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— 1 — N° 1262 _______ ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 TREIZIÈME LÉGISLATURE Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 18 novembre 2008 RAPPORT D’INFORMATION FAIT en application de l’article 145 du Règlement (1) AU NOM DE LA MISSION D’INFORMATION SUR LES QUESTIONS MÉMORIELLES Président - Rapporteur M. Bernard ACCOYER, Président de l’Assemblée nationale (1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page — 2 — La mission d’information sur les questions mémorielles, est composée de : M. Bernard ACCOYER, président-rapporteur; Mme Catherine COUTELLE, vice-présidente ; M. Guy GEOFFROY, vice-président ; M. Maxime GREMETZ, secrétaire; M. Rudy SALLES, secrétaire; M.Alfred ALMONT, M. PatrickBEAUDOUIN, Mme Martine BILLARD, M. Gérard CHARASSE, M. René COUANAU, Mme Pascale CROZON, M. Bernard DEROSIER, M. JeanLouis DUMONT, M.Jean-Pierre DUPONT, M.Alain FERRY, Mme MarieLouise FORT, M.Jean-Louis GAGNAIRE, M.Daniel GARRIGUE, M.JeanPierre GRAND, Mme Arlette GROSSKOST, MmeFrançoise HOSTALIER, M. MichelHUNAULT, M.Michel ISSINDOU, M. Christian KERT, Mme GabrielleLOUIS-CARABIN, M. Lionnel LUCA, Mme Jeanny MARC, M. Hervé MARITON, M. Alain NERI, Mme George PAU-LANGEVIN, M. JeanPierre SOISSON, Mme Christiane TAUBIRA, M. Christian VANNESTE — 3 — SOMMAIRE ___ INTRODUCTION..........................................................................................

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Langue Français
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Extrait

— 1 —
N° 1262 _______ ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958TREIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 18 novembre 2008RAPPORT D’INFORMATION FAIT en application de l’article 145 du Règlement(1) AU NOM DE LA MISSION D’INFORMATION SUR LES QUESTIONS MÉMORIELLES Président - Rapporteur M. Bernard ACCOYER,Président de l’Assemblée nationale (1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page
— 2 —
La mission d’information sur les questions mémorielles, est composée de :
M. Bernard ACCOYER, président-rapporteur ; Mme Catherine COUTELLE, vice-présidente ; M. Guy GEOFFROY, vice-président ; M. Maxime GREMETZ, secrétaire ; M. Rudy SALLES, secrétaire ; M. Alfred ALMONT, M. Patrick BEAUDOUIN, Mme Martine BILLARD, M. Gérard CHARASSE, M. René COUANAU, Mme Pascale CROZON, M. Bernard DEROSIER, M. Jean-Louis DUMONT, M. Jean-Pierre DUPONT, M. Alain FERRY, Mme Marie-Louise FORT, M. Jean-Louis GAGNAIRE, M. Daniel GARRIGUE, M. Jean-Pierre GRAND, Mme Arlette GROSSKOST, Mme Françoise HOSTALIER, M. Michel HUNAULT, M. Michel ISSINDOU, M. Christian KERT, Mme Gabrielle LOUIS-CARABIN, M. Lionnel LUCA, Mme Jeanny MARC, M. Hervé MARITON, M. Alain NERI, Mme George PAU-LANGEVIN, M. Jean-Pierre SOISSON, Mme Christiane TAUBIRA, M. Christian VANNESTE
— 3 —
SOMMAIRE ___
INTRODUCTION..............................................................................................................
