L humanité, l éléphant et le paysan. Bien commun et pouvoir local - article ; n°1 ; vol.9, pg 117-130
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Critique internationale - Année 2000 - Volume 9 - Numéro 1 - Pages 117-130
14 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
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Langue Français

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L’humanité, l’éléphant et le paysan
Bien commun et pouvoir local
par François Constantin
l a question de la biodiversité couvr e un large champ d’objets pouvant être considérés comme des « biens communs » justiciables à ce titre d’un régime international pour assurer leur conservation, sinon un développement durable. La faune et la flor e menacées d’extinction constituent une illustration d’autant plus intéressante que, depuis 1973, leur utilisation est réglementée par une convention internationale, la CITES (Convention sur le commer ce international des espèces menacées), dont les États signatair es se réunissent en Conférence des Parties (CdP) environ tous les deux ans. Le débat récurrent oppose la solution radicale d’une interdiction du commerce à celle d’un commerce contrôlé. La première présuppose que l’espèce menacée, ne pouvant plus être vendue, perdra toute valeur marchande : logique quelque peu paradoxale qui voudrait que plus un bien est rare et difficile à se procurer, moins il est cher… La seconde considère que ceux qui en tirent un profit en argent ont intérêt à assurer sa reproduction dès lors que les avantages l’emportent sur les coûts. Un tel calcul implique nécessairement les hommes qui partagent leur terroir avec ces espèces (les « populations locales »). On approcherait ainsi la synthèse idéale entre logique commerciale, logique politique et éthique humaniste.
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Toutefois, pour ces populations, la notion même de « bien commun » appliqué à la grande faune prédatrice ne va pas de soi, celle-ci apparaissant plutôt comme un « mal » trop commun qu’il convient d’éradiquer. Leur regard (et le sens qu’elles donnent au « principe de précaution ») n’est pas celui du citadin du Nord, du savant zoologiste, du voyagiste, encore moins celui des « générations futures ». Certes, les regards peuvent converger si le « bien » désigne un véritable « capital », comme une forêt. Mais c’est « commun » qui fait alors problème : localement, l’adjectif évoque quelque forme de propriété collective assurant la régulation de son utili-sation dans la perspective d’une « consommation durable » ; vu du Nord, « com-mun » signifie que l’importance de ce capital dépasse les enjeux et intérêts locaux immédiats, ce qui impose une régulation internationale assurant sa conservation. Ce point de vue s’est imposé dans les années soixante-dix, entraînant en quelque sorte la délocalisation du « bien » et la confiscation internationale du « com-mun ». La protection des espèces considérées comme menacées de disparition est devenue un problème de politique inter nationale, géré dans le cadr e du triple héritage westphalien (une af faire intergouvernementale), colonial (une for me de domination) et scientiste (une af faire d’experts). Les résultats en ont été si médiocr es que les diverses critiques interpellant les tr ois termes de l’héritage et préconisant la réintégration du dominé dans le système s’en sont tr ouvées légitimées. Il fallait entièrement repenser le concept de « bien commun ». La gestion de ces espèces pr ocède de pratiques sociales et de règles de dr oit régu-lant un ensemble d’activités humaines ayant des incidences sur leur sur vie. Produites à des moments différents, en des lieux différents, par des acteurs différents, elles vont des coutumes locales relatives à la chasse et à l’usage de l’espace jusqu’au traité inter -national, en passant par les législations étatiques ; leur production concerne aussi bien des gouvernements que les secrétariats d’or ganismes intergouvernementaux, des animateurs d’ONG, des biologistes, des douaniers, Interpol, des commerçants, des sociologues, des chefs de gangs, des administrateurs locaux, des paysans shona et des éleveurs maasaï, des chefs traditionnels et des « sorciers », et la liste n’est pas exhaus-tive. Ainsi, le lieu de cette gestion n’est spécifiquement ni les bureaux de ministères africains de l’Environnement ou du Tourisme, ni les conférences internationales, ni les laboratoires chargés du suivi des populations concernées, mais toujours la savane, la brousse, la forêt où cohabitent quotidiennement des hommes et des animaux 1 . Cela impose de repenser totalement l’action publique dans le sens non pas du renforce-ment d’une bureaucratie mondiale centralisée, mais au contraire d’un partage élargi du pouvoir à tous les niveaux stratégiques de l’action, c’est-à-dire jusqu’au village. Mais la « participation », concept assez flou, même posé en termes de « gestion com-munautaire » 2 , est considérée dans ces politiques comme indissociable d’une ouver-ture du marché, ce qui va à l’encontre de l’orientation prohibitionniste privilégiée par le régime international des espèces menacées 3 .
