Un monde sans bois ni lois. La déforestation des pays tropicaux - article ; n°1 ; vol.9, pg 131-146
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Description

Critique internationale - Année 2000 - Volume 9 - Numéro 1 - Pages 131-146
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Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

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Publié le 01 janvier 2000
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Langue Français

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Un monde sans bois ni lois
La déforestation des pays tropicaux
par Marie-Claude Smouts
l a destruction des forêts tropicales est en cours. 13,7 millions d’hectares disparaissent chaque année, estime la FAO. « L’équivalent d’un terrain de football toutes les deux secondes » est détruit ou dégradé dans les forêts anciennes, renchérit Greenpeace. La moitié de la population du globe dépend du bois comme unique source d’énergie : la ressource s’amenuise. La plus grande partie des espèces animales et végétales connues se tr ouvent dans les forêts tropicales humides : leur habitat est en péril. La forêt joue un rôle dans les grands équilibr es hydrologiques et clima-tiques : la réduction massive des espaces boisés remet en cause ces équilibres. Il ne se trouve personne pour soutenir que le monde s’accommodera de tout cela au prix de quelques adaptations. La prise de conscience d’un enjeu planétaire a été lente, elle ne s’est faite que dans les années quatre-vingt, mais elle est là. La question n’est plus de sensibiliser les responsables politiques et les populations mais de définir une poli-tique convaincante, et surtout de trouver les moyens de la mettre en œuvre. Loin de nous la prétention de définir ici une telle politique. Notre propos se situe en amont. Il s’agit de comprendre pourquoi, après deux décennies d’efforts et de gesticulations internationales pour relever ce défi, le déboisement continue, aucune politique mondiale ne s’est imposée, aucun « régime » solide ne s’est mis en place.
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Pour le spécialiste de relations internationales, la leçon est rude. Depuis trente ans, il est de bon ton dans le courant dominant de la discipline de montrer que, là où surgit une question d’intérêt mondial, là se crée un « régime » : « ensemble de règles, de principes, de procédures, de mécanismes de prise de décision autour des-quels convergent les attentes des acteurs », selon la formule canonique. Le modèle est celui de l’action collective, l’idéologie celle du choix rationnel. Mais que se passe-t-il lorsque les États refusent de s’engager à coopérer dans un texte obligatoire ? Lorsque, sur le terrain, la corruption, l’abattage illégal, la fraude et le braconnage dominent ? Lorsque, du point de vue scientifique et technique, l’information n’est pas sûre, les experts ne sont pas d’accord, aucune communauté de savoir ne s’im-pose ? Privé de ses repères familiers, l’internationaliste du courant dominant est démuni. Il se réfugie dans la glose et tourne en rond. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Les bilans dressés par les grandes organisations internationales sur leurs politiques forestières sont une longue suite de lamentos sur le sort incertain des forêts et de mea culpa pour les stratégies erronées. Le tout récent rappor t de la Banque mon-diale est particulièrement frappant à cet égard 1 . L’action internationale n’est pourtant pas négligeable. Elle passe par des canaux qui ne sont pas ceux, classiques, de la « coopération » traditionnelle. Quantité d’acteurs non étatiques sont impliqués : plus d’une vingtaine d’or ganisations inter-gouvernementales, les grandes fédérations d’associations de défense de l’envir on-nement, des milliers de petites ONG locales. L’action est un mélange d’intimidation et de persuasion misant sur les pr ocessus d’éducation, d’appr entissage, de « social learning ». Les principes sur lesquels se constr uisent les politiques souhaitées par les intervenants extérieurs sont loin d’êtr e sûrs. Il n’est pas rare de voir les acteurs locaux sommés par les bailleurs de fonds de mettr e en œuvre des stratégies sur les-quelles les experts eux-mêmes sont divisés, et qui ser ont récusées dix ans plus tar d avec la même assurance par les mêmes donateurs. Les tâtonnements, revirements, découragements accompagnant les politiques internationales de préser vation des forêts tr opicales rappellent ceux que l’on constate dans le domaine du développement. Le rappr ochement n’est pas fortuit : la problématique de la déforestation est une problématique de sous-développement, sur laquelle se greffent les données techniques propres à la foresterie. Les relations causales entre le déboisement d’un côté, la pauvreté rurale, la faiblesse de l’agri-culture, la fragilité des institutions politiques de l’autre ont été clairement établies 2 . C’est sur cette toile de fond que s’inscrit toute action internationale et, dans un tel contexte, le point de départ et le point d’aboutissement d’une politique de pré-servation de la forêt se trouvent dans les systèmes d’interaction sociale dans lesquels s’insèrent les espaces boisés. Ce sont les systèmes d’interaction construits à tous les niveaux autour des multiples fonctions de la forêt qu’il convient de décortiquer en préalable à toute action politique pour que se révèlent les mécanismes d’échange,
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les liens de dépendance, les stratégies contribuant à l’exploitation abusive de ses res-sources. Dans cette démarche, les variables socioculturelles ne sont pas des éléments accessoires avec lesquels il faut bien composer. Ce sont elles qui caractérisent les modes d’énonciation – et par conséquent la structuration et l’issue – du problème.
