile.�C'est mon secret, disait-elle; je sais que je ne puis jamais�pouser celui que j'aime, et j'y suis r�sign�e; mais je l'aimerai en silence, et je n'appartiendrai jamais� un autre.�L�-dessus, ma femme s'emporta de plus en plus, lui reprocha de s'�tre�namour�e de ce petit aventurier de Timoth�e, le laquais d'un Turc, et elle lui dit tant de sottises que la col�re fit plus que l'amiti�, et que la malheureuse enfant s'�cria en se levant et en parlant d'une voix ferme:�Toutes vos menaces sont inutiles; j'aimerai celui que mon coeur a choisi, et puisque vous voulez savoir son nom, sachez-le: c'est Abul.�L�-dessus elle cacha son visage enflamm�dans ses deux mains, et fondit en larmes. Ma femme s'�lan�a vers elle et lui donna un soufflet. --Elle eut tort! s'�cria la princesse. --Sans doute, Excellence, elle eut tort. Aussi, quand je fus revenu de l'esp�ce de stupeur o�cette d�claration m'avait jet�, j'allai prendre ma fille par la main, et, pour la soustraire au ressentiment de sa m�re, je courus l'enfermer dans sa chambre, et je revins essayer de calmer la Loredana. Ce ne fut pas facile; enfin,�force de la raisonner, j'obtins qu'elle laisserait l'enfant se d�piter et rougir de honte toute seule pendant quelques heures. Je me chargeai ensuite d'aller la r�primander, et de l'amener demander pardon�sa m�re�l'heure du souper. Pour lui donner le temps de faire ses r�flexions, je suis sorti, emportant la clef de sa chambre dans ma poche, et songeant moi-m�me�ce que je pourrais lui dire de terrible et de convenable pour la frapper d'�pouvante et la ramener�la raison. Malheureusement l'orage m'a surpris au milieu de ma m�ditation, et voici que je suis forc�de retourner au logis sans avoir trouv�le premier mot de mon discours paternel. J'ai bien encore trois heures avant le souper, mais Dieu sait si les questions, les exclamations et les lamentations de la Loredana me laisseront un quart d'heure de loisir pour me pr�parer�la conf�rence. Ah! qu'on est malheureux, Excellence, d'�tre p�re de famille et d'avoir affaire�des Turcs! --Rassurez-vous, mon digne monsieur, r�pondit la princesse d'un air grave. Le mal n'est peut-�tre pas aussi grand que vous l'imaginez. Peut-�tre quelques exhortations douces de votre part suffiront-elles pour chasser l'influence du d�mon. Je m'occuperai, quant�moi, de r�citer des pri�res et de faire dire des messes. Et puis je parlerai; soyez s�r que j'ai de l'influence sur la Mattea. S'il le faut, je l'emm�nerai�la campagne. Venez me voir demain, et amenez-la avec vous. Cependant veillez bien�ce qu'elle ne porte aucun bijou ni aucune �toffe que ce Turc ait touch�e. Veillez aussi�ce qu'il ne fasse pas devant elle des signes cabalistiques avec les doigts. Demandez-lui si elle n'a pas re�u de lui quelque don; et si cela est arriv�, exigez qu'elle vous le remette, et jetez-le au feu. A votre place, je ferais exorciser la chambre. On ne sait pas quel d�mon peut s'en�tre empar�. Allez, cher Spada, d�p�chez-vous, et surtout tenez-moi au courant de cette affaire. Je m'y int�resse beaucoup.� En parlant ainsi, la princesse, qui�tait arriv�e�son palais, fit un salut gracieux�son prot�g�, et s'�lan�a, soutenue de ses deux gondoliers, sur les marches du p�ristyle. Ser Zacomo, assez frapp�de la
profondeur de ses id�es et un peu soulag�de son chagrin, remercia les gondoliers, car le temps�tait d�j�redevenu serein, et reprit�pied, par les rues�troites et anguleuses de l'int�rieur, le chemin de sa boutique, situ�e sous les vieilles Procuraties.
III.
