Moyen-Orient : faiblesses des États, enracinement des nations - article ; n°1 ; vol.4, pg 79-104
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Description

Critique internationale - Année 1999 - Volume 4 - Numéro 1 - Pages 79-104
26 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 1999
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Langue Français

Extrait

D’ailleurs
Moyen-Orient : faiblesse des États, enracinement des nations
par Olivier Roy
toute analyse de la situation au Moyen-Orient doit fair e intervenir deux niveaux. Le pr emier est celui des acteurs étatiques, régionaux ou non ; le second est celui des mouvements infra-nationaux ou transnationaux qui contestent le fait même des États existants, au nom soit de l’ethnicité (Kurdes), soit de l’islam. L’action des États relève d’une analyse stratégique somme toute classique, celle où l’ancien secrétaire d’État américain, Henry Kissinger, retrouvait l’Europe de Metternich et du Congrès de Vienne : ce Moyen-Orient est à comprendre en termes d’intérêts nationaux, de quête de sécurité ou de poursuite de grands desseins, contrecarrés les uns par les autres. Ces rapports de forces finissent par engendrer un équilibre durable, parce qu’aucun conflit ne peut dépasser les limites que lui fixe la seule grande puis-sance contemporaine, les États-Unis, eux-mêmes guidés par leurs propres intérêts, schématiquement ramenés à la protection d’Israël et à la stabilité dans le Golfe persique.
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Mais cette hégémonie américaine se perpétue aussi dans la mesure où elle fixe les règles d’un jeu qu’aucun des acteurs étatiques ne récuse durablement, car celles-ci conditionnent et leur existence, et leur participation au jeu en question. Par exemple, aucun de ces acteurs ne souhaite un État palestinien indépendantetfort, même si les États arabes ne cessent de dénoncer l’injustice faite au peuple pales-tinien ; personne ne veut d’un Kurdistan indépendant, même si chacun soutient le Kurde de l’autre. Dans cette analyse, le faible enracinement historique de bien des États-nations (surtout arabes) est compensé par la personnalisation et la longévité des pouvoirs, en attendant la mise en place d’un espace politique auto-nome et relativement pluraliste qui seul peut assurer la transition vers des formes moins personnalisées et plus stables de gouvernement. Les facteurs idéologiques ne jouent qu’un rôle restreint et essentiellement à usage interne. L’acceptation tacite des règles du jeu et de l’arbitrage américain pour les faire respecter per-met d’isoler les perturbateurs (l’Iran et Kadhafi en leur temps, Saddam Hussein aujourd’hui), de maintenir les frontières et de gérer les crises (Kurdes, Palesti-niens) dans le sens de la perpétuation d’un or dre régional qui ne dit pas son nom. Cet Orient est bien « moyen » : ni lointain, ni mystérieux. Dans ce jeu, on assiste à un af faiblissement, voire à une marginalisation des pays arabes, de plus en plus dépendants des États-Unis, dépour vus de puissance militaire et contraints d’intégr er un « processus de paix » qui fonctionne sur-tout au profit d’Israël, face à un axe israélo-tur c renforcé par la décision de la Turquie d’être désormais un acteur de plein dr oit dans la région (ce dont Syrie et Irak ont fait les frais), en attendant un r etour de l’Iran comme puissance régio -nale, qui se produira sans doute dans les quinze ans à venir . L’autre niveau d’analyse porte sur tout ce qui nie, sape ou contour ne ces États, dont l’effondrement ferait apparaître une autre règle du jeu, d’autres acteurs, voire d’autres frontières. Deux forces semblent pouvoir y prétendre : les radi-calismes islamiques et les mouvements ethniques ou communautair es, comme celui des Kurdes ; mais il faut aussi inscrir e dans ce registre l’ethnicisation de la vie politique israélienne, le facteur chi’ite en Irak et en Arabie saoudite, sunnite en Iran. Fortement idéologisés, contestant l’ordre établi, potentiellement hostiles aux puissances occidentales, les mouvements islamistes apparaissent comme une menace possible pour la stabilité régionale. Les mouvements ethnico-natio-naux, quant à eux, souhaitent plus être reconnus comme partie prenante d’un nouvel ordre régional que se poser en avant-garde d’une contestation de l’ordre mondial. Ils comptent largement, pour cela, sur les États-Unis : les Kurdes du PKK se sont attaqués, lors de l’arrestation de leur leader Öcalan, aux ambas-sades grecques et israéliennes, mais pas américaines, alors que le degré de responsabilité des trois pays dans l’arrestation est sans doute du même ordre.