Un bien commun très particulier La fausse piste des biens communs De l’article retentissant de Garett Hardin sur « la tragédie des biens communs » 3 à la phraséologie onusienne « Notre avenir à tous » 4 , en passant par la notion un peu vieillie de « patrimoine commun de l’humanité », la discussion internationale sur les questions d’environnement a tendance à s’enfermer dans un carcan séman-tique. Depuis la fin des années quatre-vingt, la notion de commons a tout envahi. Utile lorsqu’il s’agit des espaces internationaux appartenant à tous (haute mer) ou de biens publics non susceptibles d’appr opriation (atmosphère), elle jette plus de confusion que de lumièr e lorsqu’elle est appliquée à des biens ter ritorialement situés, soumis à des régimes de pr opriété complexes. La traduction française, « bien commun », ne contribue pas à clarifier les choses. Prise au sens strict, la notion de commons implique une propriété conjointe et l’accès libre à la ressource. La question est alors de tr ouver les règles du jeu pour éviter la fameuse « tragédie » de la surexploitation par des usagers égoïstes à courte vue, et assurer la préservation de la ressource pour le bénéfice de tous. Une abondante littérature académique est consacrée à ce point. Utilisée par des acteurs politiques, la notion de commons a d’autres sens, tous chargés de sous-entendus. Lors-qu’elle a été introduite dans la discussion inter nationale sur les forêts et sur la biodiversité en préparation de la Confér ence de Rio (1992), elle avait déjà des implications différentes selon les thèmes et selon les acteurs. Pour les or ganisations de défense de l’environnement des pays du Nor d, il s’agissait de faire reconnaître les forêts tropicales humides, principal réser voir de richesse biologique, comme des sites relevant d’un patrimoine commun à tous. Un régime supranational de pro-tection de l’environnement se serait superposé à la souveraineté territoriale. Les pays tropicaux seraient devenus des gardiens de leurs forêts, responsables d’une res-source appartenant à l’humanité. L’idée de bien commun était clairement au ser-vice d’un objectif de préservation. Comme on pouvait s’y attendre, les grands pays
1. Banque mondiale, A Review of the World Bank’s 1991 Forestry Strategy and its Implementation , janvier 2000. 2. Voir notamment les travaux de Michel Cer nea pour la Banque mondiale ainsi que Alan Grainger, Controlling Tropical Deforestation,Londres, Earthscan, 1993 ou bien C.J. Jepma, The Tropenbos Foundation, Tropical Deforestation. A Socio-Eco-nomic Approach , Londres, Earthscan, 1995. 3. Garett Hardin, « The tragedy of the commons », Science n° 162, déc. 1968, pp. 1243-1248. 4. Rapport Brundtland, Our Common Future , 1987.