Enferm�e dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattea se promenait en silence, les bras crois�s sur sa poitrine, dans une attitude de mutine r�solution, et la paupi�re humide d'une larme que la fiert�ne voulait point laisser tomber. Elle n'�tait pourtant vue de personne; mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfants et aux femmes, que son courage tenait�un fil, et que la premi�re larme qui s'ouvrirait un passage�travers ses longs cils noirs entra�nerait un d�luge difficile�r�primer. Elle se contenait donc et se donnait en passant et en repassant devant sa glace des airs d�gag�s, affectant une d�marche alti�re et s'�ventant d'un large�ventail de la Chine�la mode de ce temps-l�. Mattea, ainsi qu'on a pu le voir par la conversation de son p�re avec la princesse,�tait une fort belle cr�ature,�g�s de quatorze ans seulement, mais d�j�tr�s-d�velopp�e et tr�s-convoit�e par tous les galants de Venise. Ser Zacomo ne la vantait point au del�de ses m�rites en d�clarant que c'�tait un v�ritable tr�sor, une fille sage, r�serv�e, laborieuse, intelligente, etc., etc. Mattea poss�dait toutes ces qualit�s et d'autres encore que son p�re�tait incapable d'appr�cier, mais qui, dans la situation o�le sort l'avait fait na�tre, devaient �tre pour elle une source de maux tr�s-grands. Elle�tait dou�e d'une imagination vive, facile�exalter, d'un coeur fier et g�n�reux et d'une grande force de caract�re. Si ces facult�s eussent�t�bien dirig�es dans leur essor, Mattea e�t�t�la plus heureuse enfant du monde et M. Spada le plus heureux des p�res; mais madame Loredana, avec son caract�re violent, son humeur�cre et querelleuse, son opini�tret�qui allait jusqu'�la tyrannie, avait sinon g�t�, du moins irrit�cette belle�me au point de la rendre orgueilleuse, obstin�e, et m�me un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet du caract�re absolu de sa m�re, mais adouci par la bont�et l'amour de la justice, qui est la base de toute belle organisation. Une intelligence�lev�e, qu'elle avait re�ue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans pendant les heures destin�es au sommeil, la rendaient tr�s-sup�rieure �ses parents, quoiqu'elle f�t tr�s-ignorante et plus simple peut-�tre qu'une fille�lev�e dans notre civilisation moderne ne l'est�l'�ge de huit ans. �lev�e rudement quoique avec amour et sollicitude, r�primand�e et m�me frapp�e dans son enfance pour les plus l�g�res inadvertances, Mattea avait con�u pour sa m�re un sentiment de crainte qui souvent touchait� l'aversion. Alti�re et d�vor�e de rage en recevant ces corrections, elle s'�tait habitu�e�les subir dans un sombre silence, refusant h�ro�quement de supplier son tyran, ou m�me de para�tre sensible�ses outrages. La fureur de sa m�re�tait doubl�e par cette r�sistance, et quoique au fond elle aim�t sa fille, elle l'avait si cruellement maltrait�e parfois que ser Zacomo avait�t�oblig�de l'arracher de ses mains. C'�tait le seul courage dont il fut capable, car il ne la redoutait pas moins que Mattea, et de plus la faiblesse de son caract�re le pla�ait sous la domination de cet esprit plus obstin�et plus imp�tueux que le sien. En grandissant, Mattea avait appel�la prudence au secours de son oppression, et par frayeur, par aversion peut-�tre, elle s'�tait habitu�e�une stricte ob�issance et�une muette ponctualit�dans sa lutte; mais la conviction qui encha�ne les coeurs s'�loignait du sien chaque jour davantage. En elle-m�me elle d�testait