 9
PREMIÈRE PARTIE : LA FRANCE EN DÉBAT AVEC SON PASSÉ...................... 11
I.- DES « LOIS MÉMORIELLES » RÉVÉLATRICES ET PROBLÉMATIQUES........................ 11 A. L’APPARITION D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE « LOIS MÉMORIELLES »..................................................................................................... 11
1. Une intervention parlementaire ancienne et protéiforme............................... 11 a) La Révolution : fêtes civiques et culte des grands hommes................................ 11 b) Une mythologie républicaine célébrée de manière protéiforme......................... 15 2. Les nouveaux termes du débat : la « querelle des lois mémorielles »......... 18 a) La loi « Gayssot » de juillet 1990 et la pénalisation du délit de négationnisme.................................................................................................. 19 b) Le tournant de 2005 et la mobilisation des historiens....................................... 21 B. QUE PENSER DE CES INITIATIVES LÉGISLATIVES ?........................................... 22
1. Une conséquence de la limitation des pouvoirs du Parlement...................... 23
2. Des lois au contenu très divers mais dont la motivation commune est placée sous l’invocation du « devoir de mémoire »........................................ 25 3. Une dynamique de qualification de l’histoire pouvant présenter des risques juridiques et politiques......................................................................... 36 a) Un risque d’inconstitutionnalité....................................................................... 37 b) Un risque d’atteinte à la liberté d’opinion et d’expression................................ 38 c) Un risque d’atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs................... 51 d) Un risque de remise en cause des fondements mêmes de la discipline historique........................................................................................................ 53 e) Un risque de fragilisation de la société française.............................................. 54 f) Une source possible d’embarras diplomatique.................................................. 55 C. LA DIMENSION EUROPÉENNE DU DÉBAT : LA PROPOSITION DE DÉCISION-CADRE D’AVRIL 2007............................................................................ 56
1. Un texte dont certaines dispositions suscitent une vive inquiétude chez les historiens et les juristes............................................................................... 57
2. Rappel du contenu juridique de la proposition de décision-cadre................. 58
— 4 — II.- LES AMBIGUITÉS DU « DEVOIR DE MÉMOIRE »...................................................... 60 A. L’HISTOIRE DE FRANCE ET LA MÉMOIRE NATIONALE : UN COUPLE SOUS TENSION.................................................................................................................. 61
1. La méthode historique, garantie de rationalité et d’universalité..................... 61 a) L’histoire contre la mémoire............................................................................ 62 b) L’histoire avec la mémoire............................................................................... 64 2. La tension médiatique........................................................................................ 64 B. LE « DEVOIR DE MÉMOIRE » : UNE NOTION UTILE MAIS DONT LE MANIEMENT EST DÉLICAT..................................................................................... 66 1. Une notion essentiellement positive................................................................. 66 a) Une notion à visée morale................................................................................ 66 b) Une notion qui trouve son origine dans une demande et un contexte précis...... 68 c) Une notion qui a permis des avancées fondamentales en matière de justice pénale : la lutte contre l’oubli des crimes les plus graves perpétrés contre la communauté internationale.......................................................................... 71 d) Une notion qui a conduit à l’adoption de dispositifs de « réparation de l’histoire »....................................................................................................... 75 2. Une notion qui peut être source de malentendus si elle ne vise que la reconnaissance des souffrances...................................................................... 78 a) Une notion problématique sur le plan intellectuel et moral............................... 78 b) Une notion dont les effets politiques ne doivent pas être négligés...................... 80 c) Une notion devenue un enjeu délicat des relations internationales.................... 83 C. LA LEÇON DE SAGESSE DE PAUL RICOEUR : LE « TRAVAIL DE MÉMOIRE » EN PRÉALABLE AU « DEVOIR DE MÉMOIRE »................................. 84
1. Le cheminement vers la « juste mémoire »..................................................... 84 2. Des exemples d’application concrète du « travail de mémoire ».................. 86
DEUXIÈME PARTIE : LES CLEFS D’UNE POLITIQUE RASSEMBLANT LA NATION AUTOUR D’UNE MÉMOIRE PARTAGÉE.................................................... 91
I.- PRÉSERVER L’EXPRESSION DU PARLEMENT SUR LE PASSÉ TOUT EN PERMETTANT AUX HISTORIENS DE TRAVAILLER SEREINEMENT............ 92
A. SORTIR DE L’IMPASSE À LAQUELLE CONDUISENT LES « LOIS MÉMORIELLES » : LE PARLEMENT DOIT PRÉSERVER LA SPÉCIFITÉ DE LA LOI ET UTILISER DE NOUVEAUX MODES D’EXPRESSION SUR LE PASSÉ...................................................................................................................... 92
1. Le souci d’apaisement et de réconciliation autour de notre passé conduit à ne pas remettre en cause les « lois mémorielles » existantes..... 93
2. Le Parlement doit désormais renoncer à la loi pour porter une appréciation sur l’histoire ou la qualifier........................................................... 94
— 5 —