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de forêt tropicale, Malaisie et Brésil en tête, dénoncèrent vigoureusement ce nouvel impérialisme écologique et s’opposèrent à toute introduction de la notion de bien commun dans les textes relatifs aux forêts. De leur côté, les pays industrialisés s’intéressaient, eux, à la dimension « libre accès » de la notion de bien commun. Au nom de la préservation de la diversité biologique, patrimoine commun de l’humanité, il s’agissait pour eux d’assurer à leurs groupes pharmaceutiques et à leurs laboratoires de recherche un accès continu aux richesses biologiques et ressources génétiques se trouvant dans les pays tropicaux. À Rio, les pays du Sud réussirent à faire reconnaître leur souveraineté sur leurs ressources biologiques et leurs droits à des redevances financières et à des transferts de technologie. Mais ils acceptèrent en contrepartie de permettre l’accès à leurs ressources. Le paradoxe de tout ceci est que la notion de bien commun a favorisé de facto le pillage des savoirs locaux, notamment dans le domaine de la pharmacopée, ainsi que la privatisation accélérée de la biodiversité mondiale par le biais des brevets et droits de propriété intellec-tuelle sur les ressources génétiques, terrain sur lequel s’est rapidement déplacé l’essentiel de la discussion inter nationale. Sous la notion philosophique et sociale du bien commun pour l’humanité se cachait bien l’exigence financièr e et com-merciale du libre accès généralisé au bénéfice des plus for ts. Dans le domaine de la forêt et de la conser vation biologique, l’invocation du bien commun sert avant tout à légitimer l’inter vention extérieure au nom des intérêts supérieurs de l’humanité dans des domaines r elevant de la souveraineté ter ritoriale des États. Si les pays du Sud s’opposent le plus souvent à son usage, ils y r ecou-rent parfois aussi pour souligner qu’il n’y a pas de raison de traiter à par t les forêts tropicales et que, si organisation et convention mondiales il doit y avoir , celles-ci doivent appliquer les mêmes exigences et les mêmes contrôles à tous les types de forêts, notamment celles du Canada et des États-Unis. Pratiquement, la notion de commons n’a pas de pertinence pour la protection des forêts. Juridiquement, elle n’est pas nécessaire. Ce que les forêts offrent de « commun » à l’échelle planétaire, ce sont des externalités, positives ou négatives 5 , dont la responsabilité incombe entiè -rement à l’État territorial. Sur ce point, la déclaration de Stockholm (1972) et celle de Rio (1992) sont identiques et très claires : « Conformément à la Charte des Nations unies et aux principes du droit inter-national, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources selon leur politique d’environnement et de développement, et ils ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommages à l’environnement dans d’autres États ou dans des zones ne relevant d’aucune juridiction nationale » 6 . La notion de common pool resources à laquelle fait référence dans ce même numéro l’article d’Oran Young aide à comprendre comment on peut gérer des ressources – telles que le poisson ou l’eau – dont il est difficile et coûteux de limiter l’accès à
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ceux qui ont l’habitude d’en bénéficier (non-exclusion), mais dont l’exploitation par les uns diminue la quantité disponible pour les autres (rivalité) 7 . L’application de cette approche au secteur des forêts n’en est qu’à ses balbutiements 8 . On ne peut s’empêcher d’être sceptique quant à sa pertinence dans ce domaine. L’une des particularités de la forêt, par rapport à d’autres ressources, est en effet son caractère multifonctionnel. Dépositaire de culture, de symboles, d’émo-tions esthétiques ; réservoir de la diversité des espèces ; réserve foncière ; régula-trice de l’écologie ; productrice de bois (matériau, combustible), de gibier, de four-rage, de fruits et autres produits : la forêt est ressource et milieu, produit de base et abri. Comment hiérarchiser au niveau mondial l’utilité respective de ces fonc-tions ? Et comment définir le groupe des usagers ? Au simple niveau local, ces ques-tions soulèvent déjà des problèmes redoutables. Rien n’est donné, tout est à bâtir. Le périmètre de la forêt gérée en commun est à délimiter. Le groupe de ses usa-gers est à définir. Les intérêts sont divers, les droits se chevauchent et sont en com-pétition. Lorsqu’on parle de forêt communautair e, on a beaucoup de peine à expli -quer de quelle communauté il s’agit. Le village ? Combien de villages ? Les familles ? Combien de familles ? Et que fait-on des Églises, qui s’en mêlent en Amérique latine ? Du sous-préfet au Camer oun, de la municipalité au Brésil ? La gestion d’une forêt est d’abord la gestion de conflits sociaux, conflits d’intérêt, conflits de légitimité : au nom de quoi décider que tel usage de la forêt est meilleur que tel autr e ? Dans l’état actuel de la r echerche, les travaux sur les common pool resources ont comme limite de supposer résolues les questions les plus dif ficiles de la participation des populations 9 , et comme intérêt de contribuer à l’inventair e des conditions nécessaires à la réussite d’un projet de foresterie sociale. Ils rappellent que la mise en œuvre d’une politique durable de préser vation de la ressource forestière suppose que des modes d’organisation politique et sociale appr opriés, et particulièrement
