Éloge de Vincent de Gournay
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Éloge de Vincent de GournayTurgot1759>Je n’ai point oublié, monsieur, la note que je vous ai promise sur feu M. de Gournay.eJ’avais même compté vous la remettre lundi dernier chez MM Geoffrin ; mais nevous ayant point trouvé et ne vous croyant pas d’ailleurs très-pressé, je l’airapportée chez moi, dans l’idée que j’aurais peut-être le temps d’achever l’ébauchede l’éloge que je voudrais faire de cet excellent citoyen.Puisque vous n’avez pas le temps d’attendre, je vous en envoie les traits principaux,esquissés trop à la hâte, mais qui pourront vous aider à le peindre, et que vousemploierez sûrement d’une manière beaucoup plus avantageuse pour sa gloire queje n’aurais pu le faire.Vous connaissez mon attachement.Jean-Claude-Marie Vincent, seigneur de Gournay, conseiller honoraire au grandconseil, intendant honoraire du commerce, est mort à Paris le 27 juin dernier(1759), âge de quarante-sept ans.Il était né à Saint-Malo, au mois de mai 1712, de Claude Vincent, l’un des plusconsidérables négociants de cette ville, et secrétaire du roi.Ses parents le destinèrent au commerce et l’envoyèrent à Cadix en 1729, à peineâgé de dix-sept ans.Abandonné de si bonne heure à sa propre conduite, il sut se garantir des écueils etde la dissipation trop ordinaires à cet âge, et pendant tout le temps qu’il habitaCadix, sa vie fut partagée entre l’étude, les travaux de son état, les relations sansnombre qu’exigeait son commerce et celles que son mérite personnel ne tarda ...

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Éloge de Vincent de GournayTurgot9571>Je n’ai point oublié, monsieur, la note que je vous ai promise sur feu M. de Gournay.J’avais même compté vous la remettre lundi dernier chez MMe Geoffrin ; mais nevous ayant point trouvé et ne vous croyant pas d’ailleurs très-pressé, je l’airapportée chez moi, dans l’idée que j’aurais peut-être le temps d’achever l’ébauchede l’éloge que je voudrais faire de cet excellent citoyen.Puisque vous n’avez pas le temps d’attendre, je vous en envoie les traits principaux,esquissés trop à la hâte, mais qui pourront vous aider à le peindre, et que vousemploierez sûrement d’une manière beaucoup plus avantageuse pour sa gloire queje n’aurais pu le faire.Vous connaissez mon attachement.Jean-Claude-Marie Vincent, seigneur de Gournay, conseiller honoraire au grandconseil, intendant honoraire du commerce, est mort à Paris le 27 juin dernier(1759), âge de quarante-sept ans.Il était né à Saint-Malo, au mois de mai 1712, de Claude Vincent, l’un des plusconsidérables négociants de cette ville, et secrétaire du roi.Ses parents le destinèrent au commerce et l’envoyèrent à Cadix en 1729, à peineâgé de dix-sept ans.Abandonné de si bonne heure à sa propre conduite, il sut se garantir des écueils etde la dissipation trop ordinaires à cet âge, et pendant tout le temps qu’il habitaCadix, sa vie fut partagée entre l’étude, les travaux de son état, les relations sansnombre qu’exigeait son commerce et celles que son mérite personnel ne tarda pasà lui procurer.Son active application lui fit trouver le temps d’enrichir son esprit d’une foule deconnaissances utiles, et de ne pas même négliger celles de pur agrément ; mais cefut surtout à la science du commerce qu’ils s’attacha et vers elle qu’il dirigea toute lavigueur de son esprit. — Comparer entre elles les productions de la nature et desarts dans les différents climats ; connaître la valeur de ces différentes productions,ou en d’autres termes leur rapport avec les besoins et les richesses des nationauxet des étrangers ; les frais de transport variés suivant la nature des denrées et ladiversité des routes, les impôts multipliés auxquels elles sont assujetties, etc., etc. ;en un mot embrasser dans toute son étendue et suivre dans ses révolutionscontinuelles l’état des productions naturelles, de l’industrie, de la population, desrichesses, des finances, des besoins et des caprices mêmes de la mode cheztoutes les nations que le commerce réunit, pour appuyer sur l’étude approfondie detous ces détails des spéculations lucratives, c’est s’occuper de la science dunégoce en négociant, ce n’est encore qu’une partie de la science du commerce.Mais découvrir les causes et les effets de cette multitude de révolutions et de leursvariations continuelles ; remonter aux ressorts simples dont l’action, toujourscombinée et quelquefois déguisée par les circonstances locales, dirige toutes lesopérations du commerce ; reconnaître ces lois uniques et primitives, fondées sur lanature même, par lesquelles toutes les valeurs existant dans le commerce sebalancent entre elles et se fixent à une valeur déterminée, comme les corpsabandonnés à leur propre pesanteur s’arrangent d’eux-mêmes suivant l’ordre deleur gravité spécifique ; saisir ces rapports compliqués par lesquels le commerces’enchaîne avec toutes les branches de l’économie politique ; apercevoir la
dépendance réciproque du commerce et de l’agriculture, l’influence de l’un et del’autre sur les richesses, sur la population et sur la force des États, leur liaisonintime avec les lois et les mœurs et toutes les opérations du gouvernement, surtoutavec la dispensation des finances ; peser les secours que le commerce reçoit de lamarine militaire et ceux qu’il lui rend, les changements qu’il produit dans les intérêtsrespectifs des États et le poids qu’il met dans la balance politique ; enfin démêler,dans les hasards des événements et dans les principes d’administration adoptéspar les différentes nations de l’Europe, les véritables causes de leurs progrès ou deleur décadence dans le commerce, c’est l’envisager en philosophe et en hommed’État.Si la situation actuelle où se trouvait M. Vincent le déterminait à s’occuper de lascience du commerce sous le premier de ces deux points de vue, l’étendue et lapénétration de son esprit ne lui permettaient pas de s’y borner.Aux lumières qu’il tirait de sa propre expérience et de ses réflexions, il joignit lalecture des meilleurs ouvrages que possèdent sur cette matière les différentesnations de l’Europe et en particulier la nation anglaise, la plus riche de toutes en cegenre, et dont il s’était rendu pour cette raison la langue familière. — Les ouvragesqu’il lut avec plus de plaisir et dont il goûta le plus la doctrine, furent les Traités dufameux Josias Child, qu’il a traduits depuis en français, et les Mémoires du grand-pensionnaire Jean de Witt. On sait que ces deux grands hommes sont considérés,l’un en Angleterre, l’autre en Hollande, comme les législateurs du commerce ; queleurs principes sont devenus les principes nationaux, et que l’observation de cesprincipes est regardée comme une des sources de la prodigieuse supériorité queces deux nations ont acquise dans le commerce sur toutes les autres puissances.M. Vincent trouvait sans cesse dans la pratique d’un commerce étendu lavérification de ces principes simples et lumineux ; il se les rendait propres sansprévoir qu’il était destiné à