3. La révision constitutionnelle centrée sur la revalorisation du Parlement implique de respecter le caractère normatif de la loi...................................... 96
4. Le Parlement pourra recourir à la nouvelle faculté de voter des résolutions.......................................................................................................... 99
5. Il convient d’évaluer l’exacte portée de la proposition de décision-cadre européenne d’avril 2007.................................................................................... 101
B. CRÉER UN ENVIRONNEMENT FAVORABLE À LA RECHERCHE HISTORIQUE............................................................................................................ 105 1. Améliorer l’accès aux archives......................................................................... 105 2. Encourager la transmission de la connaissance historique........................... 107
II.- DONNER UN NOUVEL ÉLAN À LA POLITIQUE DE COMMÉMORATIONS............................ 108
A. DES COMMÉMORATIONS NOMBREUSES MAIS PARFOIS DÉLAISSÉES PAR NOS CONCITOYENS....................................................................................... 108
1. L’ère de la commémoration « nationale et civique » : la Troisième République....................................................................................... 109 2. Le temps de la commémoration atomisée et désenchantée.......................... 111 a) Les allers et retours du calendrier commémoratif depuis 1945......................... 111 b) Des commémorations davantage tournées vers les victimes.............................. 116 B. QUELS AXES DE RENOUVEAU POUR LE PROCESSUS COMMÉMORATIF ?...... 121
1. La nécessité de conserver des repères mémoriels forts................................ 121 2. Comment dynamiser la politique de transmission de la mémoire ?.............. 123 a) Quel partage des rôles entre le Parlement et l’Exécutif ?.................................. 123 b) Des pistes d’évolution ont été proposées........................................................... 126 c) L’importance du travail préparatoire pour mieux associer les jeunes générations aux commémorations et célébrations............................................ 129 d) Le rôle rassérénant des cérémonies privées...................................................... 130 3. Souligner le rôle décisif des collectivités locales et des associations dans l’animation des commémorations et célébrations................................. 130 4. Jouer la carte du « travail de mémoire » en s’appuyant sur des institutions et des lieux à vocation pédagogique............................................ 132 a) Le rôle irremplaçable de l’institution culturelle et éducative : les musées et mémoriaux....................................................................................................... 133 b) Un exemple d’évocation pédagogique utile : l’histoire de l’immigration........... 135 c) L’importance des « chemins de mémoire »........................................................ 136 5. Veiller à célébrer les figures ou les œuvres culturelles.................................. 136
— 6 — III.- RÉAFFIRMER LA CONTRIBUTION FONDAMENTALE DE L’ÉCOLE À LA CONSTRUCTION D’UNE CULTURE HISTORIQUE PARTAGÉE...................................... 138
A. QUELQUES REMARQUES LIMINAIRES SUR LES OBJECTIFS ASSIGNÉS À L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE PAR LES POUVOIRS PUBLICS...................... 138
B. UNE ÉCOLE « BOUSCULÉE » PAR LES REVENDICATIONS MÉMORIELLES....... 142
1. A l’origine : l’école perçue comme le vecteur privilégié de l’apprentissage du « roman national »............................................................. 143
2. Aujourd’hui : l’école tiraillée entre sa mission traditionnelle d’enseignement de l’histoire et sa volonté de répondre aux attentes suscitées par le « devoir de mémoire »........................................................... 145 a) L’histoire : une discipline reine confrontée aux sollicitations de la société....... 145 b) Le « devoir de mémoire » à l’école : un risque de dévoiement de l’institution?.................................................................................................... 149 3. Des enseignants à la peine pour faire cours sur les questions historiques dites « sensibles ».......................................................................... 156 a) Un réel sentiment de désarroi face à une mission parfois vécue comme impossible........................................................................................................ 156 b) Des établissements où peut s’inviter une certaine « concurrence des mémoires »...................................................................................................... 157 c) Des élèves vivant sous le régime du « présentisme » et de l’actualité médiatique....................................................................................................... 158 C. PARVENIR À UN ÉQUILIBRE ENTRE « DEVOIR D’HISTOIRE » ET « DEVOIR DE MÉMOIRE » À L’ÉCOLE..................................................................................... 159 1. Rappeler les deux impératifs que sont «comprendre» et «faire comprendre»..................................................................................................... 159 a) L’enseignement de l’histoire ne doit pas être d’abord un instrument de commémoration ou d’expression des souffrances............................................. 159 b) Il doit mettre l’accent sur le « devoir d’intelligence »....................................... 160 2. Soutenir les professeurs dans leur enseignement des questions historiques dites « sensibles ».......................................................................... 166
3. Limiter l’intervention du Parlement en matière de programmes scolaires à sa stricte mission d’évaluation et de contrôle de l’action du Gouvernement................................................................................................... 169