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Les deux plans de l’ordre étatique et de la contestation transnationale sont évidemment articulés : le consensus moyen qui s’établit autour de la stabilité régionale nie des revendications communautaires ou nationalistes, alors que la personnalisation et l’autoritarisme des régimes en place sécrètent une oppo-sition forte, toujours tentée d’idéologiser son refus. L’inquiétude des régimes quant à leur stabilité les pousse encore plus vers les États-Unis (ou, comme l’Irak, vers une opposition suicidaire, ce qui revient encore à faire de Washington l’arbitre incontournable). La stabilité apparente entraîne un blocage du jeu poli-tique interne, surtout dans les pays arabes. Reste à mesurer la synergie possible des forces d’opposition, dans un contexte de renouvellement des dirigeants qui partout atteignent la limite d’âge biologique. Mais, jusqu’ici, les successions se font à l’intérieur des groupes qui tiennent le pouvoir, c’est-à-dire des familles royales, princières, présidentielles, ou bien du parti au pouvoir (Jordanie, Bahrein, Qatar, demain Arabie saoudite et Égypte), en attendant les cas plus complexes de l’Irak et de la Syrie. Les concepts mêmes de stabilité régionale, d’intérêts stratégiques des Occi -dentaux et donc de menace potentielle prêtent à inter rogation. Si les enjeux sont avant tout pétroliers, alors la nature et la couleur des régimes en place n’a guère d’importance et l’Iran islamique (et peuplé) est, pour les clients occi -dentaux, un bien meilleur four nisseur que l’Arabie saoudite, qui a plus de temps devant elle du fait de l’impor tance de ses réserves, et qui est responsable du seul vrai choc pétrolier, en 1973. Si la grande menace est celle de l’islamisme, alors il convient d’analyser de plus près ce facteur , largement surestimé, de l’équation stratégique. Si c’est celle des ar mes de destruction massive, remar-quons que cette prolifération commence par des alliés (Israël, Pakistan) et ne déroge aux bons principes de la dissuasion récipr oque qu’aux mains de dicta -tures personnelles comme l’Irak, alors qu’un État stable, même for tement idéologisé comme l’Iran, r este dans une logique classique de dissuasion. Pour nous, les États du Moyen-Orient, loin d’êtr e des créations artificielles aux mains de clans har celés par une contestation croissante, sont bien des États-nations modernes, qui s’enracinent précisément dans les conflits internes pour le pouvoir et obéissent à un équilibre des forces sanctionné à la fois par leur histoire récente, leur culture politique naissante et la rigidité du contexte international ; mais qui n’ont pas trouvé les institutions politiques permettant effectivement d’incarner une nation.