en répandre un jour la lumière en France, et à mériter desa patrie le même tribut de reconnaissance que l’Angleterre et la Hollande rendentà la mémoire de ces deux bienfaiteurs de leur nation et de l’humanité. Les talents etles connaissances de M. Vincent, joints à la plus parfaite probité, lui assurèrentl’estime et la confiance de cette foule de négociants que le commerce rassemble àCadix de toutes les parties de l’Europe, en même temps que l’aménité de sesmœurs lui conciliait leur amitié. Il y jouit bientôt d’une considération au-dessus deson âge, dont les naturels du pays, ses propres compatriotes et les étrangerss’empressaient également de lui donner des marques.Pendant son séjour à Cadix il avait fait plusieurs voyages soit à la cour d’Espagne,soit dans les différentes provinces de ce royaume.En 1744, quelques entreprises de commerce, qui devaient être concertées avec legouvernement, le ramenèrent en France et le mirent en relation avec M. le comte deMaurepas, alors ministre de la marine, qui pénétra bientôt tout ce qu’il valait.M. Vincent, après avoir quitté l’Espagne, prit la résolution d’ employer quelquesannées à voyager dans les différentes parties de l’Europe, soit pour augmenter sesconnaissances, soit pour étendre ses correspondances et former des liaisonsavantageuses pour le commerce qu’il se proposait de continuer. Il voyagea àHambourg ; il parcourut la Hollande et l’Angleterre. Partout il faisait desobservations et rassemblait des mémoires sur l’état du commerce et de la marine,et sur les principes d’administration adoptés par ces différentes nationsrelativement à ces grands objets. Il entretenait pendant ses voyages unecorrespondance suivie avec M. de Maurepas, auquel il faisait part des lumièresqu’il recueillait. Partout il se faisait connaître avec avantage, il s’attirait labienveillance des négociants les plus considérables, des hommes les plusdistingués en tout genre de mérite, des ministres des puissances étrangères quirésidaient dans les lieux qu’il parcourait. La cour de Vienne et celle de Berlinvoulurent l’une et l’autre se l’attacher, et lui firent faire des propositions très-séduisantes, qu’il refusa. — Il n’avait d’autre vue que de continuer le commerce, etde retourner en Espagne après avoir vu encore l’Allemagne et l’Italie, lorsqu’unévénement imprévu interrompit ses projets et le rendit à sa patrie.M. Jametz de Villebarre, son associé et son ami, mourut en 1746, et, se trouvantsans enfants, le fit son légataire universel. M. Vincent était en Angleterre lorsqu’ilreçut cette nouvelle ; il revint en France. L’état de sa fortune suffisait à des désirsmodérés : il crut devoir se fixer dans sa patrie, et quitta le commerce en 1748. Il pritalors le nom de la terre de Gournay, qui faisait partie du legs universel qu’il avaitreçu de M. de Villebarre. Le ministre sentit de quelle utilité les connaissances qu’ilavait sur le commerce pourraient être pour l’administration de cette partieimportante. La cour avait eu dessein de l’envoyer aux conférences qui se tenaient àBréda pour parvenir à la paix générale, à peu près comme M. Ménager l’avait été
en 1711, aux conférences qui avaient précédé le traité d’Utrecht, pour discuter nosintérêts relativement aux affaires du commerce. Les changements arrivés dans lesconférences ne permirent pas que ce projet sage fut mis à exécution ; mais M. deMaurepas conserva le désir de rendre les talents de M. de Gournay utiles augouvernement : il lui conseilla de porter ses vues du côté d’une place d’intendant ducommerce, et d’entrer en attendant dans une cour souveraine. En conséquence, M.de Gournay acheta en 1749 une charge de conseiller au grand conseil ; et uneplace d’intendant du commerce étant venue à vaquer au commencement de 1751,M. de Machault, à qui le mérite de M. de Gournay était aussi très-connu, la lui fitdonner. C’est de ce moment que la vie de M. de Gournay devint celle d’un hommepublic : son entrée au bureau du commerce parut être l’époque d’une révolution. M.de Gournay, dans une pratique de vingt ans du commerce le plus étendu et le plusvarié, dans la fréquentation des plus habiles négociants de Hollande etd’Angleterre, dans la lecture des auteurs les plus estimés de ces deux nations,dans l’observation attentive des causes de leur étonnante prospérité, s’était fait desprincipes qui parurent nouveaux à quelques-uns des magistrats qui composaient lebureau du commerce. — M. de Gournay pensait que tout homme qui travaille méritela reconnaissance du public. Il fut étonné de voir qu’un citoyen ne pouvait rienfabriquer ni rien vendre sans en avoir acheté le droit en se faisant recevoir à grandsfrais dans une communauté, et qu’après l’avoir acheté, il fallait encore quelquefoissoutenir un procès pour savoir si, en entrant dans telle ou telle communauté, onavait acquis le droit de vendre ou de faire précisément telle ou telle chose. Il pensaitqu’un ouvrier qui avait fabriqué une pièce d’étoffe avait ajouté à la masse desrichesses de l’État une richesse réelle[1] ;que si cette étoile était intérieure à d’autres, il se trouverait parmi la multitude desconsommateurs quelqu’un à qui cette infériorité même conviendrait mieux qu’uneperfection plus coûteuse. Il était bien loin d’imaginer que cette pièce d’étoffe, fauted’être conforme à certains règlements, dût être coupée de trois aunes en troisaunes, et le malheureux qui l’avait faite condamné à une amende capable deréduire toute une famille à la mendicité, et qu’il fallût qu’un ouvrier en faisant unepièce d’étoffe s’exposât à des risques et des frais dont l’homme oisif était exempt ;il ne croyait pas utile qu’une pièce d’étoffe fabriquée entraînât un procès et unediscussion pénible pour savoir si elle était conforme à un règlement long et souventdifficile à entendre, ni que cette discussion dût se faire entre un fabricant qui ne saitpas lire et un inspecteur qui ne sait pas fabriquer, ni que cet inspecteur fûtcependant le juge souverain de la fortune de ce malheureux, etc.M. de Gournay n’avait pas imaginé non plus que, dans un royaume où l’ordre dessuccessions n’a été établi que par la coutume, et où l’application de la peine demort à plusieurs crimes est encore abandonnée à la jurisprudence, legouvernement eût daigné régler par des lois expresses la longueur et la largeur dechaque pièce d’étoffe, le nombre des fils dont elle doit être composée, et consacrerpar le sceau de la puissance législative quatre volumes in-quarto remplis de cesdétails importants ; et en outre des statuts sans nombre dictés par l’esprit demonopole, dont tout l’objet est de décourager l’industrie, de concentrer lecommerce dans un petit nombre de mains par la multiplication des formalités etdes frais, par l’assujettissement à des apprentissages et des compagnonnages dedix ans, pour des métiers qu’on peut savoir en dix jours ; par l’exclusion de ceux quine sont pas fils de maîtres, de ceux qui sont nés hors de certaines limites, par ladéfense d’employer les femmes à la fabrication des étoffes, etc., etc.Il n’avait pas imaginé que dans un royaume soumis au même prince, toutes lesvilles se regarderaient mutuellement comme ennemies, s’arrogeraient le droitd’interdire le travail dans leur enceinte à des Français désignés sous le nomd’étrangers, de s’opposer à la vente et au passage libre des denrées d’uneprovince voisine, de combattre ainsi, pour un intérêt léger, l’intérêt général de l’État,etc., etc.Il n’était pas moins étonné de voir le gouvernement s’occuper de régler le cours dechaque denrée, proscrire un genre d’industrie pour en faire fleurir un autre, assujettirà des gênes particulières la vente des provisions les plus nécessaires à la vie,défendre de faire des magasins d’une denrée dont la récolte varie tous les ans etdont la consommation est toujours à peu près égale ; défendre la sortie d’unedenrée sujette à tomber dans l’avilissement, et croire s’assurer l’abondance du bléen rendant la condition du laboureur plus incertaine et plus malheureuse que cellede tous les autres citoyens, etc.