son joug, et sa volont�secr�te d�mentait�chaque instant, non pas ses paroles (elle ne parlait jamais, pas m�me�son p�re, dont la faiblesse lui causait une sorte d'indignation), mais ses actions et sa contenance. Ce qui la r�voltait peut-�tre le plus et�juste titre, c'�tait que sa m�re, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses injustices, se piqu�t d'une aust�re d�votion, et la contraignit aux plus �troites pratiques du bigotisme. La pi�t�, g�n�ralement si douce, si tol�rante et si gaie chez la nation v�nitienne,�tait dans le coeur de la Pi�montaise Loredana un fanatisme insupportable que Mattea ne pouvait accepter. Aussi, tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et en d�vorant�ses pieds chaque jour bien des larmes am�res, la pauvre enfant avait os�, chose inou�e dans ce temps et dans ce pays, se s�parer int�rieurement du dogme�l'�gard de plusieurs points arbitraires. Elle s'�tait fait, sans beaucoup de r�flexion et sans aucune controverse, une religion personnelle, pure, sinc�re, instinctive. Elle apprenait chaque jour cette religion de son choix, l'occasion amenant le pr�cepte, l'absurdit�des arr�ts * les r�voltes du bon sens; et quand elle entendait sa m�re damner impitoyablement tous les h�r�tiques, quelque vertueux qu'ils fussent, elle allait assez loin dans l'opinion contraire pour absoudre m�me les infid�les et les regarder comme ses fr�res. Mais elle ne disait point ses pens�es�cet�gard; car, quoique son extr�me docilit�apparente e�t d�d�sarmer pour toujours la m�g�re, celle-ci,� la moindre marque d'inattention ou de lenteur dans l'accomplissement de ses volont�s, lui infligeait des ch�timents r�serv�s�l'enfance et dont l'�me outr�e de l'adolescente Mattea ressentait vivement les profondes atteintes. Si bien que cent fois elle avait form�le projet de s'enfuir de la maison paternelle, et ce projet e�t d�j��t�ex�cut�si elle avait pu compter sur un lieu de refuge; mais dans son ignorance absolue du monde, sans en conna�tre les vrais�cueils, elle craignait de ne pouvoir trouver nulle part asile et protection. Elle ne connaissait en fait de femmes que sa m�re et quelques volumineuses matrones de m�me acabit, plus ou moins exerc�es aux criailleries conjugales, mais toutes aussi born�es, aussi�troites dans leurs id�es, aussi intol�rantes dans ce qu'elles appelaient leurs principes moraux et religieux. Mattea croyait toutes les femmes semblables�celles-l�, tous les hommes aussi incertains, aussi opprim�s, aussi peu�clair�s que son p�re. Sa marraine, la princesse Gica, lui�tait douce et facile; mais l'absurdit�de son caract�re n'offrait pas plus de garantie que celui d'un enfant. Elle ne savait o� placer son esp�rance, et songeait�se retirer dans quelque d�sert pour y vivre de racines et de pleurs.--Si le monde est ainsi, se disait-elle dans ses vagues r�veries, si les malheureux sont repouss�s partout, si celui que l'injustice r�volte doit�tre maudit et chass�comme un impie, ou charg�de fers comme un fou dangereux, il faut que je meure ou que je cherche la Th�ba�de. Alors elle pleurait et tombait dans de longues r�flexions sur cette Th�ba�de qu'elle ne se figurait gu�re plus�loign�e que Trieste ou Padoue, et qu'elle songeait�gagner�pied avec quelques sequins, fruit des�pargnes de toute sa vie. Toute autre qu'elle e�t song��se sauver dans un couvent, refuge ordinaire, en ce temps-l�, des filles coupables ou d�sol�es. Mais elle avait une invincible m�fiance et une esp�ce de haine pour tout ce qui portait un habit religieux. Son confesseur l'avait trahie dans de soi-disant bonnes intentions en discourant avec sa m�re et de la confession re�ue et de la p�nitence fructueuse�imposer. Mattea le savait, et, forc�e de retourner vers lui, elle avait eu la fermet�de refuser et la p�nitence et l'absolution. Menac�e par le confesseur, elle l'avait menac��son tour d'aller se jeter aux pieds du patriarche et de lui tout d�clarer. C'�tait une menace qu'elle n'aurait point ex�cut�e, car la pauvre opprim�e e�t craint de trouver dans le patriarche lui-m�me un oppresseur plus puissant; mais elle avait r�ussi�effrayer le
