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Arts et activismes afroqueers , livre ebook

288

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2024

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Penser le queer à partir de l’Afrique ? Ce livre s’y attache en prenant comme point d’entrée la littérature (prose, théâtre et poésie), mais aussi la photographie et le cinéma d’Afrique et de sa diaspora, pour penser les expériences et les existences queers. À la fois champ disciplinaire, méthode et combat, les études queers renouvellent l’histoire et l’analyse littéraires africaines, revisitant à la fois des classiques tout en interrogeant les littératures de l’ultracontemporain. Panorama allant de Dambudzo Marechera à Mohamed Mbougar Sarr, de Maryse Condé à Zanele Muholi, cet ouvrage veut ancrer les études queers dans le monde francophone, en faisant un important état des recherches tout en repensant les utopies queers depuis l’Afrique.
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Publié par

Date de parution

20 juin 2024

EAN13

9782384092055

Langue

Français

Poids de l'ouvrage

9 Mo

Dorothée Boulanger et Susanne Gehrmann (dir.)
Arts et activismes afroqueers Littératures, images, performances
Lettres du Sud Collection dirigée par Elara Bertho
Penser le queer à partir de l’Afrique ? Ce livre s’y attache en prenant comme point d’entrée la littérature (prose, théâtre et poésie), mais aussi la photographie et le cinéma d’Afrique et de sa diaspora,pour penser les expériences et les existences queers. À la fois champ disciplinaire, méthode et combat, les études queers renouvellent l’histoire et l’analyse littéraires africaines, revisitant à la fois des classiques tout en interrogeant les littératures de l’ultra-contemporain. Panorama allant de Dambudzo Marechera à Mohamed Mbougar Sarr, de Maryse Condé à Zanele Muholi, cet ouvrage veut ancrer les études queers dans le monde francophone, en faisant un important état des recherches tout en repensant les utopies queers depuis l’Afrique.
Dorothée Boulangerest chercheuse en littératures africaines à l’université d’Oxford. Elle travaille sur les littératures lusophones, les questions de genre et les perspectives écocritiques. Elle est l’autrice deFiction as History. Resistance and Complicitiesin Angolan Postcolonial Literature(Legenda, 2022).
Susanne Gehrmannest professeure de littératures et cultures africaines à l’université Humboldt de Berlin. Ses recherches portent sur les littératures francophones, l’innovation des genres et l’intermédialité. Elle est l’autrice notamment de Autobiographik in Afrika. Literaturgeschichte und Genrevielfalt(WVT, 2021) et a dirigé, avec Dotsé Yigbe,Créativité intermédiatique au Togo et dans la diaspora togolaise(LIT, 2015).
Ont contribué à cet ouvrage : Julia Borst, Laurel Braddock, Sylvie Brodziak, Nadia Chonville, Marion Coste, Eric Damiba, Danae Gallo González, Xavier Garnier, Nicola Lo Calzo, Stéphanie Melyon-Reinette, Bernard De Meyer, Magali Nachtergael, Gibson Ncube, Hanane Raoui, Flora Roussel, Régis Samba-Kounzi, Françoise Ugochukwu.
Sous la direction de Dorothée Boulanger et Susanne Gehrmann
ARTS ET ACTIVISMES AFROQUEERS Littératures, images, performances
© Éditions Karthala, 2024 22-24, boulevard Arago – 75013 Paris www.karthala.com
ISBN : 978-2-38409-205-5 (première édition papier, 2024)
Maquette : Bärbel Müllbacher
Couverture : Daniela, commune de Bandalungwa, 2015, Kinshasa/RDC. © Régis Samba-Kounzi
I n t r o d u c t i o n
Queeriser les études littéraires africaines :contextes, méthode, combats
Dorothée Boulanger (University of Oxford) etSusanne Gehrmann (Humboldt-Universität zu Berlin)
Depuis une vingtaine d’années, on constate une visibilité grandissante des repré-sentations des sexualités et plus généralement des sujets non hétéronormé·e·s dans les littératures africaines, ainsi que dans les arts et le cinéma de l’Afrique 1 et de sa diaspora . Si l’inscription d’un désir homosexuel dans les littératures africaines précède les créations contemporaines, comme en atteste la monogra-phie pionnière de Chantal ZabusOut in Africa. Same-Sex Desire in Sub-Saharan e Literatures and Cultures(2013), le début duXXIsiècle témoigne d’un intérêt