[2].M. de Gournay n’ignorait pas que plusieurs des abus auxquels il s’opposait avaientété autrefois établis dans une grande partie de l’Europe, et qu’il en restait mêmeencore des vestiges en Angleterre ; mais il savait aussi que le gouvernement
anglais en avait détruit une partie ; que s’il en restait encore quelques-uns, bien loinde les adopter comme des établissements utiles, il cherchait à les restreindre, à lesempêcher de s’étendre, et ne les tolérait encore que parce que la constitutionrépublicaine met quelquefois des obstacles à la réformation de certains abus,lorsque ces abus ne peuvent être corrigés que par une autorité dont l’exercice leplus avantageux au peuple excite toujours sa défiance. Il savait enfin que depuis unsiècle toutes les personnes éclairées, soit en Hollande, soit en Angleterre,regardaient ces abus comme des restes de la barbarie gothique et de la faiblessede tous les gouvernements, qui n’avaient ni connu l’importance de la libertépublique, ni su la protéger des invasions de l’esprit monopoleur et de l’intérêtparticulier.M. de Gournay avait fait et vu faire pendant vingt ans le plus grand commerce del’univers, sans avoir eu occasion d’apprendre autrement que par les livresl’existence de toutes ces lois auxquelles il voyait attacher tant d’importance, et il necroyait point alors qu’on le prendrait pour un novateur et un homme à systèmes,lorsqu’il ne ferait que développer les principes que l’expérience lui avait enseignés,et qu’il voyait universellement reconnus par les négociants les plus éclairés aveclesquels il vivait.Ces principes, qu’on qualifiait de système nouveau, ne lui paraissaient que lesmaximes du plus simple bon sens. Tout ce prétendu système était appuyé sur cettemaxime, qu’en général tout homme connaît mieux son propre intérêt, qu’un autrehomme à qui cet intérêt est entièrement indifférent.De là, M. de Gournay concluait que lorsque l’intérêt des particuliers est précisémentle même que l’intérêt général, ce qu’on peut faire de mieux est de laisser chaquehomme libre de faire ce qu’il veut. Or, il trouvait impossible que dans le commerceabandonné à lui-même l’intérêt particulier ne concourût pas avec l’intérêt général[3].Le commerce ne peut être relatif à l’intérêt général, ou, ce qui est la même chose,l’État ne peut s’intéresser au commerce que sous deux points de vue. Commeprotecteur des particuliers qui le composent, il est intéressé à ce que personne nepuisse faire à un autre un tort considérable, et dont celui-ci ne puisse se garantir.Comme formant un corps politique obligé à se défendre contre les invasionsextérieures, et à employer de grandes sommes dans des améliorations intérieures,il est intéressé à ce que la masse des richesses de l’État, et des productionsannuelles de la terre et de l’industrie, soit la plus grande qu’il est possible. Sous l’unet l’autre de ces points de vue, il est encore intéressé à ce qu’il n’arrive pas dans lavaleur des denrées de ces secousses subites qui, en plongeant le peuple dans leshorreurs de la disette, peuvent troubler la tranquillité publique et la sécurité descitoyens et des magistrats. Or, il est clair que l’intérêt de tous les particuliers,dégagé de toute gêne, remplit nécessairement toutes ces vues d’utilité générale.1° Quant au premier objet, qui consiste à ce que les particuliers De puissent senuire les uns aux autres, il suffit évidemment que le gouvernement protège toujoursla liberté naturelle que l’acheteur a d’acheter et le vendeur de vendre. Car l’acheteurétant toujours maître d’acheter ou de ne pas acheter, il est certain qu’il choisiraentre les vendeurs celui qui lui donnera au meilleur marché la marchandise qui luiconvient le mieux. Il ne l’est pas moins que chaque vendeur, ayant l’intérêt le pluscapital à mériter la préférence sur ses concurrents, vendra en général la meilleuremarchandise, et au plus bas prix qu’il pourra, pour s’attirer les pratiques. Il n’estdonc pas vrai que le marchand ait intérêt de tromper, à moins qu’il n’ait un privilègeexclusif.Mais, si le gouvernement limite le nombre des vendeurs par des privilèges exclusifsou autrement, il est certain que le consommateur sera lésé, et que le vendeur,assuré du débit, le forcera d’acheter chèrement de mauvaises marchandises. Si, au contraire, c’est le nombre des acheteurs qui est diminué par l’exclusion desétrangers ou de certaines personnes, alors le vendeur est lésé ; et si la lésion estportée à un point que le prix ne le dédommage pas avec avantage de ses frais etde ses risques, il cessera de produire la denrée en aussi grande abondance, et ladisette s’ensuivra.La liberté générale d’acheter et de vendre est donc le seul moyen d’assurer, d’uncôté, au vendeur, un prix capable d’encourager la production ; de l’autre, auconsommateur, la meilleure marchandise au plus bas prix. Ce n’est pas que, dansdes cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateurdupe ; mais le consommateur trompé s’instruira, et cessera de s’adresser aumarchand fripon ; celui-ci sera décrédité et puni par là de sa fraude ; et celan’arrivera jamais fréquemment, parce qu’en général les hommes seront toujourséclairés sur un intérêt évident et prochain[4]. Vouloir que le gouvernement soit
