Lettres de Bendjebel
155 pages
Français

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Lettres de Bendjebel , livre ebook

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Description

« Enfants pendant l'occupation, nous rêvions de devenir des maquisards mais quelques années plus tard c'est la guerre d'Algérie qui nous a cueillis, à peine sortis de l'adolescence. Nous nous sommes retrouvés un fusil dans les mains pour combattre ceux qui se battaient pour leur liberté. Je me suis senti alors trahi par ma patrie, celle qui avait combattu les nazis. J'ai eu à plusieurs reprises l'envie de m'échapper de cet enfer, je ne l'ai pas fait car ce cauchemar m'a permis de mieux découvrir l'existence et la solidité de mes racines. C'étaient des souvenirs de bonheur et d'humour, c'étaient mes jeunes années, ma famille et mon terroir qui s'accrochaient à moi pour me retenir, pour me dire qu'il ne me fallait pas tout détruire. J'ai compris alors que mes idées - pourtant très justes - ne me donnaient pas tous les droits. »

Sujets

Informations

Publié par
Date de parution 28 février 2015
Nombre de lectures 29
EAN13 9782365752756
Langue Français

Informations légales : prix de location à la page 0,0060€. Cette information est donnée uniquement à titre indicatif conformément à la législation en vigueur.

Extrait

Étienne Huc


Lettres à Bendjebel


Un enfant du Lot-et-Garonne dans la guerre d’Algérie







Les faits relatés dans ce livre sont authentiques avec peut-être quelques petits changements dans leur chronologie.
Tous les noms propres des personnes ont été changés ainsi que les noms de villages, petites villes ou lieux-dits situés en dehors du Lot-et-Garonne.


Bendjebel,

Cette longue lettre que je t’envoie a été commencée il y a bien longtemps, plus précisément dix ans après mon retour d’Algérie. L’Algérie, ton pays, où j’avais été envoyé comme tant d’autres jeunes Français de 20 ans pour faire mon service militaire, plus exactement pour combattre ceux qui luttaient pour obtenir leur indépendance.
Cette période reste le grand cauchemar de ma vie. Car il m’a été facile de comprendre très vite que la révolte du peuple algérien et des troupes du FLN contre l’empire colonial français était parfaitement justifiée. On nous a gâché notre jeunesse en nous trompant sur les véritables motivations de cette guerre – qu’on a d’abord appelée « pacification » – et en nous rendant complices de cette répression impitoyable qui s’est abattue sur ton pays.
J’ai d’abord voulu te raconter comment j’avais vécu ces « événements », comment petit à petit on avait découvert la réalité des « colonies » françaises. Je voulais aussi que tu saches que c’est contraint et forcé, avec un fusil dans les mains, que j’ai découvert l’Algérie. Ça n’a pas été facile de retrouver le fil de ma petite histoire personnelle car après mon retour j’avais tout fait pour le rayer de ma mémoire. Tu verras c’est un petit détail qui a déclenché mon envie de réveiller ces souvenirs et d’en parler… puis de te les écrire. Mais ça m’a demandé beaucoup de temps car c’est par bribes, lentement, que j’ai pu les faire remonter à la surface.
Les années ont passé et le moment est arrivé où je n’avais plus rien à te raconter sur mes 28 mois d’armée. Puis un jour, en relisant une fois de plus ce que j’avais écrit, j’ai réalisé que je ne t’avais pas dit sans doute ce qui était essentiel. Je ne t’avais pas assez bien expliqué pourquoi, malgré tout ce que je savais, malgré tout ce que j’avais compris sur la réalité de cette guerre, j’étais resté soldat de l’armée française pendant tout ce temps. En somme pourquoi je n’avais pas déserté en refusant de combattre ceux qui se battaient pour simplement obtenir leur liberté.
Et finalement j’ai reconstitué assez facilement ces moments où j’avais eu la tentation de m’échapper de ce cauchemar, de me libérer de ce sentiment de culpabilité qui m’accablait. Les souvenirs de ce que j’éprouvais dans ces circonstances, des pensées qui me traversaient l’esprit, avaient été gravés dans ma mémoire beaucoup plus solidement que les événements eux-mêmes. Ce n’était pas alors un raisonnement logique qui me retenait de faire le grand saut. Ce n’était pas non plus seulement la crainte de désespérer mes parents qui n’auraient pas pu m’approuver. Ce n’était pas seulement un attachement intellectuel à ma patrie. C’étaient toutes mes racines dont je découvrais l’existence et la solidité. C’était mon terroir accroché des pieds à ma tête… des maisons, des chemins, des amis, des voisins, des personnages, des scènes, des émotions qui remontaient et qui s’accrochaient à moi. C’étaient mon enfance et mon adolescence qui ne voulaient pas disparaître, qui me criaient que je n’étais pas responsable, que je n’étais qu’un témoin impuissant, que j’avais toute une vie devant moi pour réaliser mes projets et mes rêves, que je n’avais rien à renier ou à détruire, mais au contraire encore beaucoup de choses à construire. Il fallait que tu saches tout ça.
Alors j’ai repris mon stylo et j’ai même pris beaucoup de plaisir à reconstituer au fil des pages et à écrire dans tous leurs détails – pour te les raconter et te les transmettre en quelque sorte comme des pièces jointes – ces souvenirs de bonheur, d’humour et de rires qui étaient venus à mon secours et m’avaient permis de comprendre que mes idées – pourtant très justes – ne me donnaient pas tous les droits.