1. Les exemples récents les plus connus sont, en littérature, Mohamed Mbougar Sarr,De purs hommes; Akwaeke Emezi,, Paris/Dakar, Philippe Rey/Jimsaan, 2018 Freshwater, Londres, Faber & Faber, 2018 ; et le lm de Wanuri Kahiu,Raîki, 2018. Pour un aperçu de la production queer africaine francophone jusqu’en 2012, on pourra consulter Boniface Mongo-Mboussa, « Homosexualité et écri-ture en Afrique francophone »,Africultures, n° 96, dossier spécial :Homosexualités en Afrique, 2013,p. 128-137. Pour un panorama rassemblant littérature et cinéma, anglophones et francophones, de la production queer en Afrique jusqu’en 2013, lire Chantal J. Zabus,Out in Africa: Same-Sex Desire in Sub-Saharan Literatures & Cultures; Marc Epprecht, «Alternatives and, Oxford, James Currey, 2013 ambiguities – African voices in literature and lm », dansHeterosexual Africa? The History of an Idea from the Age of Exploration to the Age of Aids, Athens, Ohio University Press, 2008, p. 131-159 ; Chris Dunton et Neville Hoad, «African Literatures », dans E. L. McCallum et Mikko Tuhkanen (eds),The Cambridge History of Gay and Lesbian Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 477-497 ; les contributions les plus récentes sur le cinéma queer d’Afrique sont les ouvrages de Gibson Ncube,Queer Bodies in African Films, Makhanda,NISC, 2022 ; et Lindsey B. Green-Simms, Queer African Cinemas, Durham, Duke University Press, 2022. On peut consulter également les dos-siers spéciaux publiés parAfriculturesn° 96,Homosexualités en Afrique;, 2013 Research in African Literatures,vol. 47, n° 2,Queer Valences in African Literatures and Film;, 2016 African Literature Today, n° 36,Queer Theory in Film & Fiction, 2018 ; etCollege Literature, vol. 45, n° 4,African Queer scholarship, 2018. Il existe une littérature critique beaucoup plus importante sur le Maghreb. Citons, entre autres, Claudia Gronemann et Wilfried Pasquier (dir.),Scènes des genres au Maghreb. Masculi-nités, critique queer et espaces du féminin/masculin, Amsterdam, Rodopi, 2013 ; Jarrod Hayes,Queer Nations: Marginal Sexualities in the Maghreb; GibsonChicago, University of Chicago Press, 2000 Ncube,La Sexualité queer au Maghreb à travers la littérature; William, Paris, L’Harmattan, 2018 J. Spurlin,Contested Borders: Queer Politics and Cultural Translation in Contemporary Francophone Writing from the Maghreb, Lanham, Rowman & Littleeld Publishers, 2022.
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ARTS ET ACTIVISMES AFROQUEERS
croissant et élargi des artistes, écrivain·e·s et intellectuel·le·s africain·e·s pourles existences et les expériences queers. Dans le contexte contemporain, où lhomophobiegrandissantedanscertainspaysafricainssetraduitparunerépression pénale exacerbée, tandis que d’autres au contraire abolissent des lois discriminatoires, la subversion des normes sexuelles et de genre pose des questions essentielles relatives à l’historicité et à la diversité des sexua-lités africaines, au legs colonial de l’hétéronormativité et à la possibilité pour l’Afrique de produire des savoirs et des récits endogènes sur des sujets aussi divers que l’amour, la famille, la sexualité, l’identité, bref, de « devenir le sujet de son propre discours scientifique et déterminer sa pratique d’après ses propres 2 normes et critères ». En proposant seize contributions analysant la fiction, la poésie, le théâtre, le cinéma et la photographie au prisme du queer, cet ouvrage analyse les repré-sentations littéraires et artistiques des minorités sexuelles et de genre en Afrique 3 francophone, anglophone et hispanophone , ainsi que de ses diasporas. Il se veut aussi une contribution décisive aux études queers francophones, en mobi-lisant la notion de queer dans sa double acception : la première en tant que catégorie incluant