A. V. Čajanov - article ; n°4 ; vol.5, pg 411-460

Basile Kerblay

Description

Cahiers du monde russe et soviétique - Année 1964 - Volume 5 - Numéro 4 - Pages 411-460
50 pages
Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.

Informations

• Publié par: CAHIERS_DU_MONDE_RUSSE_ET_SOVIETIQUE
• Publié le: 01 janvier 1964
• Nombre de lectures: 13
• Langue: Français
• Poids de l'ouvrage: 3 Mo

Extrait

Basile Kerblay
A. V. Čajanov
In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 5 N°4. Octobre-décembre 1964. pp. 411-460.
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Kerblay Basile. A. V. Čajanov. In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 5 N°4. Octobre-décembre 1964. pp. 411-460.
doi : 10.3406/cmr.1964.1596
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1964_num_5_4_1596ÉTUDES
A. V. CA JANOV
UN CARREFOUR DANS L'ÉVOLUTION
DE LA PENSÉE AGRAIRE EN RUSSIE
DE 1908 A 19301
Alexandre Vassil'evic Čajanov, un nom familier pour toute une
génération d'agronomes et d'économistes qui au lendemain de la
Réforme de Stolypin et jusqu'à la collectivisation ont eu la lourde
responsabilité d'orienter l'économie paysanne traditionnelle sur des
sentiers nouveaux et de former les cadres de cette agriculture moderne ;
un nom quasiment oublié aujourd'hui tant en U.R.S.S., qu'en Occi
dent2. Si nous avons cru utile de consacrer ces quelques pages à sa
mémoire c'est non seulement parce que l'œuvre de Čajanov — repré
sentée par une soixantaine d'ouvrages et de brochures, sans compter
de très nombreux articles de revues — constitue l'aboutissement
1. L'auteur tient à remercier ici le professeur Daniel Thorner qui est l'insp
irateur de cette étude et grâce à la collaboration duquel elle a pu être menée à
son terme. Le professeur Simon Kuznets et le Dr Schlomer ont eu l'amabilité
de mettre à notre disposition certains ouvrages de Čajanov tirés de leur bibli
othèque personnelle.
2. Parmi les auteurs soviétiques contemporains, S. M. Dubrovskij (in Voprosy
istorii sel'skogo hozjajstva, kresťjanstva i revoljiicionnogo dvi:enija v Rossii,
Moscou, 1961, p. 358) se borne à citer son nom en même temps que l'article
du Bolševik (n19 3"4, 1924) qui condamne les théories de Čajanov ; N. A. Vajnš-
tein (in Narodnoe bogatstvo i narodnô-hozjajstvennoe nakopleniepredrevoljucionnoj
Rossii, Moscou, i960, p. 469) et N. A. Svavickij (in Zemskie podvornye perepisi,
Moscou, 1961, réédition de l'ouvrage de 1926, p. 352) sont les rares à se référer
à des ouvrages de Čajanov. En Occident, C. von Dietze (in art. « Peasantry »,
Encyclopedia of Social Science, t. 12, p. 52), N. Georgescu-Roegen (in « Economie
Theory and Agrarian Economies », Oxford Economie Papers, vol. XII, pp. 1-40,
févr. i960), A. Gerschenkron (in Bread and Democracy in Germany, Berkeley,
1943, p. 192), Naum Jasny (in The Socialized Agriculture of the U.S.S.R., Stanf
ord, 1949, pp. 27, 242-246, 429), M. M. Postan (in « The Famulus, The Estate
Labourer in the Twelfth and Thirteenth Centuries », Supplément n° 2 de The
Economic History Review), L. Volin (in « The Russian Peasant from Emancip
ation to Kolkhoz », The Transformation of Society, Harvard, i960,
pp. 292-310), ont souligné la signification des travaux de Čajanov. 412 В. KERBLAY
théorique et pratique de plusieurs décennies de recherches et de
discussions sur les questions agraires en Russie à l'époque de la Révol
ution, mais encore, comme l'a montré Daniel Thorner, parce que les
problèmes soulevés il y a plus de trente ans par notre auteur gardent
aujourd'hui toute leur actualité dans les pays en voie de développe
ment où l'économie paysanne reste un secteur prédominant1. En
U.R.S.S. même, ainsi que nous le verrons en conclusion, la discussion
amorcée par lui n'est pas close. Ainsi la pensée de Čajanov est un carre
four où peuvent se rencontrer aussi bien les historiens et les slavisants
intéressés par l'évolution des doctrines agraires en Russie au début du
xxe siècle, que les économistes et les sociologues désireux de trouver
dans l'expérience russe, en même temps que les éléments d'une théorie
de l'économie paysanne, une réponse à des préoccupations plus