5. Externalité ou effet externe : effet engendré par l’activité d’un agent qui a des retombées, positives ou négatives, sur d’autres agents sans échange volontaire. 6. Rappelons que la Déclaration de Rio a été approuvée par 178 États et que, sans être un traité obligatoire, elle fait autorité. 7. Par exemple E. Ostrom, R. Gardner, J.M. Walker, Rules, Games and Common-Pool Resources, Ann Harbour, University of Michigan Press, 1994. Voir aussi R.J. Oakerson, « Analyzing the commons : A framework », dans D.W. Bromley, Making the Commons Work : Theory, Practice, and Policy , San Francisco, Institute for Contemporary Studies Press, 1992, pp. 41-59 ; R.J. Oakerson et S. Tjip Walker, « Analyzing policy reform and reforming policy analysis : An institutionalist approach », dans Derick W. Brinkerhoff, Policy Studies and Developing Nations , vol. 5, Londres, JAI Press, 1997, pp. 21-51. Pour une appli-cation de ce modèle, voir Victoria M. Edwards et Nathalie A. Steins, « Developing an analytical framework for multiple-use commons », Journal of Theoretical Politics 10 (3), 1998, pp. 347-383. 8. Elinor Ostrom, « Self-governance and forest ressources », Center For International Forestry Research, Occasional Paper 20, février 1999. 9. On ne peut s’empêcher de sourir e lorsqu’on lit : « L’organisation autonome ( self-organization ) aura plus de chances d’intervenir lorsque [...] les utilisateurs ont une conception partagée du problème auquel ils sont confrontés, [...] lorsqu’ils se font mutuellement confiance », etc. (Ostrom, ibid. ) Fort bien ; mais, d’une part, cela n’est pas très neuf et, d’autre part, la question est justement de savoir comment susciter cette confiance et cette conception par tagée.
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des mécanismes de règlement des conflits, aient été mis en place. Truisme, dira-t-on. Truisme, en effet. Et pourtant, faute d’avoir mesuré toutes les implications de cet indispensable travail d’« ingénierie sociale », la plupart des interventions exté-rieures, projets de conservation ou de reboisement, se sont soldés par des échecs engloutissant les millions de dollars de l’aide internationale, et surtout l’effort et les espérances des populations directement intéressées. L’emboîtement des causes et des responsabilités Les causes immédiates de la déforestation sont connues : défrichages organisés pour se procurer des terres agricoles et du bois de feu, exploitation commerciale effrénée, brûlages incontrôlés. Les causes sous-jacentes sont nombreuses et directement liées au contexte économique et social. Quelque cent pays composant le Forum inter-gouvernemental sur les forêts 10 en ont récemment dressé la liste : « pauvreté ; titres fonciers peu sûrs ; reconnaissance insuffisante des droits des peuples indigènes et des communautés locales dans les législations nationales ; politiques intersectorielles mal adaptées ; sous-estimation des produits et services de la forêt ; manque de parti-cipation ; manque de bonne gouver nance ; absence d’un climat économique pr o-pice au soutien d’une gestion durable de la forêt ; commerce illicite ; manque de capacité ; manque d’un environnement incitatif sur le plan national et sur le plan international ; politiques nationales qui faussent le mar ché et encouragent la conversion des surfaces boisées pour d’autr es usages » 11 . Cette liste baroque est une illustration par faite du débat en cours dans la com -munauté internationale. Tout est dit, dans le désordre. Aucune hiérarchie n’est éta-blie. Suivant les acteurs, les lieux et les moments, tel ou tel facteur sera désigné comme cause principale. En 1985, lorsque les exper ts réunis pour le 9 e Congrès forestier mondial ont exprimé une inquiétude massive face à la défor estation sous les tropiques, un Plan d’action for estier tropical (PAFT) a été lancé conjointe-ment par le PNUD, le World Resources Institute, la Banque mondiale et la FAO. Il partait du postulat que les paysans pauvr es, qui défrichaient les forêts pour se pr o-curer de la terre agricole, du bois de feu et autres produits de première nécessité, étaient