et célébrant les minorités qui subvertissent les normes et les identités sexuées, genrées et sexuelles ; la seconde en tant que méthode de lecture («to queer»/« queeriser », «queerying»/« queerant ») qui déconstruit, défie, « pervertit » son objet en dévoilant les normes implicites, les tabous et 4 la performativité (au sens de gestes normalisés par leur constante répétition ). La tension présente au cœur du concept, à la fois catégorie chapeau regroupant une constellation de positionnements et de pratiques minoritaires et subversives (LGBTQIA+), et contestation radicale de l’idée même d’essence, mettant l’accent plutôt sur la fluidité et la performativité, se retrouve dans le mot lui-même, 5 qui désigne le « travers », le « louche », le « tordu » . Ce positionnement métho-dologique, éthique et politique fait écho aux préoccupations de nombreux·ses chercheur·se·s et artistes africain·e·s : désireux·ses de penser l’Afrique et sa diaspora dans leur historicité et leur pluralité, iels mettent l’accent sur le rôle fondamental du langage et du récit dans les différentes luttes pour l’émanci-pation du continent, contre les assignations arbitraires et simplistes produites par un discours extérieur et hostile. Ainsi, si les études queers nourrissent nos réflexions sur les représentations africaines des normes sexuelles et genrées et de leurs subversions, notre ambition est également de mettre en lumière la
2. Felwine Sarr,Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016, p. 102. 3. L’absence de contributions portant sur les littératures ou les arts d’Afrique lusophone et ara-bophone est un indice du potentiel largement inexploré des études et des approches queers dans ces Afriques. 4. Eve Kosofsky Sedgwick, « Queer and Now », dansTendencies, Londres, Routledge, 1994, p. 1-20 ; p. 4. 5. Robert Harvey, « L’étrange mot d’… queer »,Rue Descartes, n° 40, 2003, p. 27-35 ; p. 29.
INTRODUCTION
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façon dont les arts, les textes et les cosmologies africaines peuvent «queeriser » les études queers francophones, en révélant notamment l’ethnocentrisme des 6 réflexions portant sur la sexualité, l’identité et l’émancipation . Toutefois, s’emparer de la notion de queer pour penser, en français, la mise en cause de l’hétéronormativité en Afrique, est compliqué par la méfiance que provoquent les origines nord-américaines de cette notion, et plus largement l’adoption de catégories et de concepts occidentaux pour penser les droits, les 7 mobilisations et les identités sexuelles en Afrique postcoloniale , soulevant des questions éthiques, linguistiques et politiques au cœur de la recherche en études africaines, renforcées d’ailleurs par la réticence de nombreux·ses universitaires français·es à universaliser des concepts élaborés dans le cadre de luttes sociales 8 aux États-Unis . En effet, l’activisme et la pensée queers ont surgi aux États-Unis au tout début des années 1990, au moment où la pandémie du sida frappait durement la communauté homosexuelle et exacerbait l’homophobie du reste de 9 la société . Reprenant une insulte homophobe récurrente forgée à partir d’un terme qui désigne le bizarre, l’atypique, le hors-norme, le mouvement queer 10 s’est distingué très tôt par son mode d’action festif et transgressif . Cherchant à penser ensemble genres, sexes et sexualités, et inspirées notamment par les 11 12 13 travaux de Michel Foucault , Judith Butler et Eve Sedgwick , les études queers se sont rapidement développées dans les pays anglo-saxons. Elles se caractérisent par le refus d’une posture identitaire stable, plus particulièrement binaire hétéro/homo et homme/femme, pour penser au contraire les creux, les dissonances et les chevauchements produits lorsque sexe, genre et sexualité