L’équilibre des relations interétatiques Les crises du Moyen-Orient, évoquées comme une malédiction qui condam-nerait la région à une instabilité chronique, relèvent en fait d’un système
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d’équilibre maîtrisé tant que les acteurs étatiques sont les seuls concernés. Si l’on excepte les « perturbateurs » comme Saddam Hussein, les objectifs des différents États sont clairs et les crises, si elles ne trouvent pas de solution, sont circonscrites afin de ne pas entraîner de conflit de grande ampleur. Tout d’abord, hormis l’attitude de l’Irak envers le Koweït, tous les États se recon-naissent les uns les autres comme tels. Les accords d’Oslo ont entériné la nor-malisation d’Israël, dont l’existence n’est plus un enjeu stratégique, même si le contexte passionnel entretient un réflexe sécuritaire dans le pays et un rejet affectif dans les opinions publiques arabes. Parallèlement, un État palestinien, à souveraineté limitée, est désormais perçu par Israël comme un élément iné-luctable de l’équilibre régional. Les ingérences entre États ne remettent pas en cause cet équilibre : l’instrumentalisation d’opposants internes par un pays tiers soucieux de garder quelques moyens de pression ne va jamais jusqu'à encourager la destruction de l’autre État, et constitue avant tout un élément de marchandage. Les États concer nés par la « question kurde », tout en répri-mant leurs propres Kurdes, encouragent ceux d’en face – mais sans jamais leur donner les moyens de vaincr e : le PKK a eu des bases en Syrie ; le PDK et l’UPK irakiens ont des bur eaux en Iran (qui persécute le PDK iranien) et en Turquie, en guerre avec le PKK. Mais l’Iran a abandonné à leur sor t les Kurdes irakiens en 1975, 1988 et 1991, tandis que la Syrie a expulsé Öcalan en septembre 1998. Le soutien iranien au Hezbollah libanais n’est jamais allé jusqu'à l’encourager à pr endre le pouvoir par la force ; d’ailleurs il a été retiré, en 1997, à son aile dure, dirigée dans la Bekaa par Cheikh Toufayl qui refu-sait le compromis sur le pouvoir au Liban. Téhéran a aussi cessé de soutenir les chi’ites de Bahrein. L’Arabie saoudite a soutenu les islamistes et les tribus du Nord-Yémen, sans vouloir ou pouvoir empêcher la réunification des deux Yémen en 1992. Le Polisario, au Maghr eb, est aujourd’hui plus otage qu’acteur dans le jeu des relations entre l’Algérie et le Maroc. Bref, si chacun instru-mentalise les oppositions inter nes de l’autre, aucun État n’est prêt à voir appa -raître de nouveaux acteurs étatiques sur la scène régionale. Les contentieux frontaliers existent certes (Arabie saoudite et Yémen, Yémen et Érythrée, Qatar et Bahrein, Émirats et Iran, Syrie et Israël, Irak et Koweït, Syrie et Turquie, Maroc et Algérie). Tous ont donné ou pourront donner lieu à des conflits localisés. Mais l’équilibre s’établit au cœur même des crises : Israël cherche les moyens de se désengager du Sud-Liban, mais la Syrie a besoin de la présence israélienne au Liban pour justifier la sienne et conserver un argu-ment de marchandage (retrait simultané du Golan et du Sud-Liban). Et, d’un autre côté, un succès du processus de paix, en désarmant le Hezbollah, liqui-derait ce qui reste de l’influence iranienne au Levant. Un retrait unilatéral israé-lien n’arrangerait donc ni les Syriens, ni les Iraniens. La Turquie, forte de la
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possession du seul territoire contesté par son voisin syrien (le Sanjak d’Alexan-drette), du contrôle des eaux de l’Euphrate, du soutien américain et israélien, de son armée, de son économie et de sa population, n’a aucune difficulté à amener à résipiscence une Syrie isolée et affaiblie. La crise d’octobre 1998 a contraint cette dernière à se priver de la seule carte dont elle disposait contre Ankara : le soutien à Öcalan. Enfin, et surtout, il n’y a plus de menace militaire au Moyen-Orient. Deux États seulement ont connu une amélioration significative de leurs capacités mili-taires : Israël et la Turquie (dont le budget de la défense est passé, en dollars constants, de 3,1 à 6,8 milliards entre 1985 et 1995). Les États arabes ont vu la leur s’effondrer (Syrie, Irak) ou sont, malgré des dépenses en