les principaux agents de destruction. La bonne stratégie était donc de favo-riser l’utilisation des ressources en bois pour la satisfaction des besoins locaux, de confier la responsabilité des forêts à l’industrie forestière qui saurait les valoriser en produisant et en commercialisant les bois tropicaux, ce qui contribuerait au bien-être général. Sur cette base furent lancés des Plans d’action forestiers nationaux (PAFN), avec des résultats catastrophiques à tous égards : destruction accélérée des forêts, mise à l’écart et déresponsabilisation des populations locales. En 1991, la Banque mondiale a adopté sa première Stratégie forestière (celle-là même dont elle montrera les faiblesses, moins d’une décennie plus tard). Sous la pression des ONG, elle a décidé de ne plus accorder de financement aux projets d’exploitation
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commerciale. Elle a centré l’essentiel de son aide sur des projets forestiers com-munautaires ou à petite échelle et sur l’encouragement de l’arboriculture, ce que l’on appelle la « foresterie sociale ». La stratégie est différente mais l’analyse sous-jacente est toujours la même : les petits agriculteurs et l’agriculture itinérante (essartage) sont les principaux responsables du déboisement. En 1998, des experts de la Banque mondiale reprendront le diagnostic qu’ils formulaient en 1985 : « Dans la forêt tropicale fermée, l’agriculture itinérante représente environ 70 % des déboisements en Afrique, 50 % en Asie et 35 % en Amérique tropicale » 12 . Inutile de préciser que les grandes compagnies forestières renchérissent sur cet aspect de la destruction, minimisant d’autant la responsabilité des exploitants industriels. Les défenseurs de l’environnement ont une tout autre analyse. Pour le WWF, Friends of the Earth, Greenpeace, l’intensification du commerce des bois tropi-caux pour répondre à l’accroissement de la demande mondiale pour le bois et le papier est la cause majeure de la dégradation des forêts tropicales. Les exploitants forestiers sont les plus grands c oupables 13 . Non pas que les écologistes nient le poids de l’agriculture itinérante, de la recherche du bois combustible, des politiques de transmigration (Indonésie) et de colonisation (Brésil) conduisant au déplacement massif de populations vers les ter res boisées. Ils admettent par exemple que, jusque dans les années quatr e-vingt, les trois quarts de la déforestation en Amazonie étaient dus à l’expansion des ter res de pâturage ( cattle ranching) . Mais ils soutien-nent que les statistiques sous-estiment les ef fets nocifs de l’industrie sur les forêts tropicales par rapport à ceux des populations r urales. Une très faible partie des bois tropicaux est mise sur le mar ché international : moins de 20 %, et cette part va en diminuant. Ainsi, en 1999, 14 % seulement de toute la production de bois de l’Amazonie brésilienne est allé à l’expor tation, 86 % a été utilisé pour le mar ché national 14 . Dans les pays en développement, le bois-
10. Instance constituée dans le cadr e des Nations unies, dont le mandat est d’examiner et de pr omouvoir la gestion, la conser-vation et le développement durable de tous les types de forêts. 11. Rapport du Forum international sur les forêts, 4 e session, 31 janvier-11 février 2000, ONU, Conseil économique et social, Commission du développement durable, E/CN/17/IFF/2000. 12. Michael M. Cernea (dir.), La dimension humaine dans les projets de développement. Les variables sociologiques et culturelles , Paris, Karthala, 1998, p. 328, traduction de Putting People First. Sociological Variables in Rural Development , Banque mondiale, 1985. Nous remercions Sylvie Haas de nous avoir signalé cet ouvrage. 13. Voir Nigel Dudley, Jean-Paul Jeanrenaud, Francis Sullivan, Bad Harvest ? The Timber Trade and the Degradation of the World’s Forests , Londres, Earthscan, 1996 ; The Rainforest Foundation et al. , Life after Logging : The Impacts of Commercial Timber Extraction in Tropical Rainforests , juin 1999 ; Greenpeace, Acheter la destruction. Rapport pour les consommateurs indus-triels de produits forestiers , Greenpeace International Publications, août 1999. 14. Ce qui ferait dire à un représentant de Friends of the Earth : « L’idée selon laquelle en changeant les modes de consom-mation en Europe on va changer les modes de production en Amazonie n’est pas nécessairement juste », doux euphémisme en forme de pierre dans le jardin du WWF, qui fonde une grande partie de sa stratégie sur la promotion des forêts certi-fiées écologiquement correctes auprès des consommateurs européens. Cité par Tropical Timbers , revue privée britannique au service des industriels des bois tr opicaux, bien informée mais nécessairement partiale, décembre 1999.