obligé d’empêcher qu’une pareille fraude n’arrive jamais, c’est vouloir l’obliger defournir des bourrelets à tous les enfants qui pourraient tomber. Prétendre réussir àprévenir par des règlements toutes les malversations possibles en ce genre, c’estsacrifier à une perfection chimérique tous les progrès de l’industrie ; c’est resserrerl’imagination des artistes dans les limites étroites de ce qui se fait ; c’est leurinterdire toutes les tentatives nouvelles ; c’est renoncer même à l’espérance deconcourir avec les étrangers dans la fabrication des étoffes nouvelles qu’ilsinventent journellement, puisque n’étant point conformes aux règlements, lesouvriers ne peuvent les imiter qu’après en avoir obtenu la permission dugouvernement, c’est-à-dire, souvent, lorsque les fabriques étrangères, après avoirprofité du premier empressement des consommateurs pour cette nouveauté, l’ontdéjà remplacée par une autre. C’est oublier que l’exécution de ces règlements esttoujours confiée à des hommes qui peuvent avoir d’autant plus d’intérêt à frauder ouà concourir à la fraude, que celle qu’ils commettraient serait couverte en quelquesorte par le sceau de l’autorité publique et par la confiance qu’elle inspire auconsommateur. C’est oublier aussi que ces règlements, ces inspecteurs, cesbureaux de marque et de visite entraînent toujours des frais ; que ces frais sonttoujours prélevés sur la marchandise, et par conséquent surchargent leconsommateur national, éloignent le consommateur étranger ; qu’ainsi par uneinjustice palpable on fait porter au commerce, et par conséquent à la nation, unimpôt onéreux pour dispenser un petit nombre d’oisifs de s’instruire ou de consulterafin de n’être pas trompés ; que c’est, en supposant tous les consommateurs dupeset tous les marchands et fabricants fripons, les autoriser à l’être, et avilir toute lapartie laborieuse de la nation.Quant au second objet du gouvernement, qui consiste à procurer à la nation la plusgrande masse possible de richesses, n’est-il pas évident que l’État n’ayant derichesses réelles que les produits annuels de ses terres et de l’industrie de seshabitants[5], sa richesse sera la plus grande possible quand le produit de chaquearpent de terre et de l’industrie de chaque individu sera porté au plus haut pointpossible ? Et que le propriétaire de chaque terre a plus d’intérêt que personne à entirer le plus grand revenu possible ? Que chaque individu a le même intérêt àgagner avec ses bras le plus d’argent qu’il peut ? — Il n’est pas moins évident quel’emploi de la terre ou de l’industrie qui procurera le plus de revenu à chaquepropriétaire ou à chaque habitant sera toujours l’emploi le plus avantageux à l’État,parce que la somme que l’État peut employer annuellement à ses besoins esttoujours une partie aliquote de la somme des revenus qui sont annuellementproduits dans l’État, et que la somme de ces revenus est composée du revenu netde chaque terre, et du produit de l’industrie de chaque particulier. — Si donc, aulieu de s’en rapporter là-dessus à l’intérêt particulier, le gouvernement s’ingère deprescrire à chacun ce qu’il doit faire, il est clair que tout ce que les particuliersperdront de bénéfices par la gêne qui leur sera imposée, sera autant de retranchéà la somme du revenu net produit dans l’État chaque année.S’imaginer qu’il y a des denrées que l’État doit s’attacher à faire produire à la terreplutôt que d’autres ; qu’il doit établir certaines manufactures plutôt que d’autres ; eten conséquence prohiber certaines productions, en commander d’autres, interdirecertains genres d’industrie dans la crainte de nuire à d’autres genres d’industrie ;prétendre soutenir les manufactures aux dépens de l’agriculture, en tenant de forcele prix des vivres au-dessous de ce qu’il serait naturellement ; établir certainesmanufactures aux dépens du trésor public ; accumuler sur elles les privilèges, lesgrâces, les exclusions de toute autre manufacture de même genre dans la vue deprocurer aux entrepreneurs un gain qu’on s’imagine que le débit de leurs ouvragesne produirait pas naturellement : c’est se méprendre grossièrement sur les vraisavantages du commerce ; c’est oublier que, nulle opération de commerce nepouvant être que réciproque, vouloir tout vendre aux étrangers et ne rien acheterd’eux, est absurde[6].On ne gagne à produire une denrée plutôt qu’une autre qu’autant que cette denréerapporte, tous frais déduits, plus d’argent à celui qui la fait produire à sa terre ou quila fabrique ; ainsi, la valeur vénale de chaque denrée, tous frais déduits, est la seulerègle pour juger de l’avantage que retire l’État d’une certaine espèce deproductions ; par conséquent, toute manufacture dont la valeur vénale nedédommage pas avec profit des frais qu’elle exige, n’est d’aucun avantage, et lessommes employées à la soutenir malgré le cours naturel du commerce sont unimpôt mis sur la nation en pure perte[7].Il est inutile de prouver que chaque particulier est le seul juge compétent de cetemploi le plus avantageux de sa terre et de ses bras. Il a seul les connaissanceslocales sans lesquelles l’homme le plus éclairé n’en raisonne qu’à l’aveugle. Il a seulune expérience d’autant plus sûre qu’elle est bornée à un seul objet. Il s’instruit pardes essais réitérés, par ses succès, par ses pertes, et acquiert un tact dont la
des essais réitérés, par ses succès, par ses pertes, et acquiert un tact dont lafinesse, aiguisée par le sentiment du besoin, passe de bien loin toute la théorie duspéculateur indifférent.Si l’on objecte qu’indépendamment de la valeur vénale, l’État peut avoir encore unintérêt d’être le moins qu’il est possible dans la dépendance des autres nationspour les denrées de première nécessité : 1° on prouvera seulement que la libertéde l’industrie et la liberté du commerce des productions de la terre étant l’une etl’autre très-précieuses, la liberté du commerce des productions de la terre estencore plus essentielle ; 2° il sera toujours vrai que la plus grande richesse et laplus grande population donneront à l’État en question le moyen d’assurer sonindépendance d’une manière bien plus solide. — Au reste, cet article est de purespéculation ; un grand État produit toujours de tout, et à l’égard d’un petit, unemauvaise récolte ferait bientôt écrouler ce beau système d’indépendance.Quant au troisième objet, qui peut intéresser l’État à double titre, et commeprotecteur des particuliers auxquels il doit faciliter les moyens de se procurer par letravail une subsistance aisée, et comme corps politique intéressé à prévenir lestroubles intérieurs que la disette pourrait occasionner, cette matière a été siclairement développée dans l’ouvrage de M. Herbert, et dans l’article Grains, de M.Quesnay, que je m’abstiens d’en parler ici, M. Marmontel connaissant à fond cesdeux ouvrages, Il suit (le cette discussion que, sous tous les points de vue par lesquels lecommerce peut intéresser l’État, l’intérêt particulier abandonné à lui-même produiratoujours plus sûrement le bien général que les opérations du gouvernement,toujours fautives et nécessairement dirigées par une théorie vague et incertaine[8].M. de Gournay en concluait que le seul but que dût se proposer l’administrationétait, 1° de rendre à toutes les branches du commerce cette liberté précieuse queles préjugés des siècles d’ignorance, la facilité du gouvernement à se prêter à desintérêts particuliers, le désir d’une perfection mal entendue, leur ont fait perdre ; 2°de faciliter le travail à tous les membres de l’État, afin d’exciter la plus grandeconcurrence dans la vente, d’où résulteront nécessairement la plus grandeperfection dans la fabrication et le prix le plus avantageux à l’acheteur ; 3° dedonner en même temps à celui-ci le plus grand nombre de concurrents possibles,en ouvrant au vendeur tous les débouchés de sa