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Car le système fondé sur la répression fonctionne mal, et la persistance d’un bra-connage international rémunérateur sert d’argument aux adversaires de la prohi-bition : une libéralisation contrôlée, redonnant à la faune une valeur marchande légale, aurait le double avantage de dévaloriser le braconnage et de produire des revenus pouvant être réinvestis dans la gestion de la faune et profiter aussi aux com-munautés locales, réalisant spontanément la synthèse idéale énoncée lors du Som-met de la Terre, à Rio, en 1992 : la conservation de la biodiversité par le dévelop-pement durable et réciproquement, dans un contexte de libéralisation des échanges 4 .
Bien commun et retour au politique Dans le cadre de la CITES, le bien commun est l’affaire des gouvernements, mais aussi d’une pluralité d’acteurs aux préoccupations différentes qui ont constitué une sorte d’oligarchie non gouvernementale puissante, constituée essentiellement par des experts scientifiques (la « communauté épistémique ») et des ONG (la « société civile ») 5 . Cette vision particulariste du bien commun s’est tr ouvée confrontée à la nécessité inéluctable de r eplacer les enjeux de la conser vation dans l’ensemble de ceux que les gouver nants doivent traiter.
1. Voir J. Weber, « Pour une gestion sociale des ressources naturelles », dans D. Compagnon, F. Constantin (dir.), Administrer l’environnement en Afrique : conservation, gestion communautaire et développement durable , Paris, Karthala, 2000, pp. 79-106. Voir aussi E. Féron, « Du lobbying international à l’intérêt local : variations à partir d’un congrès ordinaire », Politique africaine n° 53, mars 1994, pp. 97-107. 2. Sur la question de la gestion communautaire, voir F. Berkes (ed.), Common Property Resources. Ecology and Community-based Sustainable Development , Londres, Belhaven Press, 1989 ; E. Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action , Cambridge, Cambridge University Pr ess, 1990 ; M.M. Murphree, « Wildlife in sustainable development : Approaches to community participation », Communication à ODA African Wildlife Policy Consultation , Sunningdale, 1996. 3. Voir J. Hutton, B. Dickson (eds.), Endangered Species, Threatened Convention : The Past, Present and Future of CITES , Londres, Earthscan, 1999 ; M.-L. Lambert-Habib, La vie sauvage, enjeu du droit international contemporain , Paris, L’Harmattan, 2000 ; O.R. Young, International Cooperation. Building Regimes for Natural Resources and the Environment , Ithaca, Cornell Uni-versity Press ; M.-C. Smouts, « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales », Revue internationale des sciences sociales n° 155, mars 1998, pp. 85-94 ; P. de Senarclens, « La théorie des régimes et l’étude des organisations internationales », Revue internationale des sciences sociales n° 138, nov. 1993, pp. 527-537. 4. Après avoir obtenu à Harar e (1997) le droit de vendre au Japon une cinquantaine de tonnes d’ivoire qu’ils avaient en stock, les gouvernements du Botswana, de Namibie et du Zimbabwe (rejoints entre-temps par l’Afrique du Sud) ont renoncé à Nairobi (avril 2000) à soumettre au vote une nouvelle demande en échange de la promesse d’un nouvel examen à la prochaine Conférence. Sur les péripéties de cette décennie, voir D. Harland, Killing Game. International Law and the African Elephant , Westport, Praeger, 1994 ; T. Princen, « Ivory, conservation and environmental transnational coalitions », dans T. Risse-Kappen (ed.), Bringing Transnational Relations Back In , Cambridge, Cambridge University Press, 1995, pp. 227-253. Sur le contexte de cette ouver ture, voir F. Constantin, « Les filièr es asiatiques de l’ivoire. L’éléphant au rayon des por celaines », Politique africaine n° 6, déc. 1999, pp. 30-46. 5. Outre Risse-Kappen, op. cit. et Young, op. cit. , voir par exemple K. Wellard, J.G. Copestake (eds.), Non Governmental Organizations and the State in Africa. Rethinking Roles in Sustainable Agricultural Development , Londres, Routledge, 1993 ; T. Princen, M. Finger, Environmental NGOs in World Politics. Linking the Local and the Global , Londres, Routledge, 1994 ; L. Gordenker, T.G. Weiss (eds.), Non Governmental Organizations, the United Nations and Global Governance , numéro spé-cial de Third World Quarterly 16 (3), sept. 1995 ; P. Wapner, Environmental Activism and World Civic Politics , Albany, State University of New York Press, 1996 ; Ph. Le Prestre, Écopolitique internationale , Montréal, Guérin Universitaire, 1997.