hausse, inca-pables d’assurer leur défense (Arabie saoudite). L’Iran a une capacité militaire inférieure à ce dont il disposait il y a vingt ans, et n’a les moyens ni politiques (sanctions américaines) ni financiers de la reconstituer, comme le montre sa reculade devant les Taliban afghans en septembr e 1998. Même Israël et la Turquie, les seuls à disposer de for ces capables de mener une véritable guer re conventionnelle, dépendent étr oitement des Américains, et auraient des dif -ficultés techniques, financièr es mais surtout politiques à maintenir une occu -pation de long terme en territoire hostile, comme l’a montré l’aventur e liba-naise d’Israël en 1982. La disparition de l’URSS et la chute du prix du pétr ole rendent impossible le maintien d’ar mées modernes, à forts effectifs et dotées d’un armement sophistiqué. Plus aucun pays arabe ne rêve, comme le faisait Hafez el Assad, d’une « parité stratégique » avec Israël, et tous sont dans une logique défensive, voire de survie (Irak). Enfin, après la guer re du Golfe, le déploiement de troupes américaines est sans précédent, durable et « sanctua-risé », c’est-à-dire qu’aucune action terroriste ne peut causer assez de pertes pour rendre l’opinion américaine hostile à cette présence. L’équilibre ne peut donc être rompu que par le renversement de régimes alliés de Washington (Arabie saoudite) et non par l’action, même indir ecte (terrorisme), d’un État. Les deux crises majeures qui perdurent (Palestine et Irak) sont justement les deux seules qui posent un véritable enjeu étatique : statut et dimension de l’entité palestinienne, nature du pouvoir en Irak, voire survie de celui-ci en tant qu’État-nation. Ces deux crises sont au cœur de l’intervention américaine au Moyen-Orient, même si Washington s’efforce de les dissocier. Elles mettent les pays arabes conservateurs dans une position délicate puisque, dépendants des États-Unis pour leur sécurité, ils doivent avaliser des choix qui vont à l’encontre de leur propre opinion publique, en particulier sur le thème de la solidarité arabe.
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Israël-Palestine Le conflit autour d’Israël ne porte plus sur Israël mais sur la Palestine, ou plutôt sur le sort de la population palestinienne. Ce sort est désormais large-ment déconnecté du fait israélien, aujourd’hui entériné, même si c’est dans l’amertume. Les relations entre l’État hébreu et ses voisins (statut du Golan, partage de l’eau, Liban-Sud) s’inscrivent, depuis les accords de Camp David entre le Caire et Tel-Aviv (1978), dans le cadre de relations interétatiques bila-térales, à l’exception du Liban, où la relation est triangulaire avec la Syrie. La question essentielle est celle de l’émergence d’un État palestinien, qui apparaît moins comme un nouvel acteur sur la scène du Moyen-Orient (car sa souve-raineté sera limitée) que comme un instrument de gestion d’une population palestinienne sous tutelle. Les États arabes ont entériné, bien avant les accords d’Oslo (1993), l’exis-tence d’Israël et la marginalisation des Palestiniens à laquelle ils ont tous contribué. On se souvient des exils à répétition de la dir ection de l’OLP, de la multiplication de groupuscules palestiniens instr umentalisés soit par la Syrie, soit par l’Irak, de la répr ession des Palestiniens en Jor danie (Septembre noir en 1971) et de leur mar ginalisation au Liban au cours de la guer re civile qui débute en 1975. L’objectif affiché du processus de paix était, en 1993, de tr ouver une solution satisfaisante pour tous les acteurs, y compris les Palestiniens, et de consacr er Israël comme un État « normal » du Moyen-Orient, ser vant de tête de pont aux investisseurs occidentaux et d’aiguillon pour le développement technolo -gique, ce qui aurait per mis un décollage économique de l’ensemble de la zone et aurait coupé ainsi l’herbe sous le pied des dif férents radicalismes. Il a fallu déchanter rapidement. Le boycottage par les États arabes pr o-américains de la conférence de Doha (novembr e 1997), qui avait pour but de développer le volet économique d’Oslo, a cer tes été un camouflet pour Washington, mais il a surtout montré que la normalisation des relations israélo-arabes fonctionnait à