IV.- RÉFLÉCHIR AUX CONTOURS D’UNE « MÉMOIRE EUROPÉENNE »............................ 173
A. L’ÉDUCATION HISTORIQUE.................................................................................... 174
B. UNE POLITIQUE À L’ÉCHELLE DU CONTINENT..................................................... 177
1. Conforter les échanges entre chercheurs européens..................................... 177 2. Repenser la Fête de l’Europe........................................................................... 178 3. Explorer une mémoire culturelle plutôt que strictement historique................ 179
— 7 — LISTE DES RECOMMANDATIONS DE LA MISSION................................................ 181
CONTRIBUTIONS DES MEMBRES DE LA MISSION................................................ 185
TRAVAUX DE LA MISSION........................................................................................... 197
ANNEXE 1 :LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES............................................. 199
ANNEXE 2 :COMPTES RENDUS DES AUDITIONS ET DES TABLES RONDES.......... 203 – Audition de M. Jean Favier, historien, président du Haut comité des célébrations nationales.......................................................................................... 203 – Audition de M. Pierre Nora, historien, membre de l’Académie française, éditeur, président de l’associationLiberté pour l’Histoire..................................... 209 – Audition de M. Marc Ferro, historien, co-dirigeant de la revueAnnales : histoire, sciences.................................................................................................. 218 – Audition de M. Serge Klarsfeld, écrivain, historien, président de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France et vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et de son épouse, Béate Klarsfeld ....... 225 – Audition de M. Denis Tillinac, écrivain et journaliste, président des ÉditionsLa Table ronde....................................................................................... 231 – Audition de M. Gérard Noiriel, historien, directeur d’étude à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS), président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire ...................................................... 238 – Audition commune de M. François Dosse, historien, et de M. Thomas Ferenczi, journaliste, responsable du bureau de Bruxelles au journalLe Monde.................................................................................................................. 246 – Audition de M. Jean-Denis Bredin, avocat, membre de l’Académie française ............................................................................................................... 254 – Audition de M. Paul Thibaud, philosophe, journaliste, président d’Amitié Judéo-chrétienne de France.................................................................................. 260 – Audition de M. André Kaspi, professeur émérite à l’Université de Paris I, président de la commission sur l’avenir et la modernisation des commémorations publiques .................................................................................. 269 – Audition de M. Bronislaw Geremek, historien, homme politique polonais, député européen.................................................................................................... 274 – Audition de M. Alain Finkielkraut, philosophe, écrivain .................................... 281 – Table ronde sur « Les questions mémorielles et la recherche historique »........... 287 – Table ronde sur « Les questions mémorielles et la liberté d’expression »............ 308 – Table ronde sur « L’école, lieu de transmission » ............................................... 321 – Table ronde sur : « Une histoire, des mémoires » ............................................... 347 – Table ronde sur « Processus commémoratif » .................................................... 364 – Table ronde : « Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles » .............. 390
— 8 —
– Audition de M. Xavier Darcos, Ministre de l’Éducation ..................................... 409 – Audition de M. Jean-Marie Bockel, Secrétaire d’État chargé de la Défense et des Anciens combattants auprès de la Ministre de la Défense ............................ 419 – Audition de M. Robert Badinter, sénateur, ancien garde des Sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel...................................................................... 428 – Audition de M. Yves Jego, Secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer auprès de la Ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales .......... 437
ANNEXE 3:LE TRAITEMENT DES QUESTIONS MÉMORIELLES À L’ETRANGER...... 443
ANNEXE 4 :LES PÉTITIONS DES HISTORIENS ET DES JURISTES........................ 473
ANNEXE 5 :REPÈRES HISTORIQUES QUE L'ÉLÈVE DOIT CONNAITRE À LA FIN DE LA SCOLARITÉ OBLIGATOIRE........................................................................ 479
— 9 —
« Il est bon qu'une nation soit assez forte de tradition et d'honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu'elle peut avoir encore de s'estimer elle-même. »
Albert Camus, Chroniques algériennes 1939- 1958.
I N T R O D U C T I O N
Transmettre : cette fonction sociale essentielle semble plus difficile à remplir qu’autrefois, dans un monde marqué par la valorisation de l’individu et la contemplation du présent. Pourtant qu’il s’agisse de biens matériels, d’institutions publiques, de valeurs, de souvenirs, la question de l’héritage se retrouve au centre des grands débats contemporains.
L’allongement de la durée de la vie, l’affirmation des libertés individuelles, l’encouragement très légitime à entreprendre et à innover ont estompé le sentiment de continuité, de solidarité avec les anciennes générations, au point que les historiens parlent couramment de « fracture temporelle », de « fracture historique », pour évoquer la coupure radicale qui s’est opérée entre les vivants et les morts.