pr�tre, et depuis ce temps le secret de sa confession avait�t� respect�. Mattea, s'imaginant que toute nonne ou pr�tre�qui elle aurait recours, bien loin de prendre sa d�fense, la livrerait�sa m�re et rendrait sa cha�ne plus pesante, repoussait non-seulement l'id�e d'implorer de telles gens, mais encore celle de fuir. Elle chassait vite ce projet dans la singuli�re crainte de le faire�chouer en�tant forc�e de s'en confesser, et, par une sorte de j�suitisme naturel aux�mes f�minines, elle se persuadait n'avoir eu que d'involontaires vell�it�s de fuite, tandis qu'elle conservait solide et intacte dans je ne sais quel repli cach�de son coeur la volont�de partir�la premi�re occasion. Elle e�t pu chercher dans les offres ou seulement dans les d�sirs naissants de quelque adorateur une garantie de protection et de salut; mais Mattea, aussi chaste que son�ge, n'y avait jamais pens�; il y avait dans les regards avides que sa beaut�attirait sur elle quelque chose d'insolent qui blessait son orgueil au lieu de le flatter, et qui l'augmentait dans un sens tout oppos��la pu�rile vanit�des jeunes filles. Elle n'�tait occup�e qu'�se cr�er un maintien froid et d�daigneux qui�loign�t toute entreprise impertinente, et elle faisait si bien que nulle parole d'amour n'avait os�arriver jusqu'�son oreille, aucun billet jusqu'�la poche de son tablier. Mais comme elle agissait ainsi par disposition naturelle et non par suite des le�ons emphatiques de sa m�re, elle ne repoussait pas absolument l'espoir de trouver un coeur noble, une amiti�solide et d�sint�ress�e, qui consent�t�la sauver sans rien exiger d'elle; car si elle ignorait bien des choses, elle en savait aussi beaucoup que les filles d'une condition m�diocre apprennent de tr�s-bonne heure. Le cousin Checo�tant stupide et insoutenable comme tous les maris tenus en r�serve par la pr�voyance des parents, Mattea s'�tait jur�de se pr�cipiter dans le Canalazzo plut�t que d'�pouser cet homme ridicule, et c'�tait principalement pour se garantir de ses poursuites qu'elle avait d�clar�le matin m�me�sa m�re, dans un effort d�sesp�r�, que son coeur appartenait�un autre. Mais cela n'�tait pas vrai. Quelquefois peut-�tre Mattea, laissant errer ses yeux sur le calme et beau visage du marchand turc, dont le regard ne la recherchait jamais et ne l'offensait point comme celui des autres hommes, avait-elle pens�que cet homme,�tranger aux lois et aux pr�jug�s de son pays, et surtout renomm�entre tous les n�gociants turcs pour sa noblesse et sa probit�, pouvait la secourir. Mais�cette id�e rapide avait succ�d�un raisonnable avertissement de son orgueil; Abul ne semblait nullement�prouver pour elle amour, amiti�ou compassion. Il ne paraissait pas m�me la voir la plupart du temps; et s'il lui adressait quelques regards�tonn�s, c'�tait de la singularit�de son v�tement europ�en, ou du bruit que faisait�son oreille la langue presque inconnue qu'elle parlait, qu'il�tait�merveill�. Mattea s'�tait rendu compte de tout cela; elle se disait sans humeur, sans d�pit, sans chagrin, peut-�tre seulement avec une surprise ing�nue, qu'elle n'avait produit aucune impression sur Abul; puis elle ajoutait:�Si quelque marchand turc d'une bonne et honn�te figure, et d'une intacte r�putation, comme Abul-Amet, m'offrait de m'�pouser et de m'emmener dans son pays, j'accepterais sans r�pugnance et sans scrupule; et quelque m�diocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l'�tre plus qu'ici. C'�tait l�tout, en v�rit�. Ni le Turc Abul, ni le Grec Timoth�e ne lui avaient adress�une parole qui donn�t suite�ces id�es, et c'�tait dans un moment d'exasp�ration singuli�re, d�lirante, inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea, soit pour d�sesp�rer sa m�re, soit pour se persuader�elle-m�me qu'elle avait une volont�bien arr�t�e, avait imagin�de nommer le Turc plut�t que le Grec, plut�t que le premier V�nitien venu.