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énergie représente plus de 80 % de la production ligneuse totale (plus de 86 % dans les pays du Bassin du Congo). À première vue, ces données relativisent la respon-sabilité des compagnies commerciales dans le déboisement des tropiques. Illu-sion, rétorquent les écologistes, l’exploitation d’un massif forestier, même avec de faibles prélèvements, marque le début d’un processus conduisant à une dégra-dation progressive : des pistes sont percées dans des forêts jusque-là inaccessibles, favorisant la pénétration de nouveaux venus, paysans sans terre, mineurs, chasseurs, braconniers, coupeurs de bois clandestins, ouvrant ainsi la forêt à quantité d’usages destructeurs non insérés dans une politique de développement réfléchie. Autre argu-ment : un chantier de coupe draine une main-d’œuvre, des familles s’installent, des villages se créent, des infrastructures se construisent. Tout cela restera après que les plus beaux arbres auront été coupés, constituant autant de pressions sur les res-sources en bois et en gibier, autant de risques d’incendie. Inévitablement, on est ainsi renvoyé au vieux débat homme-nature, conservation-développement. Les exploitants for estiers ne manquent pas de fair e remarquer que lorsqu’un chantier de coupe r elativement modeste per met d’assurer des reve-nus à quelque 5 000 villageois, soit près de 8 000 personnes, que des pistes per -mettent à des populations enclavées d’appor ter leurs produits (manioc, fruits, etc.) sur des marchés éloignés, les retombées secondaires de l’exploitation industrielle ne sont pas nécessairement négatives pour les populations et le développement local 15 . Sur un point au moins, un consensus se fait. Associations d’exploitants, écolo -gistes, organisations internationales, se rejoignent pour estimer que l’abattage illégal, la production et le transport illicites des produits forestiers sont l’un des grands fléaux de la forêt tropicale. Dans certains pays, le niveau d’abattage frauduleux est tel que tous les circuits sont déstabilisés, et cela gêne le commer ce. En Indonésie, par exemple, l’industrie du bois est appr ovisionnée à 70 % par l’abattage illégal. En 1998, la récolte annuelle de bois avait atteint tr ois fois le volume légalement autorisé (78 millions de mètres cubes au lieu des 21 millions permis). L’Indonésie aurait produit deux fois plus que la Malaisie, le plus grand producteur mondial, trois fois plus que le Brésil 16 . Au Cambodge, un rapport de la Banque mondiale estime que 90 % du bois récolté a été abattu de façon illégale en 1998, dont une grande partie est acheminée de façon clandestine vers le Laos et vers le Vietnam – lequel a pris des mesures de contrôle sérieuses pour protéger ses propres forêts et se fournit au Cambodge pour alimenter son industrie du bois. D’après Greenpeace, près de 80 % du bois abattu en Amazonie brésilienne est d’origine illégale 17 . Dans plusieurs pays d’Afrique centrale, la gabegie politique généralisée fait que les com-pagnies les plus « respectables » en arrivent à s’approvisionner auprès de fournis-seurs plus ou moins en règle avec une législation que, de toute façon, personne ne connaît vraiment. Dans l’État du Sabah (Fédération de Malaisie), les autorités
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viennent de renforcer les mesures de contrôle contre les pilleurs qui abattent des arbres dans les forêts protégées ou volent des grumes dans les réserves de l’État. On pourrait multiplier les exemples de coupes illicites, de vols, de commerce clan-destin. Le bois est toujours une ressource précieuse. Il finance guerres et gué-rillas. Il assure une rente aux dirigeants politiques. Il permet de faire tenir des généraux tranquilles, d’entretenir une clientèle, de s’enrichir. Il procure aux petits filous les moyens de survivre, non sans violence car la concurrence est rude. Et lorsque son exploitation n’est plus rentable, ou rendue impossible parce que la res-source a disparu, il est remplacé par d’autres cultures d’exportation, dont celle des produits narcotiques, autrement plus lucrative.