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L’oligarchie piégée R.H. Grove a mis en évidence la longue tradition, remontant bien avant le XVII e siècle, qui consiste à valoriser le discours du « savant » pour légitimer un rapport de domination 6 . Depuis la fin du XIX e siècle, les mises en garde des bio-logistes (qui occultaient les responsabilités d’une aristocratie européenne dont les grandes chasses « sportives » avaient des effets désastreux tant pour la survie de la grande faune que pour les conditions d’existence des populations locales) n’ont servi qu’à légitimer l’interdiction de la chasse autochtone, comme dans la Colonie du Cap en 1886. À partir des années 1950, certains naturalistes, comme B. Grzimek ou B. Pfeffer, constatant le déclin de la grande faune, animèrent une campagne de mobilisation de l’opinion des pays du Nord non dépourvue d’ambiguïtés (car amalgamant données scientifiques et engagement militant) en misant sur la sym-bolique forte de l’éléphant 7 . Celui-ci, moins menacé que d’autres espèces comme le rhinocéros ou le tigre, a été au centre des débats les plus âpres depuis les ori-gines de la CITES, appor tant ainsi la preuve que l’impact du discours de l’exper t sur l’opinion et sur les gouver nants est fondé moins sur l’exactitude scientifique de son propos que sur sa réussite médiatique, son talent séducteur et une cer taine démagogie. C’est moins la « communauté épistémique » que les prophètes média-tiques qui participent au pouvoir. Globalement, en matièr e de faune africaine, les aver tissements des savants ont été entendus et pris en compte par d’autr es groupes d’acteurs (gouver nements, ONG). Au point que les exper ts ont été intégrés par les gouver nements dans les instances de négociation, sinon de décision, à savoir les délégations of ficielles, ce qui, à terme, a eu pour effet d’estomper le militantisme de ces milieux, à mesur e, sans doute, qu’ils prenaient conscience de la globalité des enjeux. Parallèlement, l’expertise scientifique est l’un des atouts dont se prévalent aussi bien les petites organisations radicales (comme l’Envir onment Investigation Agency) que les grandes ONG mondiales que sont l’ UICN 8 et le WWF. Ces dernières sont pas-sées de l’action tribunitienne à la prise de r esponsabilité au sein même de la CITES : préparation de documents de travail, animation de comités d’experts examinant des questions sensibles avant chaque conférence, participation aux acti-vités de contrôle, etc. Une fraction importante de la communauté des experts a ainsi accepté le partage de la responsabilité du bien commun. Un lobby conservationniste transnational s’est érigé en tribun de la faune afri-caine. Les grandes ONG de protection de la nature en général ou de certaines espèces en particulier, basées dans les métropoles du Nord, se réclamant d’une opi-nion publique diffuse dont elles cultivent la sensibilité, ont d’abord fait pression sur leurs gouvernements nationaux pour que la question soit inscrite à l’agenda inter-gouvernemental. Elles jouent sur plusieurs registres : sur le terrain de l’expertise, elles reproduisent en le dramatisant le discours savant (légitimité scientifique) ; sur
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le terrain politique de la critique de l’État, elles se veulent les représentantes d’une conscience universelle que l’addition des gouvernements du monde, empêtrés dans leurs intérêts égoïstes, ne saurait incarner (légitimité démocratique) 9 . Cet affi-chage populiste ne doit pas faire oublier que certaines parmi les plus prestigieuses (WWF par exemple) sont nées de la mobilisation de princes consorts européens, d’hommes d’affaires américains (et sud-africains), de hauts dignitaires interna-tionaux, héritiers de l’aristocratie coloniale chasseresse, capables de faire de l’argent avec la grande faune. Leurs ressources financières leur donnent un vrai pouvoir d’influence ou de nuisance sur des autorités publiques, au Sud comme au Nord. Elles ont les moyens d’investir les couloirs, sinon les salles de réunion des confé-rences