Cependant,�peine cette parole fut-elle prononc�e,�trange effet de la volont�ou de l'imagination dans les jeunes t�tes! que Mattea chercha �se p�n�trer de cet amour chim�rique et�se persuader que depuis plusieurs jours elle en avait ressenti les myst�rieuses atteintes.--Non, se disait-elle, je n'ai point menti, je n'ai point avanc�au hasard une assertion folle. J'aimais sans le savoir; toutes mes pens�es, toutes mes esp�rances se reportaient vers lui. Au moment du p�ril, dans la crise d�cisive du d�sespoir, mon amour s'est r�v�l�aux autres et�moi-m�me; ce nom est sorti de mes l�vres par l'effet d'une volont�divine, et, je le sens maintenant, Abul est ma vie et mon salut. En parlant ainsi�haute voix dans sa chambre, exalt�e, belle comme un ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation et faisait voltiger son�ventail autour d'elle.
IV.
Timoth�e�tait un petit homme d'une figure agr�able et fine, dont le regard un peu railleur�tait temp�r�par l'habitude d'une prudente courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans, et sortait d'une bonne famille de Grecs esclavons, ruin�e par les exactions du pouvoir ottoman. De bonne heure il avait couru le monde, cherchant un emploi, exer�ant tous ceux qui se pr�sentaient�lui, sans morgue, sans timidit�, ne s'inqui�tant pas, comme les hommes de nos jours, de savoir s'il avait _� �_ une vocation, une sp cialit quelconque, mais s'occupant avec constance�rattacher son existence isol�e�celle de la foule. Nullement fanfaron, mais fort entreprenant, il abordait tous les moyens de faire fortune, m�me les plus�trangers aux moyens pr�c�demment tent�s par lui. En peu de temps il se rendait propre aux travaux que son nouvel �tat exigeait; et lorsque son entreprise avortait, il en embrassait une autre aussit�t. P�n�trant, actif, passionn�comme un joueur pour toutes les chances de la sp�culation, mais prudent, discret et tant soit peu fourbe, non pas jusqu'�la d�loyaut�, mais bien jusqu'�l�malice, il �tait de ces hommes qui�chappent�tous les d�sastres avec ce mot: _ _�ne parviennent p urs� Nous verrons bien! Ceux-l , s'ils as toujo l'apog�e de la destin�e, se font du moins une place commode au milieu de l'encombrement des intrigues et des ambitions; et lorsqu'ils r�ussissent �monter jusqu'�un poste brillant, on s'�tonne de leur subite �l�vation, on les appelle les privil�gi�s de la fortune. On ne sait pas par combien de revers patiemment support�s, par combien de fatigantes �preuves et d'audacieux efforts ils ont achet�ses faveurs. Timoth�e avait donc exerc�tour�tour les fonctions de gar�on de caf�, de glacier, de colporteur, de trafiquant de fourrures, de commis, d'aubergiste, d'empirique et de r�gisseur, toujours�la suite ou dans les int�r�ts de quelque musulman; car les Grecs de cette�poque, en quelque lieu qu'ils fussent, ne pouvaient s'affranchir de la domination turque, sous peine d'�tre condamn�s�mort en remettant le pied sur le sol de leur patrie, et Timoth�e ne voulait point se fermer l'acc�s d'une contr�e dont il connaissait parfaitement tous les genres d'exploitation commerciale. Il avait�t�charg�d'affaires de plusieurs trafiquants qui l'avaient envoy�en Allemagne, en France, en Egypte, en Perse, en Sicile, en Moscovie et en Italie surtout, Venise�tant alors l'entrep�t le plus consid�rable du commerce avec l'Orient. Dans ces divers voyages, Timoth�e avait appris incroyablement vite�parler, sinon correctement, du moins facilement, les diverses langues des peuples qu'il avait visit�s. Le dialecte v�nitien�tait un de ceux qu'il poss�dait le mieux, et le teinturier Abul-Amet, n�gociant consid�rable, dont les ateliers �taient�Corfou l'avait pris depuis peu pour inspecteur de ses ouvriers, teneur de livres, truchement, etc. Il avait en lui une extr�me