6. Voir Kirk Fiereck, Neville Hoad et Danai S. Mupotsa, «A Queering-to-Come »,GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies, Special IssueTime Out of Joint. The Queer and the Customary in Africa, vol. 26, n° 3, 2020, p. 363-376 ; et Douglas Clarke, « Twice Removed: African Invisibility in Western Queer Theory », dans Sokari Ekine et Hakima Abbas (eds),Queer African Reader, Dakar, Pambazuka Press, 2013, p. 173-185. 7. Ayo A. Coly, « Homophobic Africa? Introduction to theASRForum »,African Studies Review, vol. 56, n° 2, 2013, p. 21-30 ; p. 26. 8. Todd W. Reeser, « État PrésentLGBT+ Studies »,French Studies, vol. 75, n° 4, 2021,p. 521-537 ; p. 521. 9. Che Gossett, « We Will Not Rest in Peace. Aids Activism, Black Radicalism, Queer and/or Trans Resistance », dans Jin Haritaworn, Adi Kuntsman et Silvia Posocco (eds),Queer Necropolitics, Londres, Routledge, 2014, p. 31-50. 10. William F. Edmiston, « Queer Sexualities in French and Francophone Literature and Film:An Introduction », dans James Day (ed.),Queer Sexualities in French and Francophone Literature and Film, Boston, Brill, 2007, p.IX-XIX; p.IX. 11. Michel Foucault,Histoire de la sexualité; mais, 3 tomes, Paris, Gallimard, 1976 et 1984 aussiHistoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 2017 [1961]. Voir Lynne Huffer,Mad for Foucault: Rethinking the Foundations of Queer Theory, Gender and Culture, New York, Columbia University Press, 2010. 12. Judith Butler,Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990 ; traduit par Cynthia Kraus,Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005. 13. Eve Kosofsky Sedgwick,Epistemology of the Closet, Berkeley, University of California Press, 2008 ; traduit par Maxime Cervulle,Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
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ARTS ET ACTIVISMES AFROQUEERS
14 ne sont plus alignés selon le modèle hétéronormatif et binaire . Utilisées dans diverses disciplines des sciences humaines et sociales, de la philosophie aux études de genre, en passant par l’histoire et la littérature, elles sont souvent appliquées comme une méthode particulière de critique et de déconstruction des textes ou des sources (en anglaisto queerdevient alors un verbe, etqueeringune action). Pour Annamarie Jagose, la « non-référentialité » des études queers en est un aspect essentiel, une stratégie politique pour penser un futur encore 15 inimaginable . Les processus subversifs que les études queers documentent et desquels elles participent sont présentés tantôt comme émancipatoires et 16 17 utopiques , tantôt comme nihilistes , nourrissant les réflexions sur le temps et les temporalités queers, défiant le futurisme reproductif produit par l’ordre 18 social hétéronormé : « La queeritude est un concept dynamique, toujours porté par un mouvement qui le mène à ne pas rester en place et à créer de nou-velles possibilités […], une ouverture vers un futur indéterminé et empreint 19 de potentialités . » Les questions ayant trait à l’utopie et à la futurité ont également revêtu une acuité particulière depuis plus d’une décennie dans les discours politiques, 20 médiatiques, intellectuels et artistiques africains . L’afrofuturisme, promu par une nouvelle génération d’afropolitain·e·s désireux·ses de bouleverser la place de l’Afrique dans le monde, porte ainsi des promesses d’utopies, basées sur une redécouverte des cosmologies et des modes de convivialité africains, qui 21 font écho aux ambitions émancipatrices de la pensée queer . Pourtant, les études queers sont aussi régulièrement critiquées pour leur dimension occidentale, masculine, élitiste et blanche, et leur difficulté à sarticulerauxautresluttescontrelesdiscriminations,notammentraciales.Dans son texte « Queering Queer Africa », Stella Nyanzi déplore la difficulté à penser le queer au-delà du triptyque Foucault/Butler/Sedgwick, à imaginer le queer à partir de l’Afrique, en centrant les perspectives queers africaines :