sens unique. Israël n’a d’ailleurs pas l’intention de se « moyen-orientaliser », c’est-à-dire de s’insérer dans un réseau d’échanges, d’investissements, de for-mation (universitaire ou scolaire) avec ses voisins. C’est, au-delà de toute option stratégique, un choix culturel évident pour la population israélienne. Il est intéressant de voir que la seule forme de circulation qui se soit réellement développée est le tourisme israélien en pays arabe (l’inverse n’est pas vrai) : une forme unilatérale et très « occidentale » de rapport à l’Orient. Pour nombre d’observateurs, cet échec d’Oslo a été la conséquence de l’assassinat d’Ytzhak Rabin (4 novembre 1995) suivi de la victoire électorale du Likoud en juin 1996, elle-même nourrie des angoisses sécuritaires de la popu-lation israélienne exacerbées par les attentats islamistes de février 1996. Ce qui
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a effectivement été détruit alors, c’est la « confiance », concept clé des accords d’Oslo qui avaient délibérément repoussé à plus tard les vraies questions (sta-tut de Jérusalem, frontières, colonies, réfugiés, partage de l’eau). Cette approche est tout à fait dans la ligne des techniques récentes de négociation (« confidence building process» comme première étape d’un «peace building process»), mais son échec, marqué d’abord par le refus israélien de respecter le calendrier prévu, montre les limites d’un exercice fondé sur une approche psycholo-gique, voire religieuse1. Si le langage du Likoud et celui des travaillistes sont bien différents, et donc l’image que chacun donne de lui-même, leurs positions ne sont désormais guère éloignées. Le Likoud est en voie d’accepter le concept d’État palestinien, et les travaillistes n’ont jamais eu l’intention de démante-ler les colonies ni de laisser s’établir un État palestinien doté de tous les attri-buts de la souveraineté. Bref, entre le « bantoustan » du Likoud et l’« État-junior » des travaillistes, la différence, qui n’était déjà pas si grande, a été largement comblée. La rencontre de Wye Plantation, en octobre 1998, a mar-qué l’entrée du Likoud dans un pr ocessus de paix réajusté selon les exigences israéliennes et qui ne laisse plus d’illusions aux Palestiniens. Ceux-ci n’obtien -dront ni Jérusalem-Est, ni même le contrôle de plus de la moitié des ter ritoires occupés. Les frontières du nouvel État resteront les frontières stratégiques d’un Israël qui gardera ainsi une forme de tutelle. Pourquoi le processus pour-rait-il alors aboutir ? Parce qu’il satisfait tous les acteurs étatiques, y compris le petit nouveau, l’Autorité palestinienne, qui s’est pris au jeu des appar ences, et des rentes de situation qui vont avec les appar ences (clientélisme, cor rup-tion et petites vanités d’un petit pouvoir). La logique étatique joue ici de manière quasiment sociologique : un groupe de sempiternels exilés endosse d’un seul coup le costume de dirigeants et ne veut plus le quitter pour défendr e ses principes, tant que les appar ences sont sauves. L’image du Président de l’Auto -rité palestinienne passant et r epassant en revue des troupes d’opérette symbolise bien aujourd’hui la nature de l’État palestinien. Cette récupération du mou -vement par le haut a brisé toute dynamique politique : la population, désen-chantée, ne peut guère se retourner contre l’Autorité palestinienne sous le regard des troupes israéliennes. Les Israéliens, eux, se sont déchargés sur l’Autorité palestinienne d’une par-tie des problèmes de sécurité, et surtout de la gestion des populations civiles palestiniennes. Les accords réduisent le coût de la sécurité, en termes d’argent
1. On sait le rôle de la référence religieuse mise en avant par le président Carter en face de Sadate et Begin lors de Camp David. Nous ne voulons pas pour autant rejeter systématiquement ce type d’approche. Il est certain que les accords sur la Nouvelle-Calédonie, ceux de Camp David ou encore la méthode de Sant’Egidio (rapprochement des protago-nistes du drame algérien) sont facilités par les affinités et sensibilités religieuses des participants. Mais, si la confiance est nécessaire pour entamer une négociation, il faut bien qu’on en vienne un jour aux vrais problèmes.