Les politiques internationales Dans cet emboîtement de responsabilités, les acteurs internationaux ont aussi leur part. Ils interviennent en gros dans quatre directions. Technique, pour faire en sorte que les modes d’exploitation et les techniques de coupe soient moins destr ucteurs. Il faut savoir que 40 à 60 % en volume du bois d’œuvr e coupé est laissé sur place, abandonné en forêt : en raison du coût élevé du transpor t en forêt tropicale, seuls les grumes ayant une valeur commer ciale sont débardées ; par ailleurs, lorsque l’abat-tage est effectué sans précaution, ce qui est le cas le plus courant, un arbr e récolté écrase dans sa chute quantité d’autr es arbres qui pourriront à terre sans bénéfice pour quiconque, sinon les champignons et autr es parasites. Politique, pour ame -ner les dirigeants à adopter des politiques for estières plus soucieuses de l’intérêt général et moins dévouées aux intérêts par ticuliers, nationaux et étrangers. Insti -tutionnelle, pour jeter les bases de mécanismes d’éducation, de négociation, de r edis-tribution, et de solution des conflits. Économique, pour fair e jouer les instru-ments du marché dans un sens favorable au r espect de la ressource. Chaque catégorie d’acteurs inter vient selon sa nature, à des niveaux différents, selon des modalités propres. Tout cela se fait dans un certain désordre, avec beaucoup de compétition et peu de concer tation, malgré les multiples réunions organisées dans les plus beaux coins de la planète pour réfléchir au phénomène de la déforestation et proposer les moyens de l’enrayer.
15. Voir l’étude publiée conjointement par la FAO et l’Association technique internationale des bois tropicaux (ATIBT), Infra-structures routières dans les forêts tropicales. Voies de développement ou voies de destruction, ATIBT, 1999. 16. Financial Times, 17 décembre 1999 ; Tropical Timbers , janvier 2000. 17. Greenpeace, Le visage de la destruction. Rapport sur l’industrie du bois en Amazonie brésilienne , Greenpeace International Publi-cations, mai 1999.
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La gestion forestière durable : un concept incertain Depuis la Conférence de Rio, la notion de « gestion forestière durable » (GFD) 18 est une référence obligée. Mais comment définir la durabilité et par quels moyens l’assurer ? De multiples groupes, forums, « processus » 19 ont été mis en place pour tenter de définir et d’évaluer la GFD à travers des batteries de critères et d’indi-cateurs (C&I). L’enjeu n’est pas seulement technique. Une lutte d’influence se poursuit autour de la construction du discours dominant et des règles « légitimes » auxquelles devront se soumettre les industriels du bois. La lutte est d’autant plus âpre que le phénomène tend à échapper aux acteurs publics et aux forestiers : le WWF a adopté ses propres « critères et indicateurs » et monté un Conseil de sur-veillance des forêts (Forest Stewardship Council) qui délivre des certifications aux produits émanant de forêts gérées conformément à ces normes. Du coup, plusieurs États (comme la Malaisie ou le Ghana) en ont fait autant, chacun de son côté. L’ASEAN prépare ses propres C&I et sa définition régionale d’une gestion fores-tière durable. Les industriels du bois opérant en Afrique tr opicale se sont engagés dans la confection d’un Code de déontologie pr ofessionnelle en liaison avec l’Union internationale de conservation de la nature, et dans la préparation d’un système de certification panafricain. De façon plus générale, les milieux pr ofessionnels du bois se tournent vers l’Organisation internationale des bois tropicaux (OIBT), dont la vocation première est de promouvoir le commerce international des pro-duits forestiers tropicaux. Dans cette course aux critèr es et indicateurs, l’OIBT a remporté quelques succès. Ses critèr es permettent de penser que l’on peut exploi -ter une forêt tropicale sans la mettre en péril. Dans un débat public où l’idéologie de la conservation tend à s’imposer à l’opinion publique, les for estiers sont facile-ment accusés de servir les intérêts des industriels. La mise en pratique de la ges -tion forestière durable est l’un des rar es domaines dans lesquels peut encor e inter-venir une profession qui se sent dépossédée de son objet. Le métier de for estier n’est-il pas d’assurer une production soutenue de bois tout en veillant à mainte -nir l’ensemble des potentialités natur elles de l’écosystème ? Quels que soient les indicateurs r etenus, une gestion forestière durable implique de satisfaire un nombre considérable d’exigences. Dans des pays en développement où la cartographie est incomplète, les titres de propriété incertains, l’état de la forêt mal connu, elle suppose des capacités excédant largement les possibilités de l’État. Très peu de pays ont pu se doter de schémas directeurs nationaux d’aménage-ment durable des forêts, moins encore ont pu mettre en œuvre ces schémas directeurs 20 . Arguant du fait que la gestion forestière durable est quasi absente dans la plu-part des pays, un certain nombre d’auteurs en sont venus à la conclusion que les compagnies forestières n’auront jamais intérêt à changer leurs habitudes pour adopter des pratiques respectueuses de l’environnement. Faible rentabilité du bois
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en raison des coûts de transport, instabilité politique, insécurité juridique, mauvais fonctionnement des administrations locales : rien ne les incite à se lancer dans des plans d’aménagement durable impliquant des investissements coûteux et une stra-tégie de long terme. Par conséquent, il est vain de miser sur le concept de gestion durable pour préserver les forêts tropicales. La véritable solution est d’autoriser les exploitants à pratiquer une coupe sélective une seule fois puis de classer ensuite le massif forestier en zone protégée 21 . Le sujet alimente un débat sans issue entre ceux qui militent pour la fragmentation des forêts en zones dont chacune serait affec-tée à une fonction particulière, conservation ou production, et ceux qui croient en la possibilité de préserver les forêts tout en conservant leur multifonctionnalité. Le grand intérêt de la notion de gestion forestière durable n’est pas de donner l’occasion de remettre sans cesse à jour des batteries d’indicateurs mais d’avoir déclenché un débat permanent qui alarme les milieux du bois, privés et publics. Entreprises et États ont désormais le sentiment d’être soumis à une forme de contrôle social international continu ne per mettant plus de faire n’importe quoi.
Aide publique et conditionnalité politique Par le biais de l’aide inter nationale, les bailleurs de fonds prétendent peser sur les politiques faisant obstacle à un aménagement for estier durable. Pourtant, le volume des fonds dévolus aux forêts tr opicales est faible et va en diminuant. L’aide au sec-teur forestier reste le parent pauvre (3 % !) d’une aide publique internationale en déclin. Le choix des pr ojets soutenus est souvent aléatoir e, opéré sans étude préa -lable des conditions de faisabilité, décidé sans objectif bien précis. Il est assor ti la plupart du temps de calendriers ir réalistes, avec des exigences de résultats ne cor -respondant pas au temps long qui est celui des rappor ts d’une population avec sa forêt. L’aide répond surtout au souci de « faire quelque chose ». Puis, une fois le projet monté, quantité de personnes ont intérêt à sa poursuite, qu’il fonctionne ou non : le personnel des ONG du Nor d, à qui la mise en œuvr e est généralement confiée, la cohorte de chauffeurs, cuisiniers, petits ar tisans, employées de maison, gravitant autour du projet – avec qui les expatriés ont souvent noué des liens très
18. « La gestion forestière durable peut se définir comme étant la gestion de forêts permanentes en vue d’objectifs claire-ment définis concernant la production soutenue de biens et services désirés sans porter atteinte à leur valeur intrinsèque ni compromettre leur productivité future et sans susciter d’effets indésirables sur l’environnement physique et social », Conseil international des bois tropicaux, 1991. 19. Processus de Montréal pour les forêts tempérées et boréales non européennes, Processus d’Helsinki pour les forêts d’Europe, Processus de Tarapoto pour les forêts d’Amazonie. 20. Jean Bakouma, Gérard Buttoud, « Gestion durable des forêts en Afrique. Contraintes, coûts et conditions », OIBT, Actua-lités des forêts tropicales , 1999/3, pp. 4-5. 21. Richard Rice et al. , « Can sustainable management save tr opical forests ? », Scientific American , avril 1997, auxquels répon-dent, sans les contredire entièrement, David Pearce et al. , « A sustainable forest future », Center for Social and Economic Research on the Global Environment, UK ESRC, Working Paper, janvier 2000.
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