concrètes.
I. — L'homme
Les données dont on dispose sur la vie de Čajanov sont trop fra
gmentaires et incertaines pour tenter de reconstituer son curriculum
vitae. On sait qu'il est né en 1888 mais on ignore les circonstances et
l'année de sa mort2.
Cependant la masse des écrits que Čajanov nous a léguée est suff
isante pour nous permettre de retracer la genèse des grandes orienta
tions de sa pensée et, à travers elle, de pressentir la personnalité de
l'auteur. Un homme cultivé : il ne s'intéresse pas seulement aux
multiples aspects de l'économie, de la sociologie et de la politique
agraires, sa curiosité s'étend à l'art, à la littérature, à l'histoire. Il
composera sous divers pseudonymes3 des pièces de théâtre et trois
romans- fiction. Un esprit ouvert sur le monde qui l'entoure : ses écrits
nourris par de fréquents séjours à l'étranger4 révèlent une grande fami-
1. Daniel Thorner, « L'économie paysanne, concept pour l'histoire écono
mique ? », Annales, Paris, n° 3 (mai-juin 1964), pp. 417-432.
2. La Grande Encyclopédie soviétique (dernière édition) laisse la date de sa
mort en blanc en priant les lecteurs qui en auraient eu connaissance de lui commun
iquer des précisions à ce sujet. Le Dr Schlomer, qui a été le traducteur en
langue allemande de plusieurs ouvrages de Čajanov a bien voulu nous indiquer
que la dernière lettre reçue de l'auteur remonte à 1932 et était datée de Aima
Ata (Kazahstan).
3. H. Botanik, « Moskovskij Botanik X », Ivan A. Kremnev.
4. Ses premiers voyages, en 1908, le conduisent en Lombardie pour étudier
l'irrigation et en Belgique pour se familiariser avec l'organisation des coopérat
ives ; son dernier voyage à l'étranger aura lieu en 1928 à Berlin pour l'édition
allemande de son étude sur la taille des entreprises agricoles (Die optimalen
Betriebsgrôssen in der Landwirtschafi, Berlin, 1930). L'ouvrage de B. Seebohm
Rowntree, Land and Labour ; lessons from Belgium, MacMillan, London, 19 10,
хх + 633 Р-. montre l'importance des coopératives en Belgique (pp. 225-254)
à l'époque où Čajanov s'est intéressé à ce développement. A. V. ČAJANOV 413
liante avec la pensée occidentale. Ce sont là des traits qui sont communs
à une grande partie de l'intelligentsia de sa génération ce qui permet
de penser que son origine n'est pas paysanne. Toutefois à la différence
des aristocrates dilettantes ou des esthètes qui s'évadent des réalités
de la vie russe de l'époque, Čajanov met au contraire toute son intell
igence et sa générosité au service de la paysannerie. Ce n'est plus l'idéa
lisme romantique du mouvement « aller vers le peuple » mais un souci
d'analyse objective, d'efficacité immédiate qui guidera ses enquêtes
et son action.
Un esprit brillant et fécond ; quand il est nommé en 1913 profes
seur assistant à l'Institut agronomique de Petrovskoe Razumovskoe
(aujourd'hui Académie agricole Timirjazev) près de Moscou, il n'a que
vingt-cinq ans et il a déjà publié 13 études. Ses rapports avaient été
remarqués dans divers congrès agronomiques et coopératifs dès 1910.
En 1919 il sera désigné pour présider le séminaire d'économie rurale
de l'Académie Timirjazev qui deviendra ensuite l'Institut d'économie
rurale1. Il en gardera la direction jusqu'en 1930. Doué d'une intelligence
pénétrante, il passe avec une aisance peu commune des faits observés
à la théorie et de la théorie à la vérification sur le terrain.
II. — La place de l'école « organisationnelle »
DANS L'ÉVOLUTION DES DOCTRINES AGRAIRES EN RUSSIE
Pour alimenter ce dialogue entre la réalité et la recherche théorique,
l'évolution rapide et, à certains moments, dramatique de la Russie
de 1908 à 1930 va offrir à Čajanov un champ de réflexions et d'expé
riences exceptionnel. Les années qui précèdent la Première Guerre
mondiale, la période de la guerre et de la Révolution, les années de
la N.E.P., puis les débuts de la collectivisation constituent des jalons
commodes pour suivre la formation du courant de pensée auquel se
rattache Čajanov et notamment sa théorie de l'économie paysanne.
Alors que tout au long du xvine siècle et jusque vers 1880 environ,
l'agronome russe était exclusivement au service des