denrée, seul moyen d’assurer autravail sa récompense, et de perpétuer la production, qui n’a d’autre objet que cetterécompense.L’administration doit se proposer en outre d’écarter les obstacles qui retardent lesprogrès de l’industrie en diminuant l’étendue ou la certitude de ses profits. M. deGournay mettait à la tête de ces obstacles le haut intérêt de l’argent, qui, offrant àtous les possesseurs de capitaux la facilité de vivre sans travailler, encourage leluxe et l’oisiveté, retire du commerce et rend stériles pour l’État les richesses etl’industrie d’une foule de citoyens ; qui exclut la nation de toutes les branches decommerce dont le produit n’est pas d’un ou deux pour cent au-dessus du taux actuelde l’intérêt ; qui, par conséquent, donne aux étrangers le privilège exclusif de toutesces branches de commerce, et la facilité d’obtenir sur nous la préférence danspresque tous les autres pays, en baissant les prix plus que nous ne pouvons faire ;qui donne aux habitants de nos colonies un intérêt puissant de faire la contrebandeavec l’étranger, et par là diminue l’affection naturelle qu’ils doivent avoir pour lamétropole ; qui seul assurerait aux Hollandais et aux villes anséatiques lecommerce de cabotage dans toute l’Europe et sur nos propres côtes ; qui nousrend annuellement tributaires des étrangers par les gros intérêts que nous leurpayons des fonds qu’ils nous prêtent ; qui enfin condamnent à rester incultes toutesles terres dont les frais de défrichement ne rapporteraient pas plus de 5 pour 100,puisque avec le même capital on peut, sans travail, se procurer le même revenu. —Mais il croyait aussi que le commerce des capitaux, dont le prix est l’intérêt del’argent, ne peut être amené à régler ce prix équitablement, avec toute l’économienécessaire, que, comme tous les autres commerces, par la concurrence et laliberté réciproque, et que le gouvernement ne saurait y influer utilement qu’ens’abstenant, d’une part, de prononcer des lois dans les cas où les conventionspeuvent y suppléer ; et, d’une autre part, en évitant de grossir le nombre desdébiteurs et des demandeurs de capitaux, soit en empruntant lui-même, soit en nepayant pas avec exactitude[9].Un autre genre d’obstacles aux progrès de l’industrie dont M. de Gournay pensaitqu’il était essentiel de la délivrer au plus tôt, était cette multitude de taxes que lanécessité de subvenir aux besoins de l’État a fait imposer sur tous les genres detravail, et que les embarras de la perception rendent quelquefois encore plusonéreuses que la taxe elle-même ; l’arbitraire delà taille, la multiplicité des droits surchaque espèce de marchandises, la variété des tarifs, l’inégalité de ces droits dans
les différentes provinces, les bureaux sans nombre établis aux frontières de cesprovinces, la multiplication des visites, l’importunité des recherches nécessairespour aller au-devant des fraudes, la nécessité de s’en rapporter, pour constater cesfraudes, au témoignage solitaire d’hommes intéressés et d’un état avili ; lescontestations interminables, si funestes au commerce, qu’il n’est presque pas denégociant qui ne préfère, en ce genre, un accommodement désavantageux auprocès le plus évidemment juste ; enfin l’obscurité et le mystère impénétrablerésultant de cette multiplicité de droits locaux et de lois publiées en différentstemps, obscurité dont l’abus est toujours en faveur de la finance contre lecommerce ; les droits excessifs, les maux de la contrebande, la perte d’une foulede citoyens qu’elle entraîne, etc., etc., etc.La finance est nécessaire, puisque l’État a besoin de revenus ; mais l’agriculture etle commerce sont, ou plutôt l’agriculture animée par le commerce est la source deces revenus[10]. Il ne faut donc pas que la finance nuise au commerce, puisqu’ellese nuirait à elle-même. Ces deux intérêts sont donc essentiellement unis, et s’ils ontparu opposés, c’est peut-être parce qu’on a confondu l’intérêt de la finance parrapport au roi et à l’État, qui ne meurent point, avec l’intérêt des financiers, qui,n’étant chargés de la perception que pour un certain temps, aiment mieux grossirles revenus du moment que conserver le fonds qui les produit. — Ajoutons lamanière incertaine et fortuite dont s’est formée cette hydre de droits de touteespèce, la réunion successive d’une foule de fiefs et de souverainetés, et laconservation des impôts dont jouissait chaque souverain particulier, sans que lesbesoins urgents du royaume aient jamais laissé le loisir de refondre ce chaos etd’établir un droit uniforme ; enfin la facilité que la finance a eue dans tous les tempsde faire entendre sa voix au préjudice du commerce.La finance forme un corps d’hommes accrédités, et d’autant plus accrédités, queles besoins de l’État sont plus pressants, toujours occupés d’un seul objet, sansdistraction et sans négligence, vivant dans la capitale et dans une relationperpétuelle avec le gouvernement. Les négociants, au contraire, occupés chacund’un objet particulière, dispersés dans les provinces, inconnus et sans protection,sans aucun point de réunion, ne peuvent à chaque occasion particulière éleverqu’une voix faible et solitaire, trop sûrement étouffée et par la multitude des voix deleurs adversaires et par leur crédit, et par la facilité qu’ils ont d’employer à ladéfense de leurs intérêts des plumes exercées. — Si le négociant consent àabandonner le soin de ses affaires pour soutenir une contestation plutôt que decéder, il risque beaucoup de succomber ; et lors même qu’il triomphe, il restetoujours à la merci d’un corps puissant qui a, dans la rigueur des lois qu’il asuggérées au ministère, un moyen facile d’écraser le négociant ; car (et ceci n’estpas un des moindres abus) il existe plusieurs lois de ce genre impossibles dansl’exécution, et qui ne servent aux fermiers qu’à s’assurer de la soumission desparticuliers par la menace d’en faire tomber sur eux l’application rigoureuse.M. de Gournay pensait que le bureau du commerce était bien moins utile pourconduire le commerce, qui doit aller tout seul, que pour le défendre contre lesentreprises de la finance. Il aurait souhaité que les besoins de l’État eussent permisde libérer le commerce de toutes sortes de droits. Il croyait qu’une nation, assezheureuse pour être parvenue à ce point, attirerait nécessairement à elle la plusgrande partie du commerce de l’Europe ; il pensait que tous les impôts, de quelquegenre qu’ils soient, sont, en dernière analyse, toujours payés par le propriétaire, quivend d’autant moins les produits de sa terre, et que si tous les impôts étaientrépartis sur les fonds, les propriétaires et le royaume y gagneraient tout cequ’absorbent les frais de régie, toute la consommation ou l’emploi stérile deshommes perdus, soit à percevoir les impôts, soit à faire la contrebande, soit àl’empêcher, sans compter la prodigieuse augmentation des richesses et desvaleurs résultant de l’augmentation du commerce[11].Il est aussi quelques obstacles aux progrès de l’industrie, qui viennent de nosmœurs, de nos préjugés, de quelques-unes de nos lois civiles ; mais les deux plusfunestes sont ceux dont j’ai parlé, et les autres entraîneraient trop de détails. — Aureste, M. de Gournay ne prétendait pas tellement borner les soins del’administration, en matière de commerce, à celui d’en maintenir la liberté etd’écarter les obstacles qui s’opposent aux progrès de l’industrie, qu’il ne fut très-convaincu de l’utilité des encouragements à donner à l’industrie, soit enrécompensant les auteurs des découvertes utiles, soit en excitant l’émulation desartistes pour la perfection, par des prix et des gratifications. Il savait que lors mêmeque l’industrie jouit de la plus grande liberté, ces moyens sont souvent utiles pourhâter sa marche naturelle, et qu’ils sont surtout nécessaires lorsque la crainte desgênes n’est pas tout à fait dissipée et ralentit encore son essor. Mais il ne pouvaitapprouver que ces encouragements pussent en aucun cas nuire à de nouveauxprogrès par des prohibitions ou des avantages exclusifs ; il ne se prêtait qu’avec