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comme de vies. L’Autorité palestinienne sert de fusible. Elle permet aussi de désamorcer les critiques des États et de l’opinion arabes : comment condam-ner ce que des Palestiniens acceptent (par exemple l’indifférence à l’égard des réfugiés de 1948) ? Quant à l’opposition venue des milieux de colons ou d’extrême-droite, qui dénonce ces « abandons », elle permet aux gouvernements israéliens qui signent les accords de passer pour des centristes modérés. Les facteurs qui pourraient remettre en cause ce processus d’intégration-marginalisation des Palestiniens sont d’ordre interne et de nature démogra-phique et sociale (« palestinisation » des Arabes d’Israël, croissance de la part arabe de la population de Jérusalem, divisions ethniques de la société israélienne). Nous les examinerons plus loin. La question palestinienne ne retrouvera de dimension vraiment internationale que si une explosion populaire oblige la com-munauté internationale à intervenir ou entraîne une radicalisation majeure des opinions publiques musulmanes. Par contre, aucun élément de politique extérieure ne semble pouvoir changer la donne, que ce soit du côté de la Jordanie ou de la Syrie, dont les logiques nationales s’imposer ont à tout nouveau régime éventuel. Le seul État qui a un contentieux bilatéral avec Israël est la Syrie, qui se doit de récupérer le Golan. C’est un des rar es cas où le facteur idéologique (à usage interne) joue un rôle indirect : la faible légitimité religieuse de Hafez el Assad l’oblige à une attitude intransigeante sur cette question, tandis que le Likoud, soucieux de marquer sa différence après avoir entériné le pr ocessus de recon-naissance des Palestiniens, ne pouvait que r efuser un tel abandon ter ritorial. Mais le jeu reste ouvert, au gré des changements possibles de dirigeants dans les deux pays et d’un mar chandage global impliquant le Liban-Sud. Quant au retrait israélien de ce dernier pays, il est inéluctable, d’autant qu’il ne pose aucun problème de principe aux Israéliens.
Le Golfe persique Dans la logique des équilibr es étatiques que nous développons dans cet article, le Golfe semble être une dangereuse exception : en face de deux États poten-tiellement forts, l’Iran et l’Irak, se trouve une kyrielle de pseudo-États, les pétro-monarchies. Mais, après une brève période révolutionnaire (revendica-tion sur Bahrein en 1981, émeutes des pèlerins chi’ites de La Mecque en 1987), l’Iran islamique a cessé de menacer tant les régimes que les pays. Le désé-quilibre vient en fait des ambitions irakiennes et de la faiblesse structurelle des pétro-monarchies. Les ambitions irakiennes découlent moins de la « folie » de Saddam que du caractère inachevé de l’État-nation irakien : la question du débouché maritime a entraîné les deux guerres du Golfe, la première contre l’Iran qui a reçu la bénédiction de l’Occident (1981-1988), la deuxième contre
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le Koweït, puis contre la coalition alliée (1990-1991) qui a fait apparaître Saddam comme le diable. Mais la continuité entre les deux conflits, du point de vue irakien, est parfaite, d’où sans doute l’incompréhension devant la vio-lence de la réaction occidentale. C’est que, pour l’Occident, l’Iran islamique contestait l’ordre régional, alors que le Koweït fait partie de cet ordre. La politique des Occidentaux dans le Golfe visait à préserver lestatu quo. Reste à savoir si le maintien de l’embargo contre l’Irak atteint ce but. On a tout dit sur les contradictions de la politique américaine envers l’Irak. Lors de la guerre du Golfe, il s’agissait d’écarter la menace irakienne