internationales comme la CITES, où un droit de participation leur est reconnu. Elles ont obtenu que l’interdiction du commerce de l’éléphant, en gros comme au détail, décidée en 1989, ne signifie pas l’interdiction de la chasse « spor-tive » 10 . Certes, toutes les ONG n’ont pas eu ce profil sociologique originel ni cette trajectoire, qui d’ailleurs n’empêchent pas d’avoir de bons pr ojets, mais ce rappel montre bien le caractère hétéroclite de la nébuleuse des ONG, dont cer taines se font les gardiennes d’un « bien commun » défini à leurs mesures. Cette ambition a trouvé ses limites avec la campagne inter nationale menée après 1989 par plusieurs gouver nements d’Afrique australe afin de démontr er l’in-cohérence et les effets pervers de la prohibition généralisée. Cette campagne, ciblée davantage sur des r elais stratégiques que sur une opinion publique dif fuse, s’avéra plus efficace que les mobilisations af fectives que le lobby s’ef forçait d’en-tretenir. Les émotions de l’opinion publique occidentale s’épuisent et se hiérar -chisent. Dans la décennie quatr e-vingt, découvrant les menaces pesant sur le des -tin des grands herbivor es, elle s’était impliquée af fectivement et financièr ement. En 1989, elle avait appris que son action avait été cour onnée de succès. Elle était prête à se tourner vers d’autres sujets de préoccupation. Sur le terrain de l’action, les Confér ences des Parties (CdP) illustrent l’hétéro-généité de l’ensemble appelé « ONG ». S’y côtoient, face à quelque sept cents
6. R.H. Grove, Green Imperialism, Colonial Expansion, Tropical Island Edens, and the Origins of Envir onmentalism, 1600-1860 , Cambridge, Cambridge University Press, 1995. 7. Voir par exemple D. Anderson, R. Grove (eds.), Conservation in Africa. People, Policies and Practice , Cambridge, Cambridge University Press, 1987, notamment la première partie, pp. 13-77. 8. L’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) a en fait un statut intermédiaire, puisque fédérant des organismes privés et des représentations gouvernementales. 9. Reprise par Wapner ( op. cit. ), cette prétention est discutée par D. Chartier, Trois organisations non gouvernementales inter-nationales d’environnement , Orléans, Mémoire DEA 1996, et par M.-L. Lambert, op. cit . 10. Voir sur ce thème R. Bonner, At the Hand of Man. Peril and Hope for Africa’ s Wildlife , Londres, Simon & Schuster, 1993 ; J.S. Adams, T.O. Mac Shane, The Myth of Wild Africa. Conservation without Illusion , New York, Norton, 1992. Très concrè-tement, une puissante ONG a quasiment « acheté » le retrait de la Zambie du front des États d’Afrique australe réclamant la levée partielle de l’interdiction du commerce de l’éléphant (le SACIM) entre la CdP 9 et la CdP 10. L’interdiction de la chasse, depuis longtemps décrétée à l’encontre de la chasse locale, fait l’objet de décisions nationales.
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délégués gouvernementaux de cent vingt-sept États parties, des « intégristes » de la protection, sinon des droits des animaux (Save the Elephants, Friends of Animals...), des associations américaines, européennes ou sud-africaines de chasseurs, et des orga-nisations de professionnels vivant de l’industrie de ressources naturelles (baleine, four-rure, « arts traditionnels »...), dont une quinzaine d’organisations nationales (la moitié des ONG japonaises présentes) et une dizaine d’organisations internationales de pêcheurs, fourreurs, forestiers, etc. Plus de cent ONG sont présentes et mènent des actions de lobbying radicalement contradictoires, certaines ONG du Nord rejoignant les positions de gouvernements (ou d’opposants) du Sud 11 . À l’image de la société civile dont elles prétendent tirer leur légitimité, les ONG constituent non pas un bloc face aux gouvernements, mais un ensemble hétéroclite, contradictoire et fluctuant, les plus radicaux commençant à prendre conscience de la vanité de leur prétention à incarner le « bien commun ». Le temps de la confis-cation particulariste touche à son terme, redonnant au politique sa primauté.