beaucoup de réserve aux avances faites par le gouvernement, et préférait lesautres encouragements, les gratifications accordées à proportion de la productionet les prix proposés à la perfection du travail, enfin les marques d’honneur et tout cequi peut présenter à un plus grand nombre d’hommes un objet d’émulation.Telle était à peu près la manière de penser de M. de Gournay sur l’administrationdu commerce ; ce sont les principes qu’il a constamment appliqués à toutes lesaffaires qui ont été agitées au bureau du commerce depuis le moment où il y entra.Comme il ne pensait nullement à faire un système nouveau, il se contentait dedévelopper, à l’occasion de chaque affaire en particulier, ce qui était nécessairepour soutenir son avis ; mais on ne fut pas longtemps sans être frappé de la liaisonet de la fécondité de ses principes, et bientôt il eut à soutenir une foule decontradictions.Il se prêtait avec plaisir à ces disputes, qui ne pouvaient qu’éclaircir les matières etproduire de façon ou d’autre la connaissance de la vérité. Dégagé de tout intérêtpersonnel, de toute ambition, il n’avait pas même cet attachement à son opinionque donne l’amour propre : il n’aimait et ne respirait que le bien public ; aussiproposait-il son opinion avec autant de modestie que de courage. Égalementincapable de prendre un ton dominant et de parler contre sa pensée, il exposait sonsentiment d’une manière simple, et qui n’était impérieuse que par la force desraisons qu’il avait l’art de mettre à la portée de tous les esprits avec une sorte deprécision lumineuse dans l’exposition des principes, que fortifiait une applicationsensible à quelques exemples heureusement choisis. — Lorsqu’il était contredit, ilécoutait avec patience ; quelque vive que fût l’attaque, il ne s’écartait jamais de sapolitesse et de sa douceur ordinaires, et il ne perdait rien du sang-froid ni de laprésence d’esprit nécessaires pour démêler avec la plus grande netteté l’art desraisonnements qu’on lui opposait.Son éloquence simple, et animée de cette chaleur intéressante que donne auxdiscours d’un homme vertueux la persuasion la plus intime qu’il soutient la cause dubien public, n’ôtait jamais rien à la solidité de la discussion ; quelquefois elle étaitassaisonnée par une plaisanterie sans amertume, et d’autant plus agréable qu’elleétait toujours une raison.Son zèle était doux, parce qu’il était dégagé de tout amour-propre ; mais il n’enétait pas moins vif, parce que l’amour du bien public était une passion dans M. deGournay.Il était convaincu, sans être trop attaché à son opinion ; son esprit, toujours sansprévention, était toujours prêt à recevoir de nouvelles lumières ; il a quelquefoischangé d’avis sur des matières importantes, et il ne paraissait pas que sonancienne opinion eût retardé le moins du monde l’impression subite que la véritéofferte faisait naturellement sur un esprit aussi juste que le sien.Il eut le bonheur de rencontrer dans M. Trudaine, qui était dès lors à la tête del’administration du commerce, le même amour de la vérité et du bien public quil’animait ; comme il n’avait encore développé ses principes que par occasion, dansla discussion des affaires ou dans la conversation, M. Trudaine l’engagea à donnercomme une espèce de corps de sa doctrine ; et c’est dans cette vue qu’il a traduit,en 1752, les traités sur le commerce et sur l’intérêt de l’argent, de Josias Child etde Thomas Culpeper. Il y joignit une grande quantité de remarques intéressantes,dans lesquelles il approfondit et discuta les principes du texte, et les éclaircit pardes applications aux questions les plus importantes du commerce. Ces remarquesformaient un ouvrage aussi considérable que celui des auteurs anglais, et M. deGournay comptait les faire imprimer ensemble ; il n’a cependant fait imprimer quele texte, en 1754 : des raisons, qui ne subsistent plus, s’opposaient alors àl’impression du commentaire[12].La réputation de M. de Gournay s’établissait et son zèle se communiquait. C’est àla chaleur avec laquelle il cherchait à tourner du côté de l’étude du commerce et del’économie politique tous les talents qu’il pouvait connaître, et à la facilité aveclaquelle il communiquait toutes les lumières qu’il avait acquises, qu’on doit attribuercette heureuse fermentation qui s’est excitée depuis quelques années sur cesobjets importants ; fermentation qui a éclaté deux ou trois ans après que M. deGournay a été intendant du commerce, et qui depuis ce temps nous a déjà procuréplusieurs ouvrages remplis de recherches laborieuses et de vues profondes, qui ontlavé notre nation du reproche de frivolité qu’elle n’avait que trop encouru par sonindifférence pour les études les plus véritablement utiles. M. de Gournay, malgré lescontradictions qu’il essuyait, goûtait souvent la satisfaction de réussir à déracinerune partie des abus qu’il attaquait, et surtout celle d’affaiblir l’autorité de cesanciens principes, dont on était déjà obligé d’adoucir la rigueur et de treindre