tout en préservant l’unité du pays ; les forces alliées ont donc évité de poursuivre leur avantage et n’ont pas attaqué la Garde républicaine. Puis on s’est efforcé de remplacer Saddam Hussein par son équivalent en plus modéré, un autre géné-ral baasiste sunnite arabe, si possible de Takrit, comme le vrai Saddam, ce qui aurait permis de garder le jeu d’équilibre dans la région. Les oppositions chi’ites et kurdes apparaissaient en 1991 (à tor t ou à raison) comme pouvant ouvrir la porte au démantèlement de l’Irak, au pr ofit d’un espace kurde qui eût menacé la Turquie, et d’une zone chi’ite qui aurait pu tomber dans le gir on ira-nien et déstabiliser les pétr o-monarchies sunnites alliées, comme la Turquie, de Washington. Cette appr oche était intellectuellement cohér ente mais a échoué : Saddam est un maître de l’assassinat préventif. En 1998, son r enver-sement et l’aide aux oppositions kur des et chi’ites sont passés au rang d’objectifs officiels de la politique américaine, même si l’existence de l’Irak devient alors problématique2. Pourquoi un tel changement de perspective ? Certes, le spectre de l’Iran révo-lutionnaire s’est dissipé. Les chi’ites irakiens ont fait la pr euve de leur indé-pendance par rapport à l’Iran en ne désertant pas massivement lors de la guer re Iran-Irak, et d’ailleurs le « grand frère » iranien les a proprement laissés tom-ber quand ils ont subi de plein fouet la répr ession de Saddam en février 1991. Cependant, si leur nationalisme irakien est d’autant moins en cause qu’ils constituent la majorité relative de la population (comme au Liban) et ont donc tout intérêt à maintenir l’unité du pays, leur crédibilité politique est plutôt en baisse, de même que leur capacité à s’organiser, comme l’a montré la faiblesse de leurs réactions devant l’assassinat de leur plus grand dignitaire religieux, l’aya-tollah Mohammad Sadeq al Sadr, en février 1999 (cet assassinat visait d’ailleurs
2. Ce caractère officiel se voit dans le vote par le Congrès de l’Iraq Liberation Act, la nomination de Franck Ricciardone comme coordonnateur de la mise en œuvr e d’une alternative à Saddam, l’accor d de septembre 1998 mettant fin aux combats entre factions kurdes au nord de l’Irak, le vote par le Congrès d’une petite centaine de millions de dollars pour organiser l’opposition, le choix de sept partis d’opposition considérés comme crédibles et convoqués à l’ambas-sade américaine de Londres, sans parler bien sûr des déclarations officielles du Département d’État appelant au renversement de Saddam.
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sans doute à anticiper une possible révolte chi’ite). Quant aux Kurdes, ils sont plus que jamais divisés entre deux groupes que tout oppose (les tribus du Nord-Ouest, parlant le kurmandji, autour de la famille Barzani qui tient le PDK, et les Kurdes plus urbanisés du Nord-Est, parlant le sorani, autour de l’UPK dirigée par Jalal Talabani). Les enjeux économiques (contrôle du poste de « douanes » de Zakho à la frontière turque) l’emportent souvent sur les inté-rêts nationaux. Personne ne croit, en 1999, à la possibilité d’une grande coa-lition de chi’ites, de Kurdes et de sunnites « démocrates » qui constituerait une alternative crédible à Saddam Hussein. Reste que le comportement des avia-tions anglaise et américaine est étrange. Elles détruisent toutes les installations antiaériennes mais ne touchent pas aux forces terrestres qui sont, par défini-tion, les instruments de répression contre l’opposition que l’on prétend mettre au pouvoir. Comment alors interpréter la politique américaine dans le Golfe ? Il nous faut revenir sur les enjeux stratégiques de cette région.
