L’Homme sur les quais de Peck Raoul

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Extrait

L'homme sur les quais
de Raoul PeckF
FICHE FILM
fiche technique
France - Allemagne - Canada
1993 - 1h45
Réalisation :
Raoul Pecks
Scénario :
Raoul Peck
Adaptation :
André Grall et Raoul
Peck
Musique :
Amos Coulanges
D. DeJean Résumé Critique
Années soixante. Une petite ville de pro- Avec L’Homme sur les quais se pose à
vince dans l’Haïti des Duvalier,période nouveau la question de savoir commentInterprètes :
rouge sang. Des familles entières sont mettre en scène la dictature. En l’occurren-Jennifer Zubar
massacrées,I’arbitraire devient institution- ce Haïti et le régime de " Pap Doc ".
Toto Bissainthe nel. Les rues se vident, de jour comme de L’hypothèse de Raoul Peck est la seule qui
Jean-Michel Martial nuit. La cité est habitée de militaires ou de ait fait ses preuves : plutôt que de plaquer
policiers en civil. Seuls les fous semblentP. Rameau un constat sur de la pellicule, il s’agit pour
en mesure de leur faire écho... Les parents lui de confronter l’histoire à un point de
de Sarah, 8 ans, ont dû fuir le pays. Son vue, et maintenir en vie le fil de la mémoi-
père, officier discrédité, a confié Sarah et
re (laquelle a ses absences : au festival de
ses deux sœurs aux bons soins de leur
Cannes, on a vu le drapeau des Duvallier
grand-mère, personnage digne et éner-
flotter sur le " bunker " avant qu’il ne soit
gique. Pour un temps à l’abri de la ven-
retiré en catimini à la demande du réalisa-
geance de Janvier, un macoute violent et
teur ! ) . L ‘Homme sur les quais, c’est
impulsif, représentant du nouveau pouvoir,
donc une voix qui ne peut oublier cesSarah se crée un monde à elle, fait de fan-
années rouge sang, Sarah, une gamine detaisies, de mystères, de rituels.
huit ans que les parents, fuyant la répres-Trente ans plus tard, s’entremêlent les
sion des " Tontons Macoutes ", ont confiéeimages de ces années, cauchemars hantés
à sa grand-mère, Camille Desrouillère, unepar cet homme sur les quais qui mit un
bonne femme que rien n’intimide. L’origi-point final à son enfance écorchée
L E F R A N C E
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nalité de ce récit à la première person- jeu pervers du pouvoir, I’humiliation et laliste d’une radio locale soit arrêté par
ne, est d’être aussi peu linéaire que le les revanches sanglantes qui s’ensui- un " macoute ", uniquement parce qu'il
mouvement de la pensée d’un enfant, un vent, les rapports complexes entre bour- aura signalé à l’antenne qu’une grève a
récit fragmenté, lacunaire. Ces souve- reaux et victimes. éclaté dans tel ou tel coin.
nirs rendent au film sa subjectivité, sa Philippe Royer Tous les jours, il y a des gens qui dispa-
retenue aussi: Peck se montre plus à La Croix 15 mai 1993 raissent. A Port-au-Prince, j’entendais
l’aise à filmer l’innocence que la barba- chaque nuit des coups de feu, tirés pour
rie mais ne recule pas devant la gravité maintenir une atmosphère de peur.
du propos. De simples touches suffisent
Entretiens avec R. Peck
à traduire l’injustice, la barrière des Pensez-vous pouvoir un jour montrer
langues, le francais comme marque de L’Homme sur les quais dans une salle
domination. Par instants, le film échap- haïtienne ?Haïti : un pays aux abois
pe au strict point de vue de la petite fille Je vais même essayer de le faire avant
et privilégie le tête-à-tête entre Camille le 30 octobre, date de retour prévue duVous revenez d’Haïti. Dans quel état
et le chef des macoutes, Janvier, qui fait P. Aristide, et prendre ainsi Ie gouverne-votre pays est-il ?
régner la terreur. Raoul Peck a vu juste ment haïtien au mot, puisque l’accordCatastrophique ! Il n’y a plus d’essence.
