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André Gorz, l’autonomie à conquérir chez les «opéraïstes »italiens d’Antonio Negri, la social-démocratie suédoise et l’université brésilienne. Soucieux du vivre mieux, André Gorz tente d’esquisser les contours d’une nouvelle civilisation. Celle où le temps libre aurait supplanté le temps de travail, où l’individu se serait défait des fonctions de consommation et de production que la machine capitaliste lui assigne. Comment donner l’opportunité et l’envie de s’adonner à des activités librement choisies, autoproductives et coopératives ? Comment passer d’une société du «plus vaut plus »à une société du «moins, mieux, autrement » ?Bref, comment conquérir l’autonomie individuellement et collectivement ?Tels sont les questionnements qui se retrouvent au cœur de la pensée gorzienne, radicale à bien des titres, mais aussi pionnière en son genre. Gorz s’inquiète par exemple du réchauffement climatique dès 1954. C’est également à lui que revient la paternité du néologisme « décroissance »,en 1972. À l’avant-garde du mouvement écologiste, il vient puiser dans le marxisme, l’existentialisme, mais aussi chez Ivan Illich et Herbert Marcuse dont il fut très proche, les références pour formuler son «utopie concrète». Le « métis inauthentique » Gerhart Hirsch, nom d’André Gorz à l’état civil, nait à Vienne en 1923 d’une mère catholique d’origine tchèque et d’un père juif directeur d’usine.

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Publié le 09 mars 2017
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Langue Français

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André Gorz, l’autonomie à conquérir chez les « opéraïstes » italiens d’Antonio Negri, la social-démocratie suédoise et l’université brésilienne. Soucieux du vivre mieux, André Gorz tente d’esquisser les contours d’une nouvelle civilisation. Celle où le temps libre aurait supplanté le temps de travail, où l’individu se serait défait des fonctions de consommation et de production que la machine capitaliste lui assigne. Comment donner l’opportunité et l’envie de s’adonner à des activités librement choisies, autoproductives et coopératives ? Comment passer d’une société du « plus vaut plus » à une société du « moins, mieux, autrement » ? Bref, comment conquérir l’autonomieindividuellement et collectivement ? Tels sont les questionnements qui se retrouvent au cœur de la pensée gorzienne, radicale à bien des titres, mais aussi pionnière en son genre. Gorz s’inquiète par exemple du réchauffement climatique dès 1954. C’est également à lui que revient la paternité du néologisme « décroissance », en 1972. À l’avant-garde du mouvement écologiste, il vient puiser dans le marxisme, l’existentialisme, mais aussi chez Ivan Illich et Herbert Marcuse dont il fut très proche, les références pour formuler son «utopie concrète». Le « métis inauthentique » Gerhart Hirsch, nom d’André Gorz à l’état civil,nait à Vienne en 1923 d’une mère catholique d’origine tchèque et d’un père juif directeur d’usine. Face à la montée de l’antisémitisme en Europe au début des années 1930, ce dernier se convertit au catholicisme et change de patronyme, ce qui n’empêchera pas sa famille d’être spoliée en 1939. Enfant, Gerhart, qui s’appelle désormais « Horst », supporte difficilement cette origine juive qu’on lui intime de refouler. De cetimbroglio
Père de l’écologie politique et de la décroissance, André Gorz a eu une influence importante sur la gauche grâce à son « utopie concrète » : un monde où le travail, aboli, cèderait la place à des activités autonomes, conviviales et créatives. Dix ans après son suicide, que reste-t-il de ses idées ? Gerhart Hirsch, Gérard Horst, Michel Bosquet… tout au long de sa vie, André Gorz a utilisé de multiples signatures, comme autant de symptômes d’une identité fuyante. Il a toujours fallu qu’il tente d’«exister le moins possible», lui qui se voyait comme un «homme  1 séquestré dans un monde étranger et hostile» . Évitant les plateaux de télévision et étranger au monde universitaire, il n’est découvert par le grand public que tardivement, en 2006. «Nous devenons célèbres !», déclare-t-il, narquois, 2 à un ami devant le succès en librairie deLettre à D., récit introspectif de l’amour fusionnel qui le lie à Dorine, sa compagne. La fin est connue : c’est avec elle et à ses côtés qu’un soir de septembre 2007, il décide de mettre fin à ses jours. Survenu il y a maintenant dix ans, ce suicide vient mettre un terme à une vie intellectuelle exigeante, celle d’un autodidacte relativement discret. La réflexion menée par André Gorz a néanmoins eu un impact considérable sur la gauche des années 1960-1970. Elle a nourri des débats sur des sujets qui n’ont rien perdu de leur actualité, comme la réduction du temps de travail, le revenu universel (voir encadré) ou encore la fracture de la société entre chômeurs et salariés. Son influence s’est exercée sur les syndicalistes de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), le Parti socialiste unifié (PSU), mais aussi à l’étranger, 1 Le Traître,suivi deLeVieillissement, p. 211, André Gorz,Gallimard, coll. «Folio Essais», 2005, 1re éd. : 19582 Cité par Willy Gianinazzi dansAndré Gorz, une vie, La Découverte,2016
existentiel, il en tirera une féroce autobiographie,Le Traître(1958), dans laquelle il n’épargne pas ses parents. Mais le traître, c’est lui : l’intellectuel condamné à s’isoler du monde. Se définissant comme un «métis inauthentique», Gorz n’aura de cesse d’affirmer, sans triomphe, qu’il «n’appartien[t] à aucune 3 cultureplutôt qu’à plusieurs.» – Il n’a que 16 ans quand il est envoyéen Suisse pour échapper à la mobilisation dans l’armée allemande. Il y décroche un diplôme d’ingénieur en chimie, fréquente les cercles littéraires étudiants, et se lance dans un apprentissage frénétique du français. Son refus, pendant plusieurs décennies, de s’exprimer et d’écrire en allemand témoigne de sa volonté de substituer une identité honnie à une autre, bricolée par ses soins. Et c’est le point de départ de ses thèses sur l’émancipation, que chacun doit conquérir. «Les individus ont à se construire eux-mêmes leur identité, à chercher eux-mêmes ce qui est “juste”, à former eux-mêmes, électivement, les communautés auxquelles ils puissent se sentir appartenir», déclare-4 t-il dans une interview . Lecteur de Husserl, de Heidegger et de Hegel, ses recherches le mèneront tout naturellement à l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, qu’il rencontre à Lausanne en 1946. S’ensuit une longue entrevue (trois heures) qui s’avèrera décisive. Par la suite, «[Gorz] ne semble plus se complaire dans son isolement malheureux», écrit son 5 biographe, Willy Gianinazzi(voir encadré). L’aliénation capitaliste Après avoir emménagé à Paris en 1949, Gorz, qui a épousé Dorine quelques mois plus tôt,
3 Interview d’André Gorz par Marie-France Azar dans « À voix nue », France culture, mars 1991 4 «Un entretien avec André Gorz», Michel Constat et Thomas Ferenczi,Le Monde,cité par Willy Gianinazzi, op. cit. 5 André Gorz, une vie, Willy Gianinazzi, La Découverte,2016
travaille comme journaliste sous le nom de « Michel Bosquet » (« Horst » signifie « bosquet » en allemand). D’abord chez « Paris-Presse » (1951) où il côtoie Jean-Jacques Servan-Schreiber, il rejoint ce dernier à « L’Express » (1955), puis cofonde « Le Nouvel Observateur » en 1964. Le journalisme est pour lui une activité alimentaire, à laquelle il reconnaît néanmoins un gros avantage, celui de lui permettre de rester alerte sur les sujets du monde et d’amasser des connaissances, en économie notamment. La publication duTraitre en 1958 le fait connaître pour la première fois sous le nom d’André Gorz, et lui ouvre les portes des cercles existentialistes parisiens – Sartre le fera entrer à sa revue des « Temps Modernes » en 1960. Les premiers essais de Gorz (Fondements pour une morale, écrit entre 1946 et 1955 et publié en 1977 ;La Morale de l’Histoire, 1959) sont marqués par une philosophie plutôt théorique. Il va par la suite s’efforcer de moins «mépriser le concret», comme le lui a conseillé Sartre. Influencée par la lecture de Marx, notamment ses écrits de jeunesse, sa réflexion philosophique prend un tournant socioéconomique déterminant. Comme chez beaucoup d’auteurs marxistes de l’époque, l’aliénation deviendra un thème central de l’œuvre de Gorz. Elle se déploie selon lui aussi bien dans le travail tayloriste que dans les comportements des consommateurs, façonnés par une publicité devenue «force d’éducation». La «société capitaliste 6 d’abondance », explique-t-il dès 1959 , crée des besoins artificiels marqués par une obsolescence accélérée. Ceux-ci poussent les individus à désirer ce dont ils n’ont pas l’utilité et à jeter ce qui peut encore leur servir. Gorz s’alarme alors de ce que «l’existence de millions de travailleurs ne peut être assurée que par le gaspillage systématique des richesses qu’ils produisent». Consommer serait devenu une obligation «pour faire tourner l’économie».De 6 La morale de l’histoire, André Gorz, Éd. du Seuil, 1959
cette réflexion, il fondera sa rupture avec l’idée qu’accroissement de la consommation et accroissement du bonheur vontde paire. Une intuition écologiste qui ne le quittera plus. L’écologiste Si Gorz peut être considéré comme un des premiers penseurs de l’écologie politique, sa vision n’est pas pour autant une ébauche archaïque et idéalisée de la protection de la planète. On ne le verra jamais se perdre dans une sacralisation fantasmagorique de la nature, qui a animé nombre de ses contemporains après 1968. Pas plus dans le piège réactionnaire d’un retour à une société précapitaliste. Son écologisme se fonde d’abord sur un constat, celui de la finitude de la planète. Le globe a des bornes physiques, et c’est cette réalité que feint d’ignorer la rationalité économique et que feint d’intégrer le « capitalisme vert ». Le mythe aveugle de la croissance infinie et exponentielle a donc pour première conséquence de détruire les ressources vitales à l’humanité, et pour seconde de créer des besoins superflus. «Recréant sans cesse la rareté pour recréer l’inégalité et la hiérarchie, la société engendre plus de besoins 7 insatisfaits qu’elle n’en combleremarquera-t-il» , dès 1975. L’écologisme gorzien est ensuite complété par une profonde méfiance vis-à-vis de la technique. Elle impose une domination duale, incontrôlée, qui cible à la fois les hommes et la nature. À la fin de sa vie, Gorz se saisira du concept de « capitalisme cognitif », qu’il définit comme «s’appropri[ant] non seulement le savoir qu’il a constitué, mais privatis[ant] aussi ce qui relève incontestablement des biens commun, comme le génome 8 des plantes, des animaux et de l’humainCette» . captation n’a rien d’un fantasme : elle recouvre une réalité aujourd’hui sous le nom de 7 Écologie et politique, André Gorz/Michel Bosquet, Éd. du Seuil, 1975, p. 37 8 Le fil rouge de l’écologie, André Gorz, Éd. EHESS, 2015, p.87
« biopiraterie ». Breveter les connaissances et les ressources vivantes permettrait ainsi d’en monopoliser les usages et les fins, nous explique Gorz, avec en ligne de mire la volonté de les soumettre à une rationalité économique forcément destructrice. Une dérive qui selon lui laisse aussi planer la menace de l’eugénisme, et de l’arrivée imminente de posthumains robotisés et coupés du monde sensible. Comme modèle alternatif, Gorz imagine une société de la sobriété des besoins et de la convivialité. Celle où la libre circulation numérique des savoirs serait mise au service de « l’autodéveloppement » et de nouvelles solidarités. Un idéal qui le fera s’intéresser, non sans suspicion, aux mouvements informatiques du logiciel libre, ducopyleftet de l’open source. L’homme post-marxiste Gorz a adhéré comme bon nombre de ses contemporains au marxisme. Jusqu’à la fin de sa vie, il estimera Marx comme un «auteur e fascinant du XIX siècle […] dont beaucoup de 9 descriptions restent d’une pertinence stupéfiante» . S’il ne cessera de se référer à ses écrits, il n’en tentera pas moins d’en démontrer méticuleusement les limites. Les deux auteurs sont d’accord sur un point : l’industrialisation capitaliste a privé les travailleurs de leur humanité. Elle en a fait des êtres interchangeables en rendant leurs actions prévisibles et mesurables, bref, elle les a déshumanisés et réduits à un simple facteur de production. En revanche pour Gorz, l’utopie prolétarienne défendue par Marx est faussement émancipatrice, car elle entend libérer les travailleurs, mais évacue pourtant leur désir individuel d’autonomie. Le prolétaire modèle apparaît sous les traits de Marx comme un homme atomisé, qui a 9 Interview d’André Gorz par Marie-France Azar dans « À voix nue », France culture, mars 1991
refoulé sa subjectivité et ses aspirations au nom de l’intérêt supérieur du Prolétariat. Gorz, qui tirera de son exégèse de Marx un livre polémique,Adieux au prolétariat (1980), réprouve cette idéologie sans sujet qui «exige […] l’amour de la dépersonnalisation, c’est-à-dire le sacrifice de soi», si bien que «le pouvoir du prolétariat est l’inverse symétrique du pouvoir du 10 Capital» . Autre point de rupture : l’utopie prolétarienne se réclame d’une éthique du travail que Gorz estime dépassée. Dans le marxisme, l’ouvrier est incité à s’identifier à sa fonction productive pour reprendre en main son existence. Grâce au travail, un « homme universel » est forcé d’advenir, et ce dernier se réalisera pleinement en s’emparant de l’appareil productif. L’enjeu est que cet homme (qui n’était rien, mais qui est en passe de devenir tout), redéfinisseparet pourlui-même les tâches que le Capital a rendu mutilantes. Ce projet d’émancipation collective, qui continue de consacrer la centralité du travail, ne peut se réaliser pour Gorz : le capitalisme a atteint aujourd’hui un tel degré de complexité et d’intégration que le travail à but économique et la vie réelle sont devenus irréconciliables. Au lieu de se libérer parle travail, il conviendrait donc, selon Gorz, de s’en libérer tout court. Invention du travail Dès la fin des années 1940, Gorz a vu le taylorisme comme une terrible perte de sens pour les ouvriers. Entre processus productifs inintelligibles et interchangeabilités des postes, il a toujours refusé de voir dans la division du travail un quelconque progrès, ou même une évolution insurmontable. DansMétamorphoses du travailouvrage qu’il considèrera (1988), comme l’un de ses plus aboutis, Gorz décortique « l’invention » du travail moderne, qu’il fait remonter à l’avènement du capitalisme industriel il y a deux siècles. Avant 10 Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, André Gorz, Galilée, 1980,p.20 et p.57
cette époque, les ouvriers-artisans pouvaient encore s’enorgueillir d’unsavoir-faireles qui rendait maître deleur outil et du produit de leur effort, sortes d’extensions de d’eux-mêmes. Le fait de produire consistait alors à « s’autoproduire ». Cantonné à la sphère privée, le travail restait indexé sur la vie réelle et était entièrement tourné vers la satisfaction de besoins courants et stables. La raison économique, en subdivisant les tâches, a permis une «intégration fonctionnelle» du travail, transformant l’ouvrier en simple rouage d’une «mégamachine». Sa conduite est devenue«rationnellement adaptée à un but, indépendante de toute intention[de sa part] à poursuivre ce but, dont en pratique, il n’a même par 11 connaissance» .On aurait beau jeu d’opposer à Gorz que la division du travail est la conditionsine qua nonde l’accroissement de la productivité, de la richesse et du progrès, comme l’a théorisé e Adam Smith au XVIII siècle. Pour Gorz, elle est surtout synonyme d’une perte de créativité : «Il fallait séparer [les ouvriers]de leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail et les empêcher de rien produire ou d’entreprendre par eux-12 mêmes. » . Gorz reprend ici l’opposition entre hétéronomie et autonomie, déjà développée dansAdieux au prolétariatet que lui avait inspiré sa lecture d’Ivan Illich. Est hétéronome un travail dont les fins échappent au contrôle de son exécutant.A contrario, l’activité autonome est affranchie de toute nécessité et n’a d’autre fin qu’elle-même. Gorz cite par exemple les activités artistiques, éducatives, scientifiques, culturelles, solidaires et collectives qui, lorsqu’elles sont étrangères à toute rationalité économique marchande, sont facteurs d’émancipations.
11 Métamorphoses du travail, critique de la raison économique, André Gorz, 1988, p.59 12 Métamorphoses du travail, critique de la raison économique,André Gorz, Gallimard, 1988, p.90
Fin du travail L’« utopie concrète » de Gorz se dessine : en limitant la sphère de l’hétéronomie à son strict minimum, celle de l’autonomie viendrait spontanément remplir l’espace vacant. Un tel retournement ne peut se réaliser que par une réduction drastique du temps de travail. Outre que celle-ci offrirait aux individus l’opportunité de s’épanouir hors du travail, Gorz y voit aussi une mesure de justice sociale. Son raisonnement est le suivant : vendre le plein-emploi comme un idéal et poursuivre dans un même mouvement l’augmentation continue de la productivité est aussi vain qu’absurde. «L’économie, écrit-il dans un article du Monde diplomatique en 1993,n’a pas pour tâche de donner du travail, de créer de l’emploi. Sa mission est de mettre en œuvre, aussi efficacement que possible, les facteurs de production, c’est-à-dire de créer le maximum de richesses avec le moins possible de ressources naturelles, de capital et de travail». La rationalité économique entend dès lorséconomiserdu travail. Il y aurait de quoi s’en réjouir selon lui : l’automatisation et la robotisation pourraient donc à terme, dégager suffisamment de temps libre pour permettre à tous de s’adonner librement à des activités autonomes. Cette projection, bien que 13 contestable , fonde le rêve gorzien de la fin du travail salarié. Cependant, nous dit Gorz, «au lieu d’y voir une tâche exaltante, nos sociétés tournent le dos à ces perspectives et présentent la libération du temps comme une calamité». La rareté du travail, à défaut de faire l’objet d’une répartition équitable, se retrouve au cœur d’une compétition acharnée, si bien que ce n’est que parce qu’une partie de la population est condamnée au chômage, à la précarité et à l’exclusion, qu’une autre classe de salariés peut bénéficier d’une stabilité de l’emploi. L’injonction contemporaine de faire de son travail la source de son identité et le 13 «Les robots vont-ils tuer les emplois ? », Jean-François Dortier, Sciences Humaines, novembre 2015
lieu de son épanouissement semble dès lors bien illusoire si son accès n’est réservé qu’à une population de privilégiés. Elle prend une tournure aliénante quand le dévouement sans faille à sa « mission » prend le pas sur toutes les autres dimensions (familiale, amicale, citoyenne) de la vie, car, soumises à des aléas capricieux et imprévisibles, la centralité du travail dans l’existence devient source de multiples mal-être et angoisses réunis aujourd’hui sous l’étiquette de « risques psychosociaux ». L’urgence de l’essentiel Les positions radicales de Gorz sur le travail, qu’il finit par envisager comme discontinu dans l’existence pour en contrecarrer l’importance, n’ont pas convaincu tout le monde. En