Les États-Unis et le Moyen-Orient : une stratégie introuvable... et inutile On touche, avec le Golfe, à ce qui constitue peut-êtr e le mythe le plus solide quant aux fondements d’une politique moyen-orientale : celui des enjeux pétroliers. L’idée est que les Occidentaux ont besoin de stabilité politique et de régimes amis pour assur er leur approvisionnement en énergie. Or le pays le plus engagé dans la zone, les États-Unis, est celui qui dépend le moins de son pétrole. Les Européens répugnent à s’y engager plus avant, alors qu’ils sont plus dépendants. Il s’agit moins ici, de leur par t, d’une analyse à courte vue que d’une approche pragmatique. Tout État producteur doit vendre, surtout s’il est « paria ». Le marché n’est pas déterminé par la qualité des relations politiques entre producteurs et consommateurs. La République islamique d’Iran a pr esque toujours vendu son pétr ole en dessous des cours du mar ché. Le seul véritable choc pétrolier déterminé par des raisons politiques, celui de 1973, a été lancé par l’Arabie saoudite, alliée des Occidentaux. C’est elle, aussi, qui est à l’ori -gine de la remontée des cours fin mars 1999. Bien sûr, l’argument de l’intérêt économique du Golfe pour l’Occident va au-delà de la question pétrolière. Les régimes amis sont d’excellents clients pour les industries d’armement ; les commandes qu’ils passent sont même hors de proportion avec leurs capacités réelles de défense (comme on l’a vu avec l’armée saoudienne lors de la guerre du Golfe). Mais, si l’Irak avait réussi sa conquête du Koweït, il aurait été un tout aussi bon client pour ces industries. Les pays « ennemis » sont aussi des clients, comme on le voit par l’énergie que les sociétés (voire les États, comme l’a rappelé l’Irangate, où Washington a vendu des armes à Téhéran) dépensent pour contourner les embargos. Il faut donc
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dépasser l’explication économique pour comprendre la présence américaine mas-sive dans le Golfe. Une autre hypothèse est que toute l’action américaine s’inscrit dans l’objectif d’empêcher l’émergence d’un État « musulman » fort, détenteur de capacités de production et de lancement d’armes de destruction massive menaçant Israël : or les deux candidats possibles sont l’Irak et l’Iran, d’où la politique offi-cielle de «dual containment», de double endiguement des deux pays, décidée en 1993. La protection d’Israël, au risque d’une déstabilisation générale du Moyen-Orient, serait le but ultime de la politique américaine. Mais cet argu-ment de la lutte contre les « États-voyous » (rogue states) ne tient guère non plus. Tout État ami peut devenir un État-voyou, c’est une question de stabi-lité intérieure et pas de «noatniemntc» : l’Iran et l’Irak étaient perçus comme des États stables et plus ou moins pro-occidentaux respectivement avant 1979 et 1989. L’argument serait peut-être encore recevable s’il n’y avait l’exemple du Pakistan, un État musulman, où existe un très for t courant islamiste lié à l’appareil d’État, et qui a pu fair e tranquillement exploser sa bombe atomique au printemps 1998, sans risquer autre chose que de menues sanctions, pr esque entièrement levées un an plus tar d. Au surplus, la politique concrète américaine ne correspond même pas à cette priorité supposée de prévention. S’il ne s’agis -sait que d’empêcher l’Irak de se doter d’ar mes de destruction massive, alors l’UNSCOM avait largement rempli sa fonction et aurait pu continuer à le fair e (à ceci près que n’impor te quel petit État, voire secte, peut toujours bricoler secrètement certaines de ces armes, avec un peu d’argent et quelques parkings souterrains). La crise de novembre 1998, qui a entraîné le retrait de l’UNSCOM, va à l’encontre de ce but : les possibilités de contrôle nucléair e ou bactériolo-gique sur l’Irak s’en sont tr ouvées amoindries. Le thème de l’« État-voyou » est une construction après-coup, ce n’est pas une politique. Enfin, les oppo -sitions à Saddam Hussein, déconsidérées par le soutien américain (sans même que celui-ci se fasse sentir sur le ter rain), ne peuvent offrir une alternative nationale crédible, qui pr oposerait autre chose que le modèle nationaliste arabe et sunnite dominant depuis la création de l’Irak en 1920, et où ne se recon-naissent ni les chi’ites ni les Kurdes3. La politique actuelle des États-Unis est un facteur d’affaiblissement non pas du régime de Saddam Hussein, mais bien de la construction nationale irakienne. Ou bien la politique américaine envers l’Irak est d’une profonde stupidité menant tout droit à l’éclatement du pays, c’est-à-dire à la négation de l’ordre étatique qui maintient le Moyen-Orient, ou bien il s’agit justement d’une
3. Voir « Irak : les mémoires des identités » sous la direction de Pierre-Jean Luizard,Maghreb-Machrek, avril-juin 1999.
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