Outre cette «déprise de l’au-delà» qui, selon l’historien Jean-Pierre Rioux, nous distingue profondément de nos ancêtres, le recul des humanités classiques traduit la tendance contemporaine à vouloir créer plutôt qu’hériter et transmettre. Les anciennes élites apprenaient le latin et le grec, dont le français ne leur semblait que le tardif aboutissement. Elles s’appropriaient l’histoire ancienne, y compris dans sa dimension mythologique, au point de juger volontiers les événements qu’elles vivaient à l’aune de réminiscences antiques : on disait à Robespierre qu’il y avait encore des Brutus, les républicains citaient en exemple Cincinnatus et dénonçaient le « césarisme » des Bonaparte. Les termes mêmes de « république », « consulat », « empire », jetaient des ponts entre anciens et modernes.
Notre société, au contraire, se vit au présent, tournée vers un futur proche que tous les efforts tendent à rendre meilleur. Le paradoxe, c’est que l’individu moderne n’en continue pas moins d’avoir l’obsession du passé : s’il a perdu le sentiment d’un continuum sur longue période, il recherche toutefois des racines et des raisons d’agir. C’est pourquoi son attention se concentre plutôt sur l’histoire récente, l’histoire contemporaine, dont il découvre la grande richesse et la complexité. Car les sources abondent : au contraire de l’histoire ancienne qui n’a laissé qu’une quantité limitée de vestiges et de documents, l’histoire contemporaine se caractérise par la profusion des traces. La démocratisation de l’écriture a eu pour effet de multiplier les récits et les points de vue. L’apparition de la photographie, puis des documents audiovisuels nous permet de voir et
— 10 — d’entendre les plus modestes acteurs du dernier siècle. Enfin, le témoignage des survivants offre un champ immense à l’investigation des historiens, mais aussi de tous ceux qui, écrivains, journalistes, pédagogues, folkloristes, généalogistes, se mettent en quête d’une mémoire particulière.
Cette mémoire des survivants peut constituer un facteur de communion au sein d’un groupe soudé par une expérience spécifique, mais le récit s’évanouirait avec l’extinction des narrateurs s’il n’y avait pas transmission aux nouvelles générations. Cette transmission peut demeurer mémorielle, au sein de groupes sociaux éventuellement renforcés par un réseau associatif. Elle peut passer par le truchement de l’historien, le souvenir devenant alors un objet d’étude qu’un travail méthodique d’analyse tâche de dépassionner. La transmission, enfin, peut être relayée par l’engagement de la puissance publique, décidant de commémorer, d’honorer, d’immortaliser un personnage ou un événement du passé.
Au fil des auditions de notre mission, il est apparu clairement que nul ne contestait la légitimité des pouvoirs publics à intervenir en matière mémorielle. (1) Pour Pierre Nora, «la gestion du registre symbolique revient au politique». Des plaques de rue de nos communes aux plus notables cérémonies publiques, l’action des élus locaux et nationaux est ancienne et acceptée, au point que les sollicitations ne manquent pas, venant des groupes qui se sentent oubliés dans les hommages publics.
Ce sont bien plutôt les voies et moyens de l’initiative mémorielle qui sont en débat aujourd’hui. Qui doit décider de ce qu’il faut commémorer, de ce qu’il faudrait oublier ? Où commence et où s’arrête le « devoir de mémoire » ? Ces questions ont été posées explicitement lorsque le Président de la République a envisagé que chaque classe de CM2 assure le parrainage d’un enfant victime de la Shoah. Le débat a été amorcé dans la société, mais guère dans les assemblées parlementaires, ce qui posait une autre question essentielle : quelle est la place du Parlement et singulièrement de la loi dans le domaine de l’histoire et de la transmission de la mémoire ?
C’est pour répondre à l’ensemble de ces interrogations qu’il était utile que l’Assemblée nationale engage une réflexion globale sur les questions mémorielles en créant une mission d’information pluraliste. A partir des auditions et tables rondes organisées depuis avril 2008, le présent rapport s’efforce d’analyser les rapports parfois compliqués qu’entretient notre nation avec son passé, avant de dessiner les contours d’une politique susceptible de rassembler les Français autour d’une mémoire partagée.
(1) Audition du 15 avril 2008.
Bernard Accoyer Président-Rapporteur
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