l’application pour pouvoir les soutenir encore contre lui. Quelque peine qu’on eût àadopter ses principes dans toute leur étendue, ses lumières, son expérience,l’estime générale de tous les négociants pour sa personne, la pureté de ses vuesau-dessus de tout soupçon, lui attiraient nécessairement la confiance du ministèreet le respect de ceux même qui combattaient encore ses opinions.Son zèle lui fit former le dessein de visiter le royaume pour y voir par lui-même l’étatdu commerce et des fabriques, et reconnaître les causes des progrès ou de ladécadence de chaque branche de commerce, les abus, les besoins, lesressources en tout genre. Il commença l’exécution de ce projet en 1753, et partit aumois de juillet. Depuis ce temps jusqu’au mois de décembre, il parcourut laBourgogne, le Lyonnais, le Dauphiné, la Provence, le haut et le bas Languedoc, etrevint encore par Lyon.En 1754, une loupe placée dans le dos, dont il souffrit deux fois l’extirpation par lefer, et qu’on fut obligé d’extirper un troisième fois par les caustiques aucommencement de 1755, ne lui permit pas de voyager. Il reprit la suite de sestournées en 1755, et visita La Rochelle, Bordeaux, Montauban, le reste de laGuyenne et Bayonne. En 1756, il suivit le cours de la Loire depuis Orléans jusqu’àNantes, parcourut le Maine, l’Anjou, la côte de Bretagne depuis Nantes jusqu’àSaint-Malo, et revint à Rennes pendant la tenue des États de 1756.L’affaiblissement de sa santé ne lui a pas permis de faire depuis d’autres voyages.M. de Gournay trouvait à chaque pas de nouveaux motifs de se confirmer dans sesprincipes, et de nouvelles armes contre les gênes qu’il attaquait. Il recueillait lesplaintes du fabricant pauvre et sans appui, et qui, ne sachant point écrire et colorerses intérêts sous des prétextes spécieux, n’ayant point de députés à la Cour, atoujours été la victime de l’illusion faite au gouvernement par les hommesintéressés auxquels il était forcé de s’adresser. M. de Gournay s’attachait àdévoiler l’intérêt caché qui avait fait demander, comme utiles, des règlements donttout l’objet était de mettre de plus en plus le pauvre à la merci du riche. Les fruits deses voyages furent la réforme d’une infinité d’abus de ce genre ; une connaissancedu véritable état des provinces, plus sure et plus capable de diriger les opérationsdu ministère ; une appréciation plus exacte des plaintes et des demandes ; lafacilité procurée au peuple et au simple artisan de faire entendre les siennes ; enfin,une émulation nouvelle sur toutes les parties du commerce, que M. de Gournaysavait répandre par son éloquence persuasive, par la netteté avec laquelle il rendaitses idées, et par l’heureuse contagion de son zèle patriotique.Il cherchait à inspirer aux magistrats, aux personnes considérées dans chaque lieu,une sorte d’ambition pour la prospérité de leur ville ou de leur canton ; voyait lesgens de lettres, leur proposait des questions à traiter, et les engageait à tournerleurs études du côté du commerce, de l’agriculture et de toutes les matièreséconomiques.C’est en partie à ses insinuations et au zèle qu’il avait inspiré aux États deBretagne pendant son séjour à Rennes, en 1756, qu’on doit l’existence de laSociété établie en Bretagne, sous la protection des États et les auspices de M. leduc d’Aiguillon, pour la perfection de l’agriculture, du commerce et de l’industrie.Cette Société est la première de ce genre qui ait été formée en France. Le plan,qui est lié à l’administration municipale de la province, a été dressé par M. deMontaudouin, négociant à Nantes.M. de Gournay savait se proportionner au degré d’intelligence de ceux quil’écoutaient, et répondait aux objections absurdes, dictées par l’ignorance, avec lemême sang-froid et la même netteté qu’il savait répondre, à Paris, auxcontradictions aigres dictées par un tout autre principe.Plein d’égards pour toutes les personnes chargées de l’administration dans lesprovinces qu’il visitait, il ne leur donna jamais lieu de penser que sa mission putfaire le moindre ombrage à leur autorité. S’oubliant toujours, se sacrifiant sans effortau bien de la chose, c’était, autant qu’il était possible, par eux et avec eux qu’ilagissait ; il semblait ne faire que seconder leur zèle, et leur faisait souvent honneurauprès du ministre de ses propres vues. Par cette conduite, s’il n’a pas toujoursréussi à les persuader de ses principes, il a du moins toujours mérité leur amitié.La vie de M. de Gournay ne présente aucun autre événement remarquable, pendantle temps qu’il est demeuré intendant du commerce. Occupé sans relâche desfonctions de sa place, ne laissant échapper aucune occasion de proposer desidées utiles, de répandre des lumières dans le public, il n’est presque aucunequestion tante, de commerce ou d’économie politique, sur laquelle il n’ait écritplusieurs mémoires ou lettres raisonnées. Il se livrait à ce genre de travail avec unesorte de prodigalité, produisant presque toujours, à chaque occasion, de nouveaux
mémoires, sans renvoyer aux mémoires antérieurs qu’il avait écrits, ne cherchant às’éviter ni la peine de retrouver les idées qu’il avait déjà exprimées, ni ledésagrément de se répéter. La raison de cette manière de travailler était le peu deprix qu’il attachait à ce qu’il composait, et l’oubli total de toute réputation littéraire.Plein de ses principes salutaires et féconds, il les appliquait à chaque matière avecune extrême facilité. Uniquement occupé de persuader une idée utile, il ne croyaitpas être auteur. Ne s’attachant point à ce qu’il avait écrit, il l’abandonnait sansréserve à tous ceux qui voulaient s’instruire ou écrire sur ces matières, et le plussouvent ne gardait pas même de copies de ce qu’il avait fait. Ces morceauxcependant, jetés à la hâte sur le papier, et qu’il avait oubliés, sont précieux, à ne lesregarder même que du côté de la composition : une éloquence naturelle, uneprécision lumineuse dans l’exposition des principes, un art singulier de lesprésenter sous toutes sortes de faces, de les proportionner à tous les esprits, deles rendre sensibles par des applications toujours justes, et dont la justesse mêmeétait souvent piquante ; une politesse toujours égale, et une logique fine dans ladiscussion des objections ; enfin un ton de patriotisme et d’humanité qu’il necherchait point à prendre et qu’il n’en avait que mieux, caractérisaient ses écritscomme sa conversation.M. de Gournay ne se contentait pas de proposer ses idées par écrit et de vive voix :il employait à faire valoir les idées qu’il croyait utiles la même activité, la mêmechaleur, la même persévérance, qu’un ambitieux met à la poursuite de ses propresintérêts. Incapable de se rebuter lorsqu’il s’agissait du bien, il n’aurait pas craint depousser ses efforts jusqu’à l’importunité. Aucun propriétaire de nos îles n’a réclaméavec autant de zèle que lui la liberté générale du commerce des vaisseaux neutres,dans nos colonies, pendant la guerre. Ses sollicitations étaient d’autant plus viveset plus pressantes, qu’il ne demandait rien pour lui, au point qu’il est mort sansaucun bienfait de la cour.Cependant, tandis qu’il s’occupait uniquement de l’utilité publique, sa fortune s’étaitdérangée aussi bien que sa santé. Il avait essuyé des pertes sur les fonds qu’ilavait laissés en Espagne, et l’état de ses affaires le détermina, en 1758, à quittersa place d’intendant du commerce. Des personnes en place, qui sentaient combienil y était utile, lui proposèrent de demander pour lui des grâces de la cour qui ledédommageraient de ce qu’il pouvait avoir perdu. Il répondit « qu’il ne s’estimaitpas assez pour croire que l’État dût acheter ses services ; qu’il avait toujoursregardé de pareilles grâces comme d’une conséquence dangereuse, surtout dansles circonstances où l’Etat se trouvait, et qu’il ne voulait point qu’on eût à luireprocher de se prêter, pour son intérêt, à des exceptions à ses principes. » Ilajoutait, « qu’il ne se croirait point dispensé par sa retraite de s’occuper d’objetsutiles au bien du commerce. » Il demanda, dans cette