14. Eve Kosofsky Sedgwick, « Queer and Now », art. cité, p. 9. 15. Annamarie Jagose, « Queer Theory », dans Maryanne Cline Horowitz (ed.),New Dictionary of the History of Ideas, Detroit, Charles Scribner’s Sons, 2005, p. 1980-1985. 16. Voir par exemple José Esteban Muñoz,Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity, New York,NYUPress, 2009. 17. Lee Edelman,No Future: Queer Theory and the Death Drive, Durham, Duke University Press, 2004. 18.Ibid., p. 17. 19. Olivier Ducharme, « Temporalité queer. Résistance et désir »,PhaenEx, vol. 10, 2015,p. 115-113 ; p. 116. 20. Voir la synthèse de ces parutions dans l’introduction du dossier spécial desELAconsacré aux « Futurs africains », par Ninon Chavoz et Anthony Mangeon, « Où va l’Afrique ? Narrer les futurs africains, entre prospective et science-ction »,Études littéraires africaines, n° 54,:Futurs africains utopies et dystopies, 2022, p. 7-15. 21. Le concept de renaissance africaine, en revanche, est plus ambigu : la statue monumentaledu même nom à Dakar, inaugurée en 2010, qui représente un homme, portant sur l’épaule un enfant, et enlaçant de l’autre bras une femme située en-deçà de lui, illustre l’ancrage des discours panafricanistes dans l’hétéronormativité et le futurisme reproductif.
INTRODUCTION
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« pour queeriser “l’Afrique queer”, il faut simultanément se réapproprier l’Afrique dans ses audacieuses multiplicités, et y réinsérer la queeritude [queer-nessdeux stratégies non négociables qui synthétisent la dimension politique] : 22 de ce projet ». Nyanzi soulève notamment la question des formes localesde non-binarité et de non-conformisme de genre, qui peuvent s’appuyer sur des croyances, des spiritualités et des rituels autochtones selon lesquels les identités sont en effet fluides, changeantes et ambiguës : « L’Afrique queerdoit revendiquer ces façons africaines de fusionner, déformer et démolir les 23 frontières du genre », échappant ainsi au carcan des catégoriesLGBTQI+ importées d’Occident. Le dossier deGLQ: A Journal of Lesbian and GayStudiessur le queer et le coutumier en Afrique témoigne également de l’impor-tance de documenter et raconter les multiples façons dont le queer en Afrique s’insère, s’approprie et conteste, parfois dans un même mouvement, les insti-24 tutions, les traditions et les rituels locaux . La question de la colonialité du savoir et de ses manifestations contemporaines, y compris au sein des mou-vements de solidarité envers les minorités sexuelles, est donc cruciale pour 25 penser le queer dans et à partir de l’Afrique . Or les militant·e·s et artistes queers du continent sont pris·es en étau entre l’impérialisme culturel occidental et la naturalisation du patriarcat africain. Sokari Ekine dénonce ainsi les deux discours hégémoniques qui asphyxientles existences et les voix des personnes queers en Afrique : « l’un affirme queles sexualités queers sont “non africaines” et l’autre traite l’Afrique comme un 26 lieu d’homophobie obsessionnelle ». Si l’héritage colonial est justement pointé du doigt par de nombreux·ses activistes et chercheur·se·s pour comprendre les origines et les formes de l’hétéronormativité et de l’homophobie contempo-27 raines à travers les différents pays d’Afrique , l’argument historique n’apporte
22. Stella Nyanzi, « Queering Queer Africa », dans Zethu Matebeni (ed.),Reclaiming Afrikan: Queer Perspectives on Sexual and Gender Identities, Athlone, Modjaji Books, 2014, p. 61-64 ; p. 61. Toutes les traductions sont des coordinatrices, sauf indication contraire. 23.Ibid., p. 63. 24. Fiereck Kirk, Hoad Nelville et Mupotsa Danai, «A Queering-to-Come », art. cité. Voir aussi Ng’ang’a Muchiri, « To Revolutionary Type Love. An Interview with Kawira Mwirichia, Neo Musangi, Mal Muga, Awuor Onyango, Faith Wanjala and Wawira Njeru »,African Literature Today, n° 36, 2018, p. 38-51. 25. Voir le livre de Sylvia Tamale,Decolonization and Afro-Feminism, Ottawa, Daraja Press, 2020. Bien qu’elle s’appuie en priorité sur les réalités propres à l’Amérique latine, la chercheuse Maria Lugones est une gure incontournable pour penser colonialité et genre. Voir María Lugones,Theories of the Flesh, New York, Oxford University Press, 2019 ; « Heterosexualism and the Colonial/Modern Gender System »,Hypatia, vol. 22, n° 1, 2007. 