en confiant ce rôle délicat à de Governer’s Island qu’il a signé, ins-Le réseau routier est totalement détruit,
Jean-Michel Martial : il prête au taure la liberté de la presse et, a fortiori,et la nourriture hors de prix. Dans le
monstre un visage presque gracieux, lui celle du cinéma.même temps, j’ai vu une classe politique
confère une vraie ambiguïté. On com- Recueilli par Philippe Royerarrogante, sûre d’elle-même, complète-
prend alors d’autant moins que le film La Croix - mai 93ment coupée de la réalité, et prête à
s’en débarrasse sans autre forme de saboter tous les efforts de restauration
procès, éviction finale qui ressemble fort du pouvoir civil, afin de conserver sa
à une exécution. Il n’en fallait pas plus part du gâteau. Le filmpour que L’Homme sur les quais y
perde sa dignité. Un cinéaste n'est pas Et du point de vue culturel ?
un justicier . Pourquoi le titre "L’Homme sur lesLes choses sont contradictoires. Par
V.V Quais” ?exemple, I’lnstitut français de
Cahiers du Cinéma n°471 C’est un titre que je porte en moi depuisPort-au-Prince a pu projeter sans problè-
quatre ans. Dans le premier scénario, ilme pendant une semaine mon documen-
Alors que le réalisateur se transporte y avait une place plus grande pour cetaire sur Lumumba, qui parle du Congo,
par la fiction trente ans en arrière, I’his- quai. Un quai chez nous en Haïti, c’estcertes, mais qui n’est pas non plus un
toire rappelle que Haïti, à la recherche tout simplement un bord de mer avecfilm innocent. Cette initiative a eu du
de sa mémoire, peut être condamné à la un bloc de ciment. Bon nombre d’actionsretentissement, de bons échos dans la
revivre dans le présent, quand les bour- se passaient sur le quai : c’est là oùpresse, et on m’a même dit que j’aurais
reaux et les survivants des massacres habite Gracieux le fou, c’est là où sedû inviter quelques ministres.... Ça a été
vont se retrouver face-à-face. Il y en a situe le viol... Ce quai devait être tou-une véritable bouffée d’air frais.
au moins un qui pourra observer la jours en arrière-plan de la maison. CesPeu de temps après, le même Institut a
situation de loin en toute quiétude : éléments ont disparu au montage, maisessayé d’organiser un festival de
"Bébé Doc", le fils de Duvalier, le dicta- j’ai quand même décidé de garder cemusique " racine " qui est une sorte de
teur sanglant, lui-même dictateur en titre. “L’Homme sur les quais”, c’estmusique populaire moderne, avec des
réduction, qui coule des jours tranquilles trois hommes se confondant dans la têteréminiscences vaudous : I’lnstitut a dû
dans sa somptueuse résidence françai- de Sarah : son père, Gracieux son par-brutalement tout annuler, après avoir
se. rain qui devient fou et Janvier, le tontonreçu des lettres de menaces.
Guy Gauthier macoute.C’est donc imprévisible. Le domaine cul-
Le mensuel du Cinéma n°9 turel, comme celui des médias, est
Trois faces de l’homme haïtien ?devenu une affaire d’initiatives indivi-
Il ne s’agit pas seulement d’une réalitéduelles : ou on décide de faire quelque
Avec L’Homme sur les quais, on haïtienne ; est concerné tout pays brus-chose, avec les risques que cela com-
retrouve ces thèmes, qui de toute évide- quement soumis à l’arbitraire et à la dic-porte, ou on décide de ne rien faire. En
nœ hantent les Haïtiens : la tyrannie, le tature. J’ai voulu montrer comment cetprovince, il est très fréquent qu’un journ-
L E F R A N C E
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arbitraire passe dans la vie de tous les nous les nègres qui prenons maintenant Le réalisateur
jours ; comment par des regards, des le pouvoir fut une aberration née de la
gestes anodins ou par des malentendus, propagande des Duvallier ; une manipu- Né en 1953 à Port-au Prince, Haïti. Long
cette mécanique se met en marche et lation de plus. séjour au Zaïre, aux USA et en France.
commence à étouffer les gens, briser les Vit entre Berlin, New-York et Paris.
familles, briser les couples, les Pourquoi avoir choisi le flash back Formation : Ingénieur économiste
enfances. C’est cet aspect des choses comme style d’écriture ? (Berlin, 1982), journaliste et photo-
qui m’a intéressé. Le macoutisme a tou- Je préfère ne pas parler de flash-back graphe (1980-82), diplômé de
ché tout le monde en Haïti. C’est pour mais plutôt d’expression de différents l’Académie du Film et de la Télévision
cela qu’aujourd’hui encore cet état per- niveaux temporels. Aujourd’hui le ciné- de Berlin (1988). Depuis 1992, Président
siste. Il ne suffit pas de chasser le dicta- ma est un art trop souvent superficiel d