vue, de conserver la séanceau bureau du commerce, avec le titre d’honoraire, ce qui lui fut accordé.Quelque temps auparavant, il avait aussi vendu sa charge de conseiller au grandconseil, et conservé le titre d’honoraire.La retraite de M. de Gournay ne lui ôta rien de sa considération. Son zèle n’en étaitpoint ralenti ; ses lumières pouvaient toujours être également utiles. M. deSilhouette, qui avait pour M. de Gournay une estime qui fait l’éloge de l’un et del’autre, ne fut pas plutôt contrôleur général, qu’il résolut d’arracher à la retraite unhomme dont les talents et le zèle étaient si propres à seconder ses vues. Ilcommença par le faire inviter à se trouvera la conférence que les intendants ducommerce ont toutes les semaines avec le contrôleur général, à laquelle M. deGournay avait cessé d’assister. Il le destinait aussi à remplir une des places decommissaires du roi à la ferme générale. M. de Gournay, dans cette place, auraitété à portée d’apprécier exactement les plaintes réciproques du commerce et de lafinance, et de chercher les moyens de concilier, autant qu’il est possible, ces deuxintérêts de l’État ; mais il n’a pas pu profiter de ce témoignage de l’estime de M. deSilhouette. Lorsque la proposition lui en fut faite, il était déjà attaqué de la maladiedont il est mort.Il y avait longtemps que sa santé s’altérait : ayant été passer le carnaval à Gournay,il en revint avec une douleur à la hanche, qu’il prit d’abord pour une sciatique. Ladouleur augmenta par degrés pendant quelque temps, et au bout de deux mois ondécouvrit une tumeur qui paraissait être la source du mal ; mais on tenta inutilementde la résoudre par différents remèdes. La faiblesse et l'amaigrissementaugmentaient. On avait proposé les eaux, il n'était pas en état de soutenir levoyage ; une fièvre lente le consumait. On voulut faire un dernier effort, et employerun résolutif que l'on regardait comme plus puissant ; mais on ne l'eut pas plutôtappliqué que M. de Gournay tomba dans une fièvre violente accompagnée dedélire. Cet état dura trois jours ; au bout de ce temps, il recouvra sa connaissance,dont il profita pour faire son testament et recevoir les sacrements de l'église. Il
mourut le soir même.Il avait épousé en … Clotilde Verduc, avec laquelle il a vécu dans une grande union,et dont il n'a point laissé d'enfants.M. de Gournay mériterait la reconnaissance de la nation, quand elle ne lui auraitd'autre obligation que d'avoir contribué plus que personne à tourner les esprits ducôté des connaissances économiques. Cette gloire lui serait acquise quand sesprincipes pourraient encore souffrir quelque contradiction ; et la vérité auraittoujours gagné à la discussion des matières qu'il a donné occasion d'agiter. Lapostérité jugera entre lui et ses adversaires. Mais en attendant qu'elle ait jugé, onréclamera avec confiance pour sa mémoire l'honneur d'avoir le premier répandu enFrance les principes de Child et de Jean de Witt. Et, si ces principes deviennent unjour adoptés par notre administration dans le commerce, s'ils sont jamais pour laFrance, comme ils l'ont été pour la Hollande et l'Angleterre, une sourced'abondance et de prospérité, nos descendants sauront que la reconnaissance ensera due à M. de Gournay.La résistance que ces principes ont éprouvée a donné occasion à plusieurspersonnes de représenter M. de Gournay comme un enthousiaste et un homme àsystème. Ce nom d’homme à système est devenu une espèce d'arme dans labouche de toutes les personnes prévenues ou intéressées à maintenir quelquesabus, et contre tous ceux qui proposent des changements dans quelque ordre quece soit.Les philosophes de ces derniers temps se sont élevés avec autant de force que deraison contre l'esprit de système. Ils entendaient par ce mot ces suppositionsarbitraires par lesquelles on s'efforce d'expliquer tous les phénomènes, et quieffectivement les expliquent tous également, parce qu'ils n'en expliquent aucun ;cette négligence de l'observation, cette précipitation à se livrer à des analogiesindirectes par lesquelles on se hasarde à convertir un fait particulier en principegénéral, et à juger d’un tout immense par un coup d’œil superficiel jeté sur unepartie ; cette présomption aveugle qui rapporte tout ce qu’elle ignore au peu qu’elleconnaît ; qui, éblouie d’une idée ou d’un principe, le voit partout, comme l’œil,fatigué par la vue fixe du soleil, en promène l’image sur tous les objets vers lesquelsil se dirige ; qui veut tout connaître, tout expliquer, tout arranger, et qui,méconnaissant l’inépuisable variété de la nature, prétend l’assujettir à sesméthodes arbitraires et bornées, et veut circonscrire l’infini pour l’embrasser.Si les gens du monde condamnent aussi les systèmes, ce n’est pas dans le sensphilosophique : accoutumés à recevoir successivement toutes les opinions, commeune glace réfléchit toutes les images sans s’en approprier aucune, à trouver toutprobable sans être jamais convaincus, à ignorer la liaison intime desconséquences avec leur principe, à se contredire à tous les moments sans le savoiret sans y mettre aucune importance, ils ne peuvent qu’être étonnés lorsqu’ilsrencontrent un homme intérieurement convaincu d’une vérité, et qui en déduit lesconséquences avec la rigueur d’une logique exacte. Ils se sont prêtés à l’écouter :ils se prêteront le lendemain à écouter des propositions toutes contraires, et serontsurpris de ne pas voir en lui la même flexibilité. Ils n’hésitent pas à le qualifierd’enthousiaste et d’homme à système. Ainsi, quoique dans leur langage le mot desystème s’applique à une opinion adoptée mûrement, appuyée sur des preuves etsuivie dans ses conséquences, ils ne l’en prennent pas moins en mauvaise part,parce que le peu d’attention dont ils sont capables ne les met pas à portée de jugerles raisons, et ne leur présente aucune opinion comme pouvant être constammentarrêtée, ni tenant bien clairement à aucun principe.Il est cependant vrai que tout homme qui pense a un système, qu’un homme quin’aurait aucun système ou aucun enchaînement dans ses idées ne pourrait êtrequ’un imbécile ou un fou. — N’importe. Les deux sens du mot de système seconfondent, et celui qui a un système dans le sens des gens du monde, c’est-à-direune opinion fixe tenant à une chaîne d’observations, encourra les reproches faitspar les philosophes à l’esprit de système pris dans un sens tout différent, dans celuid’une opinion qui n’est pas fondée sut des observations suffisantes. Sans doute, à prendre le mot de système dans le sens populaire, M. de Gournay enavait un, puisqu’il avait une opinion et y était fortement attaché ; ses adversairesétaient tous autant que lui des gens à système, puisqu’ils soutenaient une opinioncontraire à la sienne.Mais, si l’on prend le mot de système dans le sens philosophique que j’aidéveloppé le premier, personne n’en a été plus éloigné que lui, et il aurait eu bienplutôt le droit de rejeter ce reproche sur les principes qu’il combattait, puisque toute
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