26. Sokari Ekine, « Contesting Narratives of Queer Africa », dans Sokari Ekine et Hakima Abbas (eds),Queer African Reader,op. cit., p. 78-91 ; p. 78. 27. Robert F. Aldrich,Colonialism and Homosexuality, Londres, Routledge, 2003. Voir aussi Anne McClintock,Imperial Leather: Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest, New York, Routledge, 1995 ; Ann Laura Stoler,Carnal Knowledge and Imperial Power: Race and the Intimate in Colonial Rule, Berkeley, University of California Press, 2010 ; Will Jackson et Emily J. Manktelow
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pas de réponses satisfaisantes pour saisir les enjeux actuels de l’homophobie de nombreux États et personnalités religieuses, politiques et médiatiques en 28 Afrique, selon Ekine . D’abord parce que la diversité précoloniale du conti-nent fait que les relations homosexuelles ont pu être plus ou moins absentes ou répandues, acceptées, tolérées ou sévèrement réprimées, selon les contextes, les sociétés et les périodes, mais aussi selon qu’elles s’inscrivaient ou non dans 29 certains schémas sociaux . Ensuite parce que le legs colonial est tout aussi hétéroclite et ambigu. Si la Grande-Bretagne est connue pour avoir mis enplace des législations particulièrement sévères condamnant les « délits contre-nature » (unnatural offences), puis les « » (indécences graves gross indecency) e dès la fin duXIXsiècle, souvent maintenues ensuite par les États indépendants, ce n’est pas le cas de la France (jusqu’au régime de Vichy) ou du Portugal, qui n’a criminalisé l’homosexualité au Mozambique par exemple qu’à partir des 30 années 1950 . Dans leur étude comparative des politiques coloniales régulant l’homosexualité au Mozambique et au Kenya, les historiens Gustavo Gomes da Costa Santos et Matthew Waites affirment d’ailleurs, tout en rappelant le climat de violence répressive et le rôle de la sexualité dans l’infériorisation et la racialisation des populations colonisées, que les condamnations pour délits contre-nature ou pour homosexualité sont quasi inexistantes dans les deux 31 territoires . D’après eux, ceci ne démontre ni l’absence d’homophobie ni l’ab-sence de racisme, bien au contraire : les Portugais semblaient d’avis que les populations africaines n’étaient pas adeptes de l’homosexualité, fruit selon eux de la modernité urbaine et donc étrangère à ces populations rurales et « primi-32 tives » . Les Britanniques en revanche considéraient l’homosexualité comme davantage universelle et condamnable. Cependant, le système de l’indirect rulebritannique, par lequel les tribunaux coutumiers étaient responsables des conflits entre « indigènes », laissait hors de la juridiction proprement coloniale (et donc de son archive) le traitement des actes « contre-nature » n’impliquant 33 « que » des Africains .
(eds),Subverting Empire: Deviance and Disorder in the British Colonial World, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015. 28. Sokari Ekine, « Contesting Narratives of Queer Africa », art. cité, p. 80-81. 29. Stephen O. Murray et Will Roscoe (eds),Boy-Wives and Female Husbands: Studies in African Homosexualities, New York, Palgrave Macmillan, 2001. 30. Gustavo Gomes da Costa Santos et Matthew Waites, «Comparative Colonialisms for Queer Analysis: Comparing British and Portuguese Colonial Legacies for Same-Sex Sexualities and Gender Diversity in Africa – Setting a Transnational Research Agenda »,International Review of Sociology, vol. 29, n° 2, 2019, p. 297-326 ; p. 306. 31.Ibid., p. 314-315. 32.Ibid., p. 305-306. Voir aussi Charles Gueboguo, « : sens et varia-L’homosexualité en Afrique tions d’hier à nos jours »,Socio-Logos, n° 1, 2006, http://journals.openedition.org/socio-logos/37 (consulté le 30 avril 2023). 33. Gustavo Gomes da Costa Santos et Matthew Waites, «Comparative Colonialisms for Queer Analysis », art. cité, p. 316.
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