– Puisque tu montes en « Alsace et Lorraine », tu pourrais faire un crochet et aller dire bonjour à M. et Mme Lumier…
C’est ma mère qui me propose ce petit détour, la veille de notre départ vers notre lieu de vacances de cet été 1970. Je lui réponds que je le ferai sûrement si nous passons par Blisseim.
Je ne suis pourtant pas particulièrement enthousiaste à l’idée de rencontrer les Lumier, lui en particulier. Dans le petit monde de mon enfance et de mon adolescence il n’avait jamais eu sa place. Sa mentalité de « chefaillon » qu’il avait ramenée des colonies, sa morgue et son mépris s’accordaient mal avec la simplicité, l’humour et la chaleur des relations que les paysans de notre coin de campagne entretenaient entre eux. On l’imaginait facilement un fouet à la main en train de faire suer le burnous des indigènes…
En revanche sa femme était très gentille et ma mère l’appréciait beaucoup. Elle parlait naturellement avec tout le monde et n’avait pas du tout la même mentalité que son mari. Donc, c’est décidé, je passerai leur dire bonjour.
Blisseim, une petite ville bien éloignée de notre petit village du Sud-Ouest mais que nous avons l’occasion de visiter quelques jours après. J’ai en poche l’adresse de nos anciens voisins. Pendant que ma femme s’installe dans un pré avec les enfants à la sortie du village, je pars à la recherche de la rue des Platanes et du numéro 18.
Je le trouve rapidement : c’est une maison avec cour intérieure fermée par un lourd portail métallique. Pas d’erreur c’est bien là : je reconnais sur le balcon Mme Lumier qui me voit et disparaît à l’intérieur. J’attends qu’elle vienne m’ouvrir… Au bout de quelques minutes, ce n’est pas elle qui s’approche, c’est son mari qui m’accueille… « accueille » est une façon de parler : il reste derrière son portail, le visage fermé, et un semblant de conversation s’engage à travers les barreaux
– Vous me reconnaissez, nous étions…
– Oui, naturellement je te reconnais, qu’est ce que tu veux ?
– Eh bien, nous sommes en vacances dans votre région et j’en ai profité pour passer vous dire bonjour… Ma mère ne vous a pas oubliés…
Il me regarde, toujours d’un air très méfiant, pendant quelques secondes, sans un mot. Puis soudain me répond, assez brutalement.
– Ta mère… elle a du mérite, celle-là… Tu lui en as fait voir de toutes les couleurs…
– ?….
– Pourtant au début tu assistais à la messe tous les dimanches, tu étais même enfant de chœur, tout allait bien, mais après elle a souvent pleuré quand tu as mal tourné.
– Mal tourné ?
– Bien sûr, tu n’allais même plus à l’église et tu avais de sales idées… avec des parents comme les tiens !
Je le regarde sans trop comprendre, j’ai envie de repartir mais je ne peux pas, j’attends la suite.
– C’est vrai que dans votre coin du Sud-Ouest, vous êtes gauchistes, communistes… Tu avais bien changé, on ne te voyait plus…
– Peut-être qu’il y avait d’autres raisons pour qu’on ne me voie plus. J’ai fait vingt-huit mois de service militaire, dont vingt-deux en Algérie. Vous êtes au courant, je suppose ?
Là, il me fixe encore un moment sans parler. Malgré son ton et ses phrases désagréables, il semble tout à coup inquiet. Sa main qui s’approchait de la poignée du portail se retire, son visage devient plus pâle et reste encore un long moment silencieux.
– L’armée, évidemment elle avait gagné là-bas… mais les politiques, eux, ont tout abandonné, ils ont tout perdu… ce sont tes copains…
Je n’ai ni la force ni l’envie de discuter. J’ai en face de moi le plus parfait représentant des serviteurs de cette extrême droite qui, à l’époque, a failli mettre le pays à feu et à sang pour conserver ses privilèges. Ma mémoire ne m’avait pas trompé : Lumier, avant d’être notre voisin dans le Sud-Ouest, avait fait carrière en Afrique noire. Plusieurs fois je l’avais entendu se vanter d’avoir su dresser comme il le fallait tous ces Noirs qui n’étaient bons qu’à faire des esclaves. Ses propos étaient toujours pleins de brutalité et de racisme. Personne ne le contrait : il avait beaucoup voyagé, c’était un « bon chrétien » qui assistait à tous les offices… Le monde paysan était alors discret et réservé, tout à l’opposé de ce Lumier, arrogant et prétentieux…
Je repense à tout ça en le revoyant, derrière son portail, toujours aussi violent mais me regardant, m’observa

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