souhaitant la fin du travail salarié, ou en parlant de le pratiquer de manière irrégulière, Gorz ne se fait-il pas l’apôtre d’une forme ultra-libérale de flexibilité ? C’est la question que se pose Anne-Marie Grozelier dansEn finir avec la fin du travail(. De même, pourquoi Gorz envisage-t-il toujours une part substantielle de travail dans l’existence de chacun, si travailler dans un but économique est fondamentalement néfaste pour l’existence ? Et enfin, comment ne pas voir une certaine forme d’intellectualisme hors-sol dans son souhait de voir l’ensemble de la population se consacrer, en lieu et place du travail salarié, à des activités potentiellement émancipantes comme la peinture sur tissu, la poterie, la visite de musées, ou encore la microélectronique ? Comme si, en dehors du travail, toutes les autres occupations que les individus se choisiraient seraient par nature non-aliénantes. Peut-être faut-il prendre la pensée de Gorz pour ce qu’elle est : un appel à se recentrer sur l’essentiel. En invitant à délaisser le quantitatif pour le qualitatif, la marchandisation de soi pour la convivialité, le travail pour le temps
libre, Gorz est resté obsédé par les moyensderrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que concrets d’accès, pour tous, à une viele corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta meilleure.crémation, je ne veux pas recevoir un bocal de tes cendres.» Le 22 septembre 2007, aux côtés de La sienne se conclut à l’âge de 84 ans dans un sa femme Dorine, victime depuis des années ultime sursaut de liberté. Cette mort, il l’avait d’insupportables maux de tête, André Gorz suggéré dansLettre à D.: « un an plus tôt Lachoisira de mettre fin à ses jours. nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, surune route vide et dans un paysage désert, marcheClément Quintard Le revenu d’existence : oui, mais… Porté par les socialistes en 2017, le projet de revenu universel – ou d’existence - passe souvent comme une proposition neuve. En réalité, il revient périodiquement dans le débat public. Cette idée e a existé sous des formes archaïques dès le XVIII siècle en Grande-Bretagne, note Gorz dans Métamorphoses du travail(1988). En 1996, après avoir souvent changé d’avis sur les possibilités et les limites d’une telle mesure, le philosophe se rallie à l’idée d’un revenu garanti. Mais dans sa version, il doit être inconditionnel, suffisant, et ne pas constituer un palliatif au travail. Bien que Gorz tente de limiter au maximum le poids du travail dans l’existence, il estime que les partisans d’un revenu de base qui permettrait de « vivre sans travailler » se trompent : « [Ils]pensent qu’il y aura toujours des gens volontaires pour se former, être actifs professionnellement et assurer les travaux ingrats […] parce que ça leur fait envie 15 ou plaisirDans la mesure, nous dit Gorz, où le travail n’est pas une question de volontariat mais» . de nécessité, que certains puissent s’impliquer moins que d’autres dans les activités productives, c’est recréer une cassure au sein de la société. «Si tu exiges que les autres portent le poids de la nécessité pour toi, tu t’exclus toi-même de la société, et par là tu perds ce sur quoi se fonde ton droit : tu es quelqu’un dont les autres n’ont pas besoin». Un revenu universel qui accentuerait la fracture sociale plutôt que la combler n’a en effet pas de sens pour Gorz. Il propose d’instaurer un quota d’heures de travail obligatoires et réparties tout au long de la vie, selon le bon vouloir de celui qui les exécute. Sa vision de l’allocation universelle s’intègre donc dans sa « civilisation du temps libéré », où le travail est un mal nécessaire qu’il faut partager entre tous, mais aussi disperser librement dans l’existence. C.Q.
15 Le fil rouge de l’écologie,André Gorz, Éd. EHESS, 2015, p. 71
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