La réhabilitation du politique Comme toute politique publique, la gestion d’un bien commun est confr ontée au problème de l’articulation entre l’action sectorielle (la conser vation) et les enjeux plus globaux (le développement économique, la souveraineté, les r elations Nord-Sud...). Mais l’approche de la CITES est elle-même une appr oche particulariste de la conservation (par le commerce) qui s’inscrit dans la thématique plus lar ge de la biodiversité. Sectoriellement vulnérable aux discours et aux stratégies trans -nationales des experts et des ONG, le politique, incar né par les gouvernements, se retrouve en position de force lorsque l’enchevêtrement des enjeux menace de pro-voquer un blocage total de l’action. Un r etour à une approche plus générale est alors nécessaire pour hiérarchiser les priorités, qu’il s’agisse des objectifs (conser vation, développement global, développement local ?) ou des moyens d’action (répr es-sion, concertation, décentralisation ?), c’est-à-dire pour redéfinir une politique. Après 1989, le débat par ticulariste (le commerce de l’éléphant) se trouve ainsi confronté aux références idéologiques des dirigeants des États du Nord et des institutions internationales qu’ils animent (Banque mondiale et autres), et à leurs instruments de prédilection, à savoir la conditionnalité économique et politique. Certaines parties en présence (ONG du Sud, sociétés de chasse, experts en sciences sociales, plusieurs gouvernements d’Afrique australe ou d’Amérique du Sud…) ont alors rouvert un autre débat habituellement occulté parce qu’il pose le problème de leur propre légitimité, à savoir la place du local dans la politique internationale du bien commun. Retournant le discours sur la légitimité démocratique univer-selle dont certaines ONG revendiquent le monopole, elles soulignent la légitimité des préoccupations quotidiennes très concrètes des pauvres villageois menacés 12 par la grande faune .
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Celle-ci constitue une ressource économique et politique. Ressource écono-mique car objet d’une demande mondiale (tourisme, chasse, biodiversité) : les gouvernements peuvent en conditionner l’accès au paiement de droits et de taxes et, par ailleurs, l’activité touristique est supposée stimuler l’économie nationale dans son ensemble 13 . Ressource politique aussi : sur la scène intérieure, l’administration de la faune, par les marchés, les recettes et les emplois qu’elle génère, peut alimenter des réseaux de clientèle, sinon de corruption ; sur la scène internationale, les gouvernements africains peuvent utiliser « l’arme » de la protection de la faune pour obtenir des partenaires publics et privés du Nord des mesures favorables (accrois-sement de l’aide bilatérale ou multilatérale, investissements, révision des normes internationales). En effet, toute ressource devant être autant que possible conser-vée est de ce fait créatrice de contraintes, avec notamment les coûts induits par la surveillance de la faune sauvage, la lutte contre le braconnage industriel, les res-trictions imposées aux activités agro-pastorales (expulsions de population, spolia-tions, interdictions), les dommages aux récoltes et aux vies humaines, les contin -gentements et quotas, la soumission à des nor mes juridiques spécifiques étrangèr es, etc. En tous lieux, les gouver nements doivent essayer de négocier au mieux ces contraintes. L’habileté consiste à exploiter les contradictions des discours des ONG pour démontrer en termes pratiques 14 qu’il est possible de trouver des modes d’action permettant d’assurer la conservation de la faune sans paralyser les activités rému -nératrices ( développement oblige, dira-t-on en « sud-langue », marché oblige, dira-t-on en « nord-langue »), ce qui suppose la possibilité de commer cer et, pour limiter les coûts administratifs de la lutte anti-braconnage, l’intér essement (en argent) des populations locales à la gestion de la faune. Si le développement (« durable » ou non) suppose que chacun tir e des ressources dont il dispose et qui sont objet d’une demande des r evenus qu’il pourra réinvestir au moins dans une politique de conservation de la faune, ou mieux encor e dans une politique de déve -loppement global, et si le développement implique l’abandon de l’autoritarisme et la participation de chacun aux affaires qui le concernent ( démocratisation oblige, dira-t-on dans les deux langues), alors ceux qui disposent d’une grande faune rare doi-vent pouvoir l’exploiter. Et cette exploitation ne peut que garantir la conservation, puisque le gestionnaire a intérêt à assurer la survie de ce qui fait sa fortune. Par cet
11. Ces chiffres sont ceux de la Conférence de Harare (1997). 12. Explicitement, ceci est au centre de l’argumentation des gouvernements d’Afrique australe. Mais il sera fait aussi allu-sion dans les débats au sort des malheureux artisans asiatiques privés de leur matière première... 13. Toutefois, l’organisation internationale de cette industrie a pour effet de limiter les retombées locales. 14. Au travers de programmes nationaux comme Campfire ( Communal Areas Management Programme for Indigenous Resources ) au Zimbabwe ou Admade en Zambie. Voir IIED, Whose Eden ? An Overview of Community Approaches to Wildlife Management , Londres, IIED/ODA, 1994 ; D. Compagnon, F. Constantin (dir.), op. cit.
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argumentaire, les gouvernements concernés (d’Afrique australe, mais aussi d’Amé-rique latine, du Japon ou de la Norvège) portent témoignage de leur adhésion à l’idéologie dominante du système international (un développement libéral) dont les grandes puissances, par ailleurs sensibles aux thèmes conservationnistes, se sont faites les gardiennes. En définitive, la gouvernance internationale centralisée d’un bien commun, produit d’alliances ambiguës entre élites sociales (gouvernants, dirigeants de grandes ONG, savants médiatiques) et, sur le terrain, forces de police publiques et de milices privées, n’a pas réussi parce qu’elle écartait du système les « commu-nautés de base ». Cela étant globalement admis (car conforme aux normes de référence dominantes), le problème de leur intégration devient d’ordre interne et consiste à identifier ces communautés et à s’interroger sur l’architecture d’un système de gestion participative.
Bien commun et communautés de base : nouvelles logiques et nouveaux mythes Le débat sur l’éléphant, malgré sa por tée emblématique, ne mar que pas a priori une révolution dans le régime inter national. Il rattrape plutôt la démar che amorcée à l’occasion d’autres affaires traitées par la CITES (ours ar ctique, vigogne ou même baleine), à savoir que la conduite ef ficace d’une politique de gestion de r essources naturelles menacées ne peut pas pr océder d’un pouvoir inter national indifférent aux objections des utilisateurs habituels et prétendant fair e régner autoritaire-ment une loi universelle qu’il a édictée. L’efficacité impose un glissement du lieu de régulation vers le ter rain concret, une sorte de gouvernance de proximité par une redistribution des responsabilités intégrant dans le système les populations dir ec-tement concernées. Décentraliser le bien commun La CITES est animée par des r eprésentants d’États souverains s’appuyant sur les certitudes d’élites savantes. Les débats autorisent l’intervention active de représen-tants de groupes d’intérêt concernés à un titre ou à un autre (scientifique, fabricant, moraliste...). Cette implication (même encadrée et incomplète) doit permettre d’arri-ver à des décisions réalistes, car tenant compte des rapports de force concrets. Seules sont absentes des procédures décisionnelles les populations vivant sur le terrain. Les particularités du Secrétariat de la CITES répondent à cette recherche de l’efficacité « par le haut ». Organisé en liaison avec l’UICN, garante de son exper-tise scientifique, ce groupe restreint (une vingtaine de personnes), censé échapper aux risques de lourdeur bureaucratique, a un rôle actif : aider les États membres à respecter leurs engagements (assistance technique), perfectionner le système (évaluations scientifiques et techniques, amendements aux règles en vigueur) et
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surtout contrôler le respect des engagements pris (examen critique des rapports, dénonciation de comportements fautifs...). Le souci d’efficacité se retrouve dans l’association étroite d’experts choisis individuellement (comités spécialisés) ou institutionnellement (sous-traitance à des organismes comme le Wildlife Trade Monitoring Unit, ou le réseau Traffic associant UICN et WWF pour le compte de la CITES ; concertation avec l’Organisation mondiale des douanes ou Interpol…) sans que ces collaborations soient figées dans des cadres stricts. Mais il n’a jamais été fait appel directement aux paysans des savanes. Avec ce centre d’impulsion, sa structure de surveillance et d’animation et ses relais plus ou moins formels avec les gouvernements nationaux 15 et les ONG, la CITES a pris des décisions qui se sont imposées non par leur caractère juridique (ce ne sont que des recommandations) mais par la légitimité qui leur est reconnue, voire par les tracasseries que leur non-respect pouvait provoquer 16 . Pourtant, les menaces persistantes pesant sur certaines espèces, même après l’interdiction de tout com-merce international (souvent étendue au commer ce interne), révèlent les insuffi-sances de cette gouvernance pilotée par le haut. Ces lacunes sont repérables dans la séquence située entr e la prise de décision et la mise en œuvre. En vertu du principe de souveraineté, la r esponsabilité de celle-ci incombe aux gouver nements peu disposés à débattr e collectivement des moda -lités d’application inter ne d’une politique publique. Or, la conservation exigeant une action de terrain continue, un système interétatique ne peut pas fonctionner en s’appuyant seulement sur une société civile mondiale imaginair e et un État bureaucratique westphalo-webérien qui ne l’est pas moins. Elle nécessite à la fois une socio-psychologie du ter rain, c’est-à-dire la prise en compte des attitudes, comportements et réactions des populations locales, et une économie politique de l’action, car les enjeux sont aussi socio-économiques. Or aucun véritable pr o-gramme global d’assistance technique et financièr e, pas même l’idée d’un par tage mondial et d’un accompagnement sur le ter rain des coûts de gestion du bien com -mun, n’ont été imaginés, ni dans le cadr e de la CITES 17 , ni dans celui d’instances voisines (PNUE par exemple).
15. Ceux-ci doivent désigner deux « autorités » nationales responsables, l’une administrative, l’autre scientifique. 16. Ainsi, malgré les contestations fondamentales qu’elles ont suscitées, les décisions relatives à la grande faune africaine n’ont pas donné lieu à la formulation de réserves de la part des opposants les plus catégoriques. 17. Ce n’était pas son rôle initial, mais depuis, elle r eçoit des contributions volontair es des gouvernements (dans l’ordre, pour la période 1994-1996 : Belgique, Japon, France, États-Unis, Royaume-Uni), d’ONG conservationnistes et d’ONG d’industriels et de commerçants. Pour la période indiquée, sur un montant total de 4,1 millions de dollars reçus (dont un don exceptionnel de 1,3 million de la part de la Belgique), la part totale des ONG était d’un peu plus de 0,2 million de dollars, dont 900 000 venant de la Fédération italienne des tanneurs (CdP 10, Doc. 10.14). À l’origine, il n’avait même pas été prévu de budget de la CITES ! Voir C. de Klemm, « Voyage à l’intérieur des conventions internationales de protection de la nature », dans M. Prieur, C. Lambrechts (dir.), Les hommes et l’environnement. Études en hommage à Alexandre Kiss , Paris, Éd. Frison-Roche, 1998, pp. 612 sq .
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En clair, malgré l’ampleur de la politique à mener sur un espace important et sur le long terme, la responsabilité juridique et matérielle de la mise en œuvre des décisions reste l’affaire de gouvernements ne disposant que de moyens financiers, humains et technologiques limités face à des demandes internes qui s’accumulent (santé, éducation, sécurité, communications, etc.). Dans ce cadre, les exigences de la CITES ne sont pas perçues comme des priorités, mais comme des charges nou-velles. Les moyens de police sur le terrain ne sont pas à la mesure d’un braconnage stimulé par la prohibition, qui fait monter le cours de produits comme l’ivoire ou la corne de rhinocéros. Toujours plus international et professionnel, le braconnage est d’autant plus difficile à combattre qu’il peut compter sur la passivité, sinon la complicité des populations locales – obligées de coexister avec de grands préda-teurs et interdites de chasse, dans l’indifférence des autorités nationales et inter-nationales – voire de dirigeants nationaux corruptibles ou corrompus 18 . Oubliant la contradiction radicale qu’introduisait la conservation par la prohi-bition, la CITES, sous la pr ession conservationniste du Nord, a exigé des gouver-nements du Sud qu’ils renforcent leur appareil répressif (militarisation du gar dien-nage) au moment même où les autr es instances internationales leur imposaient une réduction des dépenses publiques et de l’autoritarisme politique (conditionnalité), avec pour étrange résultat, là où des gouver nements africains ont adhéré à la logique centralisatrice inter nationale, la persistance du braconnage et l’aggra -vation de la violence inter ne (Kenya), tandis qu’en Afrique australe, les ef forts coûteux de gestion stricte des tr oupeaux, sanctionnés par une hausse des ef fectifs, n’apportaient aucun avantage du fait de la prohibition 19 . Le constat pratique des dif ficultés et des contradictions accumulées par les poli -tiques autoritaires a conforté la critique fondamentale d’un régime où la référ ence au bien commun renouvelait l’autoritarisme colonial. Mais l’intégration du chaî -non manquant, les populations locales, exige d’aller au-delà des discours incanta -toires et des dialectiques per verses. La décentralisation contre la réappropriation ? Le nouveau discours conservationniste valorisant le rôle des communautés locales procède peut-être moins d’une généreuse prise en compte des droits et préoccu-pations des villageois africains que des intérêts bien compris d’entrepreneurs constatant qu’ils ne pourront poursuivre ou relancer leurs activités lucratives qu’en se présentant comme alliés et défenseurs des opprimés. Derrière le thème de la décentralisation apparaissent de nouvelles questions et de nouveaux risques, et pour la faune, et pour les populations. La logique nouvelle a été consacrée solennellement à Rio. L’incitation à la parti-cipation locale est un discours utilisé pour amener les populations à adhérer à l’impératif conservationniste, à le prendre en charge pour sortir de l’impasse. Mais,
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en attendant les effets nécessairement lents (et aléatoires) d’un changement culturel et politique, on a privilégié un discours plus immédiatement intelligible, car très matérialiste, annonçant une meilleure redistribution des profits et des coûts. Ceux-ci pesant lourdement sur les populations locales, il fallait transformer les contraintes subies en avantages directement tangibles 20 . Cette sorte d’intéressement à l’entreprise de protection du bien commun devient acceptable localement si elle permet de satis-faire différents besoins vitaux alimentaires (viande), matériels (argent, infrastruc-tures collectives), symboliques (dignité, rapport à la chasse) et politiques (partici-pation effective aux décisions). D’une situation de conflit entre acteurs, on passerait à une relation de coopération pouvant enclencher un développement durable par le recyclage des revenus accumulés localement dans le renforcement des produc-tions locales complémentaires à une gestion fine de la faune (élimination des ani-maux à problème et du braconnage mafieux 21 ), c’est-à-dire une véritable réap-propriation locale du bien qui resterait commun. Le programme zimbabwéen Campfire 22 est le fruit d’une réflexion transnationale appr ofondie, associant agents de terrain, élus locaux et représentants du gouvernement central, chercheurs en sciences sociales (International Institute for Envir onment and Development de Londres, Centre for Applied Social Sciences de l’Université du Zimbabwe), utili -sateurs de la faune (sociétés de chasse ou de safari), exper ts de l’UICN et du WWF, ONG du Sud (Zimtrust, Africa Resource Trust), agences de coopération de pays du Nord et, quand même, comités villageois. Son succès d’estime auprès de tous ceux qui sont à la recherche d’une gouvernance globale efficace et le doute qu’il a semé parmi les prohibitionnistes tiennent à ce qu’il s’inscrit dans l’idéologie actuelle du temps mondial néolibéral et présente toutes les appar ences d’une synthèse entr e gestion locale et bien commun, avec une nouvelle appr oche de la décentralisation, de la contractualisation et une inversion de la subsidiarité. Le réaménagement de la dialectique centr e-périphérie signifie plus qu’une
18. Voir sur le problème général J.-F. Bayart et alii , La criminalisation de l’État en Afrique , Bruxelles, Complexe, 1997 et, dans le contexte de l’Afrique australe, S. Ellis, « Défense d’y voir : la politisation de la protection de la nature », Politique afri-caine n° 48, déc. 1992, pp. 7-21. 19. Le comble de l’absurde étant atteint lorsque les autorités kenyanes et zambiennes (moyennant contrepartie financière d’ONG conservationnistes fortunées) ont réduit en cendres et en grande pompe les stocks d’ivoire (produits des saisies de contrebande ou de bêtes mor tes naturellement ou abattues par sécurité) dont la vente contrôlée aurait été autr ement plus rémunératrice pour les gouvernements qui supportent les charges du gardiennage de ces stocks d’ivoire. Certains protago-nistes, dont la prohibition est le fonds de commerce, s’efforcent par tous les moyens d’empêcher que soit démontrée la pos-sibilité d’autres solutions. 20. À titre d’exemple, en 1996, le programme zambien LIRDP a rapporté 237 000 dollars US (venant essentiellement de licences de chasse) dont les deux tiers ont été remis aux communautés locales participantes. 21. Une politique de lutte anti-braconnage ne peut êtr e efficace que si elle distingue nettement le braconnage ar tisanal local et le gangstérisme international. Le refus de cette distinction, composante de la prohibition répressive, a permis à ce dernier de trouver des complicités dans la population locale. 22. Voir par exemple les contributions de M. Murphree et B. Campbell dans D